COMPLÈTES DE J. J. ROUSSEAU Nouvelle Edition AVEC LES NOTES HISTORIQUES ET CRITIQUES DE TOUS LES COMMENTATEURS. CONFESSIONS. TOME 11. A. A. PARIS. ARMAND-AUBRÉE, ÉDITEUR DES OEUVRES DE VOLTAIRE, WALTER SCOTT, ETC., RUE TARANNE, N. 14. M DCCC XXXIII. DX J. J. ROUSSEAU. SUITE DE LA SECONDE PARTIE. LIVRE HUITIÈME. (1749.) J'AI dû faire une pause à la fin du précédent livre. Avec celuici commence, dans sa première origine, la longue chaîne de mes malheurs. Ayant vécu dans deux des plus brillantes maisons de Paris, je n'avois pas laissé, malgré mon peu d'entregent, d'y faire quelques connoissances. J'avois fait, entre autres, chez madame Dupin, celle du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, et du baron de Thun, son gouverneur. J'avois fait chez M. de La Poplinière celle de M. Seguy, ami du baron de Thun, et connu dans le monde littéraire par sa belle édition de Rousseau. Le baron nous invita, M. Seguy et moi, d'aller passer un jour ou deux à Fontenai-sous-Bois, où le prince avoit une maison. Nous y fûmes. En passant devant Vincennes, je sentis à la vue du donjon un déchirement de cœur dont le baron remarqua l'effet sur mon visage. A souper le prince parla de la détention de Diderot. Le baron, pour me faire parler, accusa le prisonnier d'imprudence: j'en mis dans la manière impétueuse dont je le défendis. L'on pardonna cet excès de zèle à celui qu'inspire un ami malheureux, et l'on parla d'autres choses. Il y avoit là deux Allemands attachés au prince : l'un appelé M. Klupffell, homme de beaucoup CONFESSIONS. T. II. 4 d'esprit, étoit son chapelain, et devint ensuite son gouverneur, après avoir supplanté le baron; l'autre étoit un jeune homme appelé M. Grimm, qui lui servoit de lecteur en attendant qu'il trouvât quelque place, et dont l'équipage très mince annonçoit le pressant besoin de la trouver. Dès ce même soir, Klupffell et moi commençâmes une liaison qui bientôt devint amitié. Celle avec le sieur Grimm n'alla pas tout-à-fait si vite; il ne se mettoit guère en avant, bien éloigné de ce ton avantageux que la prospérité lui donna dans la suite. Le lendemain à diner on parla de musique : il en parla bien. Je fus transporté d'aise en apprenant qu'il accompagnoit du clavecin. Après le dîner on fit apporter de la musique. Nous musiquâmes tout le jour au clavecin du prince. Et ainsi commença cette amitié qui d'abord me fut si douce, enfin si funeste, et dont j'aurai tant à parler désormais. En revenant à Paris, j'y appris l'agréable nouvelle que Diderot étoit sorti du donjon, et qu'on lui avoit donné le château et le parc de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec permission de voir ses amis. Qu'il me fut dur de n'y pouvoir courir à l'instant même ! mais retenu deux ou trois jours chez madame Dupin par des soins indispensables, après trois ou quatre siècles d'impatience je volai dans les bras de mon ami. Moment inexprimable! Il n'étoit pas seul; d'Alembert et le trésorier de la SainteChapelle étoient avec lui. En entrant je ne vis que lui; je ne fis qu'un saut, un cri; je collai mon visage sur le sien, je le serrai étroitement sans lui parler autrement que par mes pleurs et mes sanglots; j'étouffois de tendresse et de joie. Son premier mouvement, sorti de mes bras, fut de se tourner vers l'ecclésiastique, et de lui dire Vous voyez, monsieur, comment m'aiment mes amis. Tout entier à mon émotion, je ne réfléchis pas alors à cette manière d'en tirer avantage; mais en y pensant quelquefois depuis ce temps-là, j'ai toujours jugé qu'à la place de Diderot ce n'eût pas été la première idée qui me seroit venue. Je le trouvai très affecté de sa prison. Le donjon lui avoit fait une impression terrible, et quoiqu'il fût agréablement au château, et maître de ses promenades dans un parc qui n'est |