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Les fonctions d'un grand général ne different pas beaucoup de celles d'un grand mécanicien, dont l'occupation est d'imaginer de nouvelles combinaisons des forces physiques, de les adapter à de nouvelles circonstances, et d'écarter de nouveaux obstacles. Aussi de grands généraux, au dehors de leur camp, ne sont souvent pas de plus grands hommes que le mécanicien, arraché à son atelier. Dans la conversation ils sont souvent lourds. Ils ne peuvent comprendre des raisonnements abstrus et raffinés. Nous savons bien qu'il y a de magnifiques exceptions. Tel fut César, à la fois le plus grand homme de guerre et l'homme d'état le plus perspicace de son époque, tandis qu'en éloquence et en connaissance des belles lettres, il laissa presqué derrière lui tous ceux qui s'étaient consacrés exclusivement à ces matières. Mais de tels cas sont rares. Napoléon, le conquérant, le héros de Waterloo, possédait sans contredit de grands talents militaires; mais nous ne pensons pas que ses admirateurs les plus passionnés réclament pour lui une place au rang des esprits les plus éminents. Nous ne voulons pas même descendre, dans nos exemples, jusqu'à Nelson, cet homme, grand sur le pont d'un vaisseau, mais avili par des vices grossiers et qui n'eut jamais la prétention d'élargir son intelligence. Établir une comparaison sous le rapport du talent et du génie entre de tels hommes et Milton, Bacon et Shakspeare, c'est presque une insulte à ces noms illustres. Qui peut

penser à ces intelligences vraiment grandes, au rang qu'elles occupent dans le ciel comme sur la terre, à leur profonde intuition de l'âme humaine, à la nouveauté et à l'éclat de la combinaison de leurs pensées, à la vigueur avec laquelle elles maîtrisaient et soumettaient à leur but principal les matériaux infinis que la nature et la vie fournissent; qui peut penser aux formes de beauté et de grandeur transcendantes qu'elles ont créées ou qui plutôt n'étaient que les émanations de leurs propres esprits, au calme plein de sagesse qu'elles savaient allier à une imagination ardente, au pouvoir de leur voix qui fait que << malgré leur mort elles parlent encore » et réveillent l'intelligence, la sensibilité et le génie dans les deux hémisphères; qui peut penser à de pareils hommes, et ne pas sentir l'immense infériorité de l'homme de guerre le plus heureusement doué, dont les éléments de la pensée sont les forces physiques et les obstacles physiques, et dont l'occupation est de combiner des objets du degré le plus vil auquel un esprit vigoureux puisse être occupé?

Revenons à Napoléon. Ses victoires éclatantes en Italie répandirent son nom comme un éclair dans le monde civilisé. Malheureusement elles l'entraînèrent à commettre ces aggressions manifestes et sans motifs, à tolérer cet esprit d'injustice et d'arrogance, qui ont marqué sa course postérieure et qui ont gagné du terrain à mesure que son pouvoir s'accrut. Dans sa carrière triomphante il se trouva bientôt

en contact avec des états, dont quelques-uns, comme la Toscane et Venise, avaient reconnu la République française, tandis que d'autres, comme Parme et Modène, avaient observé une stricte neutralité. Les antiques coutumes du droit des gens, sous lesquelles de semblables états auraient trouvé un refuge, semblèrent n'avoir jamais traversé l'esprit du jeune vainqueur. Non content de violer la neutralité de tous ces états, il s'empara du port de Livourne et ruina le commerce autrefois florissant de la Toscane; et, après avoir levé un lourd tribut sur Parme et Modène, il força ces petites puissances à lui livrer, ce qui jusqu'alors avait été regardé comme sacré, même dans les dernières extrémités de la guerre, quelques uns de leurs chefs-d'œuvre de peinture, les ornements les plus précieux de leurs capitales. Parfois on parle du bien que Napoléon a fait à l'Italie. Mais nous avons entendu prononcer son nom avec autant d'indignation là-bas qu'ici. Un Italien ne peut lui pardonner d'avoir dérobé à cette contrée ses plus belles œuvres d'art, ses trésors de gloire les plus chers, qui en ont fait une terre de pélerinage pour les hommes de goût et de génie du monde civilisé tout entier et qui ont soutenu et consolé son orgueil au sein de la conquête et de l'humiliation. De ces abus de pouvoir, même à l'aurore de sa fortune, on aurait pu facilement conjecturer la part qu'il prendrait dans les jours d'orage qui se préparaient, lorsque le sceptre de la France et de l'Europe devait s'offrir en quelque

sorte à la première main vigoureuse, qui aurait assez d'audace pour s'en emparer.

Après l'Italie ce fut l'Égypte qui devint la scène sur laquelle Napoléon put se déployer; l'Égypte, province du Grand Seigneur, avec lequel la France était en paix profonde et qui, conformément à des rapports d'alliance européenne établis depuis longtemps, était son allié naturel. Il semblerait que cette expédition fut conçue par Bonaparte lui-même. Ses motifs ne sont pas clairement indiqués par son biographe. Nous ne doutons pas que son but principal n'ait été la célébrité. Il choisit donc un théâtre où tous les yeux pouvaient être fixés sur lui. Il avait vu d'ailleurs que le moment d'usurper le pouvoir n'était pas encore venu en France. Pour se servir de son langage « le fruit n'était pas encore mûr. » Il avait besoin d'un champ d'action qui attirât sur lui l'attention du monde et d'où il pût revenir au moment opportun pour la poursuite de ses projets dans son pays. En même temps il caressait indubitablement dans son esprit, déjà enivré par le succès, l'espoir désordonné de faire sur le monde oriental une impression, qui pût mettre sa destinée entre ses propres mains et lui procurer un trône plus enviable que tous ceux de l'Europe. Dans sa course à travers l'Orient, il montra la même absence de justice, le mème mépris de toutes les entraves à son pouvoir, que nous avons déjà signalés. Aucun moyen, du moment que le succès paraissait devoir s'en suivre,

n'était mauvais à ses yeux. Ce ne fut pas assez pour lui de se glorifier de ses triomphes au nom de la croix, ou de professer le mahométisme. Il prétendit encore à l'inspiration, à une mission divine, et voulut réunir le caractère de prophète à celui de héros. Ce fut là le commencement des grandes faiblesses et des grandes erreurs dans lesquelles il fut entraîné par cette confiance exagérée en soi-même, qui, sous l'influence de ses succès passés et d'une flatterie démesurée, grandissait déjà au point de devenir une espèce de démence. A son propre point de vue, il était appelé à être l'égal de Mahomet. Sa grandeur à ses propres yeux l'aveugla sur la folie d'en imposer avec ses prétentions surnaturelles aux Turcs, qui méprisaient encore plus qu'ils n'abhorraient un chrétien, et qui l'auraient vendu comme esclave aux chrétiens, plutôt que de reconnaître un renégat comme participant, à la gloire de Mahomet. Ce ne fut pas assez pour Bonaparte, dans cette expédition, d'insulter Dieu, et de faire preuve d'une impiété aussi folle que téméraire. Il osa même fouler aux pieds avec une égale audace les sentiments et les préceptes d'humanité. On connait généralement le massacre de Jaffa. Douze cents prisonniers et probablement davantage, qui s'étaient rendus à Napoléon, et à qui, selon toute apparence, on avait fait quartier, furent deux jours après dirigés sur la forteresse, séparés en petits pelotons, exposés à la fusillade, et lorsque les balles avaient été impuissantes, achevés à coups de baïon

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