NAPOLÉON OU L'HOMME DU MONDE. Parmi les personnages éminents du XIXe siècle, Bonaparte est de beaucoup le mieux connu et le plus puissant, et il doit sa prééminence à la fidélité avee laquelle il exprime le diapason de la pensée et de l'opinion, les tendances de la masse des hommes actifs et éclairés. D'après la théorie de Swedenborg, chaque organe est composé de particules homogènes, ou comme il s'énonce parfois, chaque tout est composé de parties similaires, c'est-à-dire, que les poumons comprennent une infinité de petits poumons, le foie, une infinité de petits foies, le rognon, une infinité de petits rognons, etc. D'après cette analogie, si l'on rencontre un homme emportant après soi le pouvoir et la sympathie d'un grand nombre, si Napoléon est la France, si Napoléon est l'Europe, c'est parce que les peuples qu'il domine sont formés de petits Napoléons. Dans notre société, il y a un antagonisme constant entre ceux qui ont fait leur fortune, et les jeunes gens et les pauvres qui ont leur fortune à faire, entre les intérêts du travail mort, c'est-à-dire, du travail manuel depuis longtemps tranquille dans la tombe, qui est maintenant entassé dans les capitaux monnayés, ou dans les terres et les bâtiments possédés par des capitalistes oisifs, et les intérêts du travail vivant, qui cherche à se mettre en possession des terres, des bâtiments et des capitaux monnayés. La première classe est timide, égoïste, avare, ennemie des innovations, et perdant continuellement de ses adhérents par la mort. La seconde classe est aussi égoïste, usurpatrice, audacieuse, comptant sur elle-même, surpassant toujours l'autre classeen nombre, et recrutant à chaque instant des adhérents par les naissances. Elle désire tenir toutes les avenues ouvertes à la concurrence de tous, et multiplier même ces avenues : c'est la classe des hommes d'affaires en Amérique, en Angleterre, en France et dans l'Europe entière, c'est la classe de l'industrie et de l'habileté. Napoléon est son représentant. L'instinct des hommes actifs, entreprenants, capables, partout dans la classe moyenne, a désigné Napoléon comme l'incarnation de la démocratie. Il a leurs vertus et leurs vices; par dessus tout il a leur esprit ou leur tendance. Cette tendance est matérielle, elle a pour objet la satisfaction des sens et elle emploie à cette fin les moyens les plus multipliés et les plus divers; elle est en commerce familier avec les forces mécaniques, elle est très-intelligente, largement et soigneusement instruite, fort habile, mais elle imprime un caractère de subordination à toutes les ressources intellectuelles et spirituelles en les convertissant en instruments de succès matériel. Étre riche, voilà le but. << Dieu, dit le Coran, a accordé à chaque peuple un prophète dans sa propre langue. » Paris, Londres, et New-York, l'esprit du commerce, de l'argent, et de la puissance matérielle, devaient aussi avoir leur prophète, et Bonaparte fut désigné et envoyé comme tel. Chacun des millions de lecteurs d'anecdotes, de mémoires, de notices biographiques sur Napoléon se complaît dans ces pages, parce qu'il y étudie sa propre histoire. Napoléon est parfaitement moderne, et au point culminant de sa fortune il a le véritable esprit des journaux. Il n'est pas un saint, ou, pour nous servir de son expression, il n'est pas un capриcin; il n'est pas non plus un héros, dans le sens élevé du mot. L'homme de la rue retrouve en lui les qualités et les aptitudes d'autres hommes de la rue. Il voit en luiun bourgeois de naissance, tout comme luimême, un bourgeois qui par sa véritable capacité intellectuelle est parvenu à une position si prédominante qu'il a pu satisfaire tous ces goûts, que le commun des hommes possède, mais qu'ils sont obligés de dissimuler et de se refuser: une bonne société, de bons livres; de fréquents voyages, la parure, des diners, des domestiques sans nombre, de l'importance personnelle, la réalisation de ses fantaisiės; se poser dans l'attitude d'un bienfaiteur de toutes les personnes de son entourage; la jouissance raffinée des tableaux, des statues, de la musique, des palais, des honneurs de convention, précisément ce qui est agréable au cœur de tout homme au xixe siècle, cet homme puissant posséda tout cela. Il est vrai qu'un homme doué, comme Napoléon, de l'aptitude à se mettre au niveau de l'esprit des masses environnantes, devient non pas simplement un représentant, mais réellement un monopoliseur, un dominateur des autres esprits. C'est ainsi que Mirabeau devint le plagiaire de toutes les bonnes pensées, de tous les bons mots qui furent exprimés en France. Dumont raconte qu'il était assis dans la tribune publique de l'Assemblée nationale et qu'il entendit Mirabeau prononcer un discours. Ce qui frappa Dumont, c'est que Mirabeau aurait pu y adapter une péroraison que lui, Dumont, écrivit immédiatement au crayon et montra à lord Elgin, assis à côté de lui. Lord Elgin l'approuva et Dumont, dans la soirée, la montra à Mirabeau. Mirabeau la lut, la jugea admirable et déclara qu'il voulait l'intercaler dans le discours qu'il devait faire le lendemain à l'Assemblée. « C'est impossible, dit Dumont, car malheureusement je l'ai montrée à lord |