Elgin. » - << Que vous l'ayez montrée à lord Elgin et à cinquante personnes en outre, je ne la prononcerai pas moins demain. » Et il la prononça le jour suivant de la session et produisit beaucoup d'effet. Car Mirabeau, avec sa personnalité écrasante, sentait bien que ces choses, inspirées par sa présence, lui appartenaient tout aussi bien que s'il les avait dites, et qu'en les adoptant il leur imprimait toute leur valeur. Le successeur de la popularité de Mirabeau fut bien plus absolu et bien plus centralisateur, et il le fut pour beaucoup plus qu'à cause de son ascendant en France. En effet, un homme de la trempe de Napoléon cesse, pour ainsi dire, d'avoir un langage privé et une opinion privée. Il a une si vaste réceptivité, et il est tellement placé, qu'il devient comme le bureau de toute l'intelligence, de tout le bon sens et de toute la puissance de l'époque et du pays. Il gagne des batailles, il fait le Code, il établit le système des poids et mesures, il aplanit les Alpes, il construit des routes. Les ingénieurs, les savants, les hommes d'État distingués rapportent tout à lui; toutes les bonnes têtes dans chaque genre en font autant. Il adopte les meilleures mesures, il y appose son empreinte et il l'appose non seulement sur elles, mais sur toutes les expressions heureuses et mémorables. Chaque phrase prononcée par Napoléon et chaque ligne de ses écrits mérite d'ètre lue, parce qu'elle est le sentiment de la France. Bonaparte fut l'idole du commun des hommes, parce qu'il eut à un degré éminent les qualités et les aptitudes du commun des hommes. Il y a une certaine satisfaction à descendre jusqu'au fond de la pensée des hommes adroits, car alors on se débarrasse de la dissimulation et de l'hypocrisie. Bonaparte, en commun avec cette grande classe qu'il représentait, travailla pour le pouvoir et la richesse; mais Bona parte spécialement travailla sans le moindre scrupule sur les moyens. Tous les sentiments qui embarrassent l'homme dans la poursuite de ces objets, illes met de côté. Les sentiments étaient faits pour les femmes et les enfants. Fontanes, en 1804, exprima l'opinion même de Napoléon, quand, en faveur du sénat, il lui adressa ces paroles : « Sire, le désir de la perfection est la plus fâcheuse infirmité qui ait jamais affligé l'esprit humain. » Les défenseurs de la liberté et du progrès sont des idéologues, c'était un terme de mépris qu'il avait souvent à la bouche; Necker est un idéologue; Lafayette est un idéologue. Il y a un proverbe italien, trop bien connu, qui déclare que si vous voulez réussir, vous ne devez pas être trop bon. C'est un avantage, dans certaines limites, de s'être soustrait à l'empire des sentiments de piété, de reconnaissance, de générosité; car alors, ce qui était une barrière infranchissable pour nous, et ce qui l'est encore pour les autres, devient une arme commode pour nos desseins: justement comme la rivière, qui était un obstacle formidable, et que l'hiver transforme en la plus unie des routes. Napoléon renonça une fois pour toutes aux sentiments et aux attachements et voulut ne s'aider que de ses mains et de sa tête. Avec lui il n'y a pas de miracle, ni de magie. C'est un homme qui travaille le cuivre, le fer, le bois, la terre, qui construit des routes, des édifices, qui bat monnaie, qui organise des troupes; c'est un maître-ouvrier très-vigoureux et très-habile. Il ne faiblit ni ne se relâche jamais, mais il opère avec la constance et la précision des agents naturels. Il n'a perdu ni ses sympathies, ni son sens natifs pour les choses. On se range devant un pareil homme, comme devant un fait naturel. Sans contredit il y a assez d'hommes qui sont plongés dans les choses, comme les fermiers, les forgerons, les marins, et les mécaniciens en général, et on sait combien de tels hommes paraissent réels et solides en présence d'érudits et de philologues; mais ordinairement ces hommes-là manquent de la faculté de coordination et ils ressemblent à des mains sans tète. Bonaparte, lui, ajouta à cette force minérale et animale la lucidité et l'esprit de généralisation, de sorte qu'on vit en lui la combinaison des forces naturelles et intellectuelles, comme si la mer et la terre s'étaient incarnées en lui et avaient commencé à se combiner entre elles. Aussi la terre et la mer semblent avoir été ses précurseurs. Il apparut spontanément et elles lui firent accueil. Ce calculateur habile savait ce qu'il voulait opérer avec ces éléments et quel en serait le produit. Il connaissait les propriétés de l'or et du fer, des roues et des voiles, des soldats et des diplomates, et il exigeait que chacun travaillât d'après sa nature. L'art de la guerre fut le jeu dans lequel il exerça son talent combinatoire. Ce talent consistait, selon lui, à avoir toujours plus de forces que l'ennemi sur le point où l'ennemi est attaqué, ou sur celui qu'il attaque; et toute son habileté se déploya dans des manœuvres et des évolutions sans fin, pour marcher toujours sur l'ennemi en coin et pour détruire ses forces en détail. Il est évident qu'une très-petite troupe, manœuvrant avec adresse et rapidité, de manière à pouvoir toujours amener deux hommes contre un au point où l'engagement a lieu, surmontera un corps de soldats beaucoup plus considérable. L'époque, son organisation personnelle et des circonstances favorables pour lui contribuèrent à développer ce démocrate modèle. Il eut les qualités de sa classe et rencontra les conditions nécessaires pour les mettre en action. Ce sens commun qui ne respecte pas moins un fait accompli quelconque, qu'il ne trouve les moyens de le réaliser; le plaisir dans l'emploi des ressorts, dans leur choix, leur simplification et leur combinaison; l'exactitude et la perfection de son œuvre, la prudence avec laquelle tout a été prévu, et la vigueur avec laquelle tout a été exécuté, tout cela fait de lui l'organe naturel et le chef de ce que je puis presque appeler dans un sens étendu, le parti moderne. La nature doit avoir de beaucoup la plus grande part dans tout succès, et il en fut ainsi pour le sien. Le besoin d'un tel homme existait et cet homme vit le jour; un homme de pierre et de fer, capable de se tenir à cheval pendant seize ou dix-sept heures, de marcher plusieurs jours de suite sans repos ni nourriture, excepté par accès et avec l'ardeur et l'élan d'un tigre en action; un homme qui n'est gèné par aucun scrupule; bref, pressant, égoïste, prudent, et d'une pénétration qui ne permettait pas qu'il fût pris au dépourvu ou égaré par les prétentions des autres, quelles qu'elles fussent, ou par quelque idée superstitieuse, ou par quelque fougue ou précipitation de sa part. << Ma main de fer, disait-il, n'était pas placée à l'extrémité de mon bras; elle était immédiatement attachée à ma tête. » Il respectait le pouvoir de la nature et de la fortune et lui attribuait sa supériorité, au lieu de s'évaluer, comme font les hommes inférieurs, d'après son opiniâtreté, et d'essayer de lutter avec la nature. Dans sa rhétorique favorite il fait allusion à son étoile; et il se plaisait, aussi bien que le peuple, à se qualifier d'enfant de la destinée. « On me reproche, disait-il, d'avoir commis de grands crimes : des hommes de ma trempe ne commettent pas de crimes. Rien n'a été plus simple que mon élévation : il est inutile de l'attribuer à l'intrigue ou au crime. |