les ateliers, les vaisseaux, du monde moderne enfin qui vise à être riche. C'était un agitateur, un destructeur de la prescription, un réformateur civil, un libéral, un radical, un inventeur d'expédients, un ouvreur de débouchés et de marchés, un destructeur du monopole et des abus. Aussi les riches et les aristocrates ne l'aimaient-ils pas. L'Angleterre, ce foyer du capital, Rome et l'Autriche, ces centres de la tradition et de la généalogie, lui étaient hostiles. La consternation des classes inintelligentes et conservatrices, la terreur des imbéciles vieillards et des vieilles femmes du conclave romain, qui dans leur désespoir s'accrochaient à tout, et se seraient cramponnés à un fer rouge, les vaines tentatives des hommes d'état pour l'amuser et le tromper, de l'empereur d'Autriche pour le gagner; d'autre part, les hommes actifs de partout, qui avaient les yeux fixés sur lui comme sur le colosse de la classe moyenne, tout cela rend son histoire glorieuse et imposante. Il avait les qualités de la masse de ses commettants; il avait aussi leurs défauts. Jesuis fâché que les plus brillantes peintures aient leur revers. Mais une propriété fatale que nous découvrons dans la poursuite de la richesse, c'est qu'elle est perfide, c'est qu'elle s'achète aux dépens des sentiments qu'elle brise ou qu'elle affaiblit. Et il est inévitable que nous rencontrions le même fait se reproduisant dans l'histoire de ce champion, qui s'était proposé pour seul but une brillante carrière, sans s'inquiéter des moyens, sans ressentir le moindre scrupule dans leur emploi. Bonaparte était spécialement dénué de sentiments généreux. Individualité placée au point le plus culminant, à l'époque la plus cultivée, au milieu de la population la plus civilisée du monde, il n'a pas le mérite de la sincérité et de l'honnêteté vulgaires. Il est injuste envers ses généraux; il rapporte tout à lui et accapare tout; il dépouille bassement Kellermann, Bernadotte du crédit que leur donnaient leurs grandes actions; il intrigue pour impliquer son fidèle Junot dans une banqueroute désespérée, avec le dessein de le chasser loin de Paris, parce que la familiarité de manières de cet homme dépare le faste arrogant de la cour du nouvel empereur. Il est menteur effronté. Les documents officiels, son Moniteur, tous ses bulletins sont proverbialement reconnus pour signifier ce qu'il veut qu'on croie; et ce qu'il y a de pire, c'est que, dans sa vieillesse prématurée, lorsqu'il résidait dans son île déserte, de sang froid il falsifia les faits, les dates, les caractères, imprimant à l'histoire un éclat théâtral. Comme tous les Français, il a une passion pour la mise en scène. Tout acte qui respire la générosité est gâté par un semblable calcul. Son étoile, son amour de la gloire, ses idées sur l'immortalité de l'âme, tout cela est français : « Je dois étonner et éblouir. Si j'accordais la liberté de la presse, ma puissance ne subsisterait pas trois jours. >> Faire beaucoup de bruit, c'est son but favori: « Une grande réputation, c'est un grand bruit; plus on en fait, plus il est entendu au loin. Les lois, les institutions, les monuments, les nations, tout tombe; mais le bruit continue, et il résonne à travers les âges. » Sa doctrine de l'immortalité n'est autre chose que la renommée. Sa théorie de l'influence n'est pas flatteuse: « Il y a deux leviers pour remuer les hommes, l'intérêt et la peur. L'amour est un sot entêtement, il ne repose que là-dessus. L'amitié n'est qu'un mot. Je n'aime personne. Je n'aime pas même mes frères : peut-être Joseph, un peu, par habitude, et parce qu'il est mon aîné; et Duroc, je l'aime aussi; mais pourquoi? parce que son caractère me plaît; il est dur et résolu, et je crois que le gaillard n'a jamais versé une larme. Pour ma part, je sais très-bien que je n'ai pas de véritables amis. Aussi longtemps que je continue à ètre ce que je suis, je puis avoir autant de prétendus amis que je veux. Laissonsla sensibilité aux femmes; mais les hommes doivent être fermes de cœur et d'intention, ou ils ne doivent pas du tout se mêler de faire la guerre et de gouverner. >>> Il était tout à fait sans scrupule. Il aurait volé, calomnié, assassiné, noyé, empoisonné, si son intérèt le lui avait dicté. Il n'avait pas de générosité; il n'avait que des haines vraiment vulgaires; il était excessivement personnel; il était perfide; il trichait aux cartes; c'était une prodigieuse commère; il ouvrait les lettres; son infâme police était un divertissement pour lui; il se frottait les mains de joie, quand il avait intercepté quelques preuves d'intelligence entre les hommes et les femmes qui l'environnaient, et il se vantait « de connaître tout; » il se mêlait de la coupe des vêtements de femmes; il allait écouter incognito les hurrahs et les éloges de la rue. Ses manières étaient grossières. Il traitait les femmes avec une familiarité de bas étage. Il avait l'habitude de leur tirer l'oreille, et de leur pincer les joues, quand il était de bonne humeur; et dans ses derniers jours, de tirer l'oreille et les moustaches ou les favoris des hommes, deles frapper, et de badiner grossièrement avec eux. Il ne paraît pas qu'il écoutât par le trou de la serrure, ou du moins qu'il fût attrapé à cela. Bref, quand vous avez pénétré dans tous les coins et recoins de sa puissance et de sa splendeur, vous vous apercevez que vous avez à faire, non pas à un homme honorable, à un gentleman enfin, mais à un charlatan et un coquin; et il mérite parfaitement l'épithète de Jupiter Scapin, ou d'une sorte de Jupiter qui décampe. En faisant la description des deux partis qui se partagent la société moderne, le parti démocratique et le parti conservateur, j'ai dit que Bonaparte représente le premier, ou le parti des hommes d'affaires et qu'il est l'adversaire du parti stationnaire ou conservateur. J'ai omis alors d'ajouter, ce qui est important à consigner, que ces deux partis ne diffèrent entre eux que comme les jeunes gens des vieillards. Le démocrate est un jeune conservateur; le conservateur est un vieux démocrate. L'aristocrate est le démocrate mûr, et il est allé produire de la graine; car les deux partis reposent sur cette seule base, la valeur souveraine de la propriété, que l'un cherche à acquérir, et l'autre à garder. On peut dire de Bonaparte qu'il représente toute l'histoire de ce premier parti, sa jeunesse et son âge mûr, et même, avec une justesse poétique, qu'il en renferme la destinée dans sa personne. La contre-révolution, le parti opposé, attend toujours pour son organe et son représentant un homme qui poursuive avec amour un but vraiment d'intérêt public et général. Nous avons assisté ici à une expérience, dans les conditions les plus favorables, de ce que peut l'entendement sans la conscience. Jamais chef ne fut si bien doué, ni si bien armé; jamais chef ne rencontra de pareils aides et associés. Et quel a été le résultat de ce vaste talent, de cette vaste puissance, de ces immenses armées, de ces villes brûlées, de ce trésor dissipé, de ces millions d'hommes sacrifiés, de cette Europé démoralisée ? Cela n'a abouti à rien. Tout a disparu, comme la fumée de ses canons, et n'a pas imprimé de trace. Il a laissé la France plus petite, plus pauvre, plus faible, qu'il ne l'avait trouvée; et toute la lutte pour la liberté a été à recommencer. La tentative, en principe, n'était qu'un suicide. La France le servit en lui sacrifiant vie, corps, fortune, aussi longtemps qu'elle put identifier ses intérêts avec ceux de cet homme; mais lorsqu'on vit qu'après la |