commun, au lieu de la persistance à s'en tenir aux règles et aux coutumes. La leçon qu'il nous donne est celle que l'énergie donne toujours, c'est qu'il y a toujours place pour elle. A quelle foule de lâches hésitations la vie de cet homme n'est-elle pas une réponse! Lors de son apparition, c'était la persuasion de tous les hommes de guerre qu'il ne pouvait plus rien y avoir de nouveau dans leur art, comme c'est encore la persuasion des hommes de notre temps, que rien de nouveau ne peut être entrepris, ni en politique, ni en religion, ni dans la littérature, ni dans le commerce, ni dans l'agriculture, ni dans nos mœurs et nos coutumes sociales; et comme c'est à toutes les époques, la croyance de la société, que le monde est épuisé. Mais Bonaparte en savait plus que la société; et en outre il savait qu'il en savait plus. Je crois que tous les hommes savent mieux qu'ils ne font; ils savent bien que les institutions qu'on recommande avec tant de volubilité sont des jouets d'enfants et des babioles; mais ils n'osent pas avoir confiance dans leurs pressentiments. Bonaparte, lui, se fiait à son bon sens personnel, et ne s'inquiétait pas plus du sentiment d'autrui que d'une bagatelle. Le monde traita ses innovations justement comme il traite toute espèce de nouveautés, il fit des objections à l'infini, souleva toute espèce d'obstacles: mais lui renversait les objections avec une chiquenaude. « Ce qui crée la grande difficulté, remarque-t-il, dans le poste de général en chef sur terre, c'est la nécessité de nourrir tant d'hommes et d'animaux. S'il souffre que les commissaires de vivres lui fassent la loi, il ne bougera jamais et toutes ses expéditions échoueront. » Un exemple de son sens commun est ce qu'il dit du passage des Alpes en hiver, que tous les écrivains, se répétant les uns les autres, avaient dépeint comme impraticable: «L'hiver, dit Napoléon, n'est pas la saison la plus défavorable pour le passage des hautes montagnes. La neige alors est solide, le temps est plus stable, et il n'y a rien à craindre des avalanches, le véritable et le seul danger à redouter dans les Alpes. Sur ces grandes montagnes, il y a souvent au mois de Décembre de très-belles journées, d'un froid sec, joint à un calme extrême de l'air. » Lisez encore son exposition de la manière dont on gagne des batailles : << Dans toute bataille, il arrive un moment où les plus braves troupes, après avoir fait les plus grands efforts, se sentent portées à prendre la fuite. Cette panique provient d'un manque de confiance dans leur propre courage, et il suffit d'une légère occasion, d'un prétexte, pour leur rendre cette confiance. Le grand art, c'est de faire naître l'occasion, d'inventer le prétexte. A Arcole, je gagnai la bataille avec vingt-cinq cavaliers. Je saisis le moment de lassitude, je donnai à chacun de mes hommes une trompette, et je gagnai la journée avec cette poignée de soldats. Vous voyez bien que deux armées sont deux corps qui se rencontrent et cherchent à s'effrayer l'un l'autre; un moment de panique survient et ce moment. il faut le tourner à votre avantage. Quand un homme a assisté à un grand nombre d'actions, il discerne ce moment-là sans difficulté; c'est aussi facile que de supputer une addition. >>> Ce représentant du XIXe siècle joignait à ses dons naturels l'aptitude de méditer sur les matières spéculatives. Il se plaisait à se jeter au milieu des questions positives, littéraires, ou abstraites. Sa manière de voir était toujours originale et venait toujours à propos. Pendant l'expédition d'Egypte, il se plaisait, après le dîner, à s'entretenir avec trois ou quatre personnes pour soutenir une thèse, ou, comme beaucoup de gens font, pour la combattre. Il proposait un sujet, et la discussion roulait sur des questions de religion, sur les différentes formes de gouvernement, et sur l'art de la guerre. Un jour il demandait si les planètes étaient habitées? Un autre jour, quel était l'âge du monde? Puis il proposait d'examiner la probabilité de la destruction de notre globe, soit par l'eau, soit par le feu; dans un autre instant, ce qu'il y avait de vrai ou de faux dans les pressentiments, si l'on pouvait interpréter les songes. Il était très amateur de parler de religion. En 1806, il causait avec Fournier, évêque de Montpellier, de matières religieuses. Il y avait deux points sur lesquels ils ne pouvaient tomber d'accord, savoir, celui de l'enfer, et celui du salut hors de l'église. L'empereur raconta à Joséphine, qu'il avait disputé comme un diable sur ces deux points, sur lesquels l'évêque était resté inexorable. Aux philosophesi 1 concédait volontiers tout ce qui servait de preuve contre la religion, qu'elle était l'œuvre des hommes et des circonstances; mais il ne voulait pas entendre parler de matérialisme. Par une belle nuit, sur le pont d'un vaisseau, au milieu d'une discussion bruyante sur le matérialisme, Bonaparte montra les étoiles et dit : « Vous pouvez discourir aussi longtemps que vous voulez, Messieurs; mais qui a fait tout cela? >> Il se plaisait dans la conversation des hommes de science, particulièrement de Monge et Berthollet; mais il méprisait les hommes de lettres : « C'étaient des faiseurs de phrases. » Il aimait aussià parler de médecine, et notamment avec ceux qui la pratiquaient et qu'il estimait le plus, comme Corvisart à Paris et Antomarchi à Sainte-Hélène. «Croyezmoi, disait-il à ce dernier, il vaut mieux abandonner tous ces remèdes; la vie est une forteresse dont nous ne connaissons rien, ni vous ni moi. Pourquoi susciter des obstacles à sa manière de se défendre? Ses propres ressources sont supérieures à toutes les préparations de vos laboratoires. Corvisart m'a avoué avec bonhomie que toutes vos sales mixtures ne sont bonnes à rien. La médecine est une collection de prescriptions douteuses, dont les conséquences, prises collectivement, sont plus fatales qu'utiles au genre humain. L'eau, l'air et la propreté, voilà les principaux articles de ma pharmacopée. >>> Ses mémoires dictés au comte Montholon et au général Gourgaud, à Sainte-Hélène, ont une grande valeur, déduction faite de tout ce qui semble s'y ressentir de son manque de sincérité. Il possédait la franchise de ne pas dissimuler la conscience de sa valeur et de sa supériorité. J'admire sa manière simple et claire, aussi bonne que celle de César, de raconter ses batailles; sa bienveillance et son ton suffisamment respectueux, quand il parle du maréchal Wurmser et de ses autres adversaires; et son mérite comme écrivain de se mettre au niveau des divers sujets qu'il traite. La partie qui plaît le plus, c'est la campagne d'Egypte. Il avait des heures de réflexion et de sagesse. Dans ses moments de loisir, soit au camp, soit au palais, Napoléon apparaît comme un homme de génie, dirigeant sur des questions abstraites le désir naturel de la vérité et y manifestant cette impatience de paroles, qu'il avait coutume de montrer dans la guerre. Il pouvait se complaire dans tous les jeux de l'imagination, dans un roman, un bon mot, aussi bien que dans un stratagème militaire. Il s'amusait à effrayer Joséphine et ses dames, dans un appartement à demi éclairé, par des récits terribles, que sa voix et son talent dramatique savaient encore faire ressortir davantage. J'appelle Napoléon l'agent ou le procureur de la classe moyenne de la société moderne, de la foule qui remplit les marchés, les échoppes, les comptoirs, |