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nations semblent avoir été au-devant des aggressions et de la servitude par leur admiration stupide et insensée pour les tyrans heureux. Les maux dont l'homme a le plus souffert, au physique comme au moral, restent encore impunis. A la vérité, le christianisme a bien mis sur nos lèvres la censure des ambitieux et des usurpateurs. Mais ces reproches ne sont guère autre chose encore que des sons et des lieux communs sans signification. Ils sont répétés par manière d'acquit. Quand nous les lisons ou que nous les entendons, nous sentons qu'ils manquent de force et de profondeur. Ce ne sont pas là des convictions intimes, sérieuses, brûlantes, faisant irruption de notre âme indignée avec un accent de réalité, devant lequel le coupable se courberait. Le vrai sentiment moral à l'égard des crimes des hommes publics est, pour ainsi dire, à créer. Nous croyons donc qu'un caractère, tel que celui de Bonaparte, n'a que très peu conscience de sa bassesse; et la société qui contribue tant à la production d'un semblable caractère est responsable de son existence et mérite en partie les malheurs qu'il occasionne.

Nous savons peu de chose des influences auxquelles Bonaparte fut soumis dans ses premières années. Il fut élevé dans une école militaire et nous craignons que ce ne soit pas là un établissement propre à imprimer au sens moral beaucoup de délicatesse et d'indépendance; car on y enseigne au jeune militaire, comme premier devoir, d'obéir à

son supérieur sans consulter sa conscience, d'arracher la vie à un homme sur l'ordre d'un autre, d'accomplir un pareil acte, qui plus que tout autre exige une conviction réfléchie, sans s'enquérir un instant de sa justice, et de se livrer comme un instrument passif entre des mains qui souvent, l'histoire tout entière l'atteste, exhalent une odeur de sang versé sans raison.

Son premier acte politique fut de s'associer aux Jacobins, la plus sanguinaire de toutes les factions qui désolèrent la France, et dont on qualifia pompeusement la domination de règne de la Terreur. Le service, qui lui valut son commandement en Italie, fut d'avoir dirigé ses canons contre le peuple; et cependant, dans cette circonstance, ce même peuple, dont l'action était si dangereuse quand il se conduisait en populace, ne faisait que défendre ses droits et résister par la force à une usurpation manifeste. Sa première campagne fut celle d'Italie, et nous avons encore le souvenir vivace de l'admiration presque outrée avec laquelle nous accueillions ses premiers triomphes; car alors nous étions assez simple pour voir en lui le défenseur élu de la liberté. L'originalité de sa tactique, nous ne la comprenions pas alors; le secret de ses succès, nous ne l'avions pas pénétré et la rapidité de ses victoires portait notre imagination à lui attribuer le pouvoir mystėrieux d'un héros de roman. Nous avouons ne pas pouvoir lire maintenant encore l'histoire de ses

guerres d'Italie sans sentir notre sang circuler plus rapidement dans nos veines. Ses conceptions promptes, ses ressources inépuisables, sa volonté énergique, sa décision qui ne souffrait pas de retard entre le dessein et l'exécution, la présence d'esprit qui, au milieu de revers soudains et sur la pente d'un désastre, lui faisait découvrir les moyens de salut et de succès, cette aptitude de commander, jointe au courage qui, bien que révoqué en doute plus tard, ne lui fit jamais défaut alors; tout cela nous force à lui accorder, ce qu'en vérité nous n'avons pas le désir de lui refuser, l'admiration qui est due à un génie supérieur.

Que les amis de la paix n'en soient pas blessés. Nous l'avons dit, et nous le répétons, nous ne voulons pas refouler notre admiration pour les capacités étonnantes que souvent la guerre fait surgir. De grandes facultés, même malgré leur mauvaise direction, attestent une glorieuse nature, et nous pouvons confesser leur puissance, tout en condamnant, de toute l'énergie de notre sentiment moral, les mauvaises passions qui les dépravent. Nous sommes prêt à accorder que la guerre, bien que nous l'abhorrions, développe souvent et place dans un jour plus favorable une vigueur d'intelligence et de résolution qui nous inspire une plus haute idée de l'âme humaine. Il n'y a peut-être pas de moment dans la vie, où l'intensité d'action de l'esprit est portée à un plus haut point, où la volonté déploie plus de force, et où des

stimulants qui semblent ne pouvoir être contenus, sont plus tempérés par la possession de soi-même, qu'à l'heure de la bataille. Et cependant la grandeur de l'homme de guerre est de médiocre valeur, si on la compare à la magnanimité de la vertu. Elle s'évanouit devant la grandeur des principes. Le martyr de l'humanité, de la liberté, de la religion, l'homme qui, sans se laisser ébranler, s'attache à la vérité méprisée et désertée, qui, seul, sans appui, tourné en ridicule, à qui la foule n'inspire aucun courage, qu'aucune variété d'objets ne peut arracher à ses pensées, dont aucune occasion d'effort ou de résistance ne réveille et n'entretient l'énergie, et qui cependant consent à supporter, avec calme, avec résolution, avec un invincible amour de l'humanité, des tourments prolongés et recherchés, qu'un seul mot de rétractation pourrait éloigner de lui, un tel homme est aussi supérieur à l'homme de guerre, que la tranquillité et l'infinité du ciel placé au-dessus de nos têtes le sont à l'abjection de la terre foulée par nos pieds.

Nous avons parlé des énergies de l'esprit mises en relief par la guerre. Si l'on veut bien nous permettre une courte digression, qui cependant se rapporte directement à notre sujet principal, les mérites de Napoléon, nous observerons que le talent militaire, même de l'ordre le plus élevé, est loin d'occuper la première place dans les dons de l'intelligence. C'est une des formes les moins nobles du génie, car elle

n'a pas rapport aux objets les plus élevés ni les plus féconds de la pensée. Nous convenons qu'un esprit, qui saisit d'un coup-d'œil, dans une vaste contrée, et qui comprend, comme par intuition, quelles sont les positions les plus favorables qu'elle fournit pour le succès d'une campagne, est un esprit large et vigoureux. Le général qui dispose ses forces de manière à contrecarrer des forces plus grandes, qui supplée par l'habileté, la science et l'invention, au défaut du nombre, qui pénètre les desseins de son ennemi, et qui imprime de l'unité, de l'énergie à une grande variété d'opérations et leur procure la réussite, au milieu d'éventualités et d'obstacles qu'aucune sagesse ne pourrait prévoir, fait preuve d'un puissant génie. Mais cependant la principale affaire d'un général, c'est d'appliquer la force physique, d'écarter des obstacles physiques, de se prévaloir de secours et d'avantages physiques, d'agir sur la matière, de triompher des rivières, des remparts, des montagnes et des forces musculaires de l'homme; or ce ne sont pas là les objets les plus élevés de l'esprit, et ils n'exigent pas une intelligence de l'ordre le plus élevé. Aussi rien n'est plus commun que de rencontrer des hommes, éminents dans cette branche, et manquant à la fois des plus nobles facultés de l'âme, inaccoutumés à la profondeur et à la liberté de pensée, dépourvus d'imagination et de goût, incapables de jouir des œuvres du génie, et privés de largeur et d'originalité dans leurs vues sur la nature humaine et la société.

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