comme un diable sur ces deux points, sur lesquels l'évêque était resté inexorable. Aux philosophesi 1 concédait volontiers tout ce qui servait de preuve contre la religion, qu'elle était l'œuvre des hommes et des circonstances; mais il ne voulait pas entendre parler de matérialisme. Par une belle nuit, sur le pont d'un vaisseau, au milieu d'une discussion bruyante sur le matérialisme, Bonaparte montra les étoiles et dit « Vous pouvez discourir aussi longtemps que vous voulez, Messieurs; mais qui a fait tout cela?» Il se plaisait dans la conversation des hommes de science, particulièrement de Monge et Berthollet; mais il méprisait les hommes de lettres : « C'étaient des faiseurs de phrases. » Il aimait aussi à parler de médecine, et notamment avec ceux qui la pratiquaient et qu'il estimait le plus, comme Corvisart à Paris et Antomarchi à Sainte-Hélène. «Croyezmoi, disait-il à ce dernier, il vaut mieux abandonner tous ces remèdes ; la vie est une forteresse dont nous ne connaissons rien, ni vous ni moi. Pourquoi susciter des obstacles à sa manière de se défendre? Ses propres ressources sont supérieures à toutes les préparations de vos laboratoires. Corvisart m'a avoué avec bonhomie que toutes vos sales mixtures ne sont bonnes à rien. La médecine est une collection de prescriptions douteuses, dont les conséquences, prises collectivement, sont plus fatales qu'utiles au genre humain. L'eau, l'air et la propreté, voilà les principaux articles de ma pharmacopée. Ses mémoires dictés au comte Montholon et au général Gourgaud, à Sainte-Hélène, ont une grande valeur, déduction faite de tout ce qui semble s'y ressentir de son manque de sincérité. Il possédait la franchise de ne pas dissimuler la conscience de sa valeur et de sa supériorité. J'admire sa manière simple et claire, aussi bonne que celle de César, de raconter ses batailles; sa bienveillance et son ton suffisamment respectueux, quand il parle du maréchal Wurmser et de ses autres adversaires; et son mérite comme écrivain de se mettre au niveau des divers sujets qu'il traite. La partie qui plait le plus, c'est la campagne d'Egypte. Il avait des heures de réflexion et de sagesse. Dans ses moments de loisir, soit au camp, soit au palais, Napoléon apparaît comme un homme de génie, dirigeant sur des questions abstraites le désir naturel de la vérité et y manifestant cette impatience de paroles, qu'il avait coutume de montrer dans la guerre. Il pouvait se complaire dans tous les jeux de l'imagination, dans un roman, un bon mot, aussi bien que dans un stratagème militaire. Il s'amusait à effrayer Joséphine et ses dames, dans un appartement à demi éclairé, par des récits terribles, que sa voix et son talent dramatique savaient encore faire. ressortir davantage. J'appelle Napoléon l'agent ou le procureur de la classe moyenne de la société moderne, de la foule qui remplit les marchés, les échoppes, les comptoirs, les ateliers, les vaisseaux, du monde moderne enfin qui vise à être riche. C'était un agitateur, un destructeur de la prescription, un réformateur civil, un libéral, un radical, un inventeur d'expédients, un ouvreur de débouchés et de marchés, un destructeur du monopole et des abus. Aussi les riches et les aristocrates ne l'aimaient-ils pas. L'Angleterre, foyer du capital, Rome et l'Autriche, ces centres de la tradition et de la généalogie, lui étaient hostiles. La consternation des classes inintelligentes et conservatrices, la terreur des imbéciles vieillards et des vieilles femmes du conclave romain, qui dans leur désespoir s'accrochaient à tout, et se seraient cramponnés à un fer rouge, les vaines tentatives des hommes d'état pour l'amuser et le l'amuser et le tromper, de l'empereur d'Autriche pour le gagner; d'autre part, les hommes actifs de partout, qui avaient les yeux fixés sur lui comme sur le colosse de la classe moyenne, tout cela rend son histoire glorieuse et imposante. Il avait les qualités de la masse de ses commettants; il avait aussi leurs défauts. Je suis fâché que les plus brillantes peintures aient leur revers. Mais une propriété fatale que nous découvrons dans la poursuite de la richesse, c'est qu'elle est perfide, c'est qu'elle s'achète aux dépens des sentiments qu'elle brise ou qu'elle affaiblit. Et il est inévitable que nous rencontrions le mème fait se reproduisant dans l'histoire de ce champion, qui s'était proposé pour seul but une brillante carrière, sans s'inquiéter des moyens, sans ressentir le moindre scrupule dans leur emploi. Bonaparte était spécialement dénué de sentiments généreux. Individualité placée au point le plus culminant, à l'époque la plus cultivée, au milieu de la population la plus civilisée du monde, il n'a pas le mérite de la sincérité et de l'honnêteté vulgaires. Il est injuste envers ses généraux; il rapporte tout à lui et accapare tout; il dépouille bassement Kellermann, Bernadotte du crédit que leur donnaient leurs grandes actions; il intrigue pour impliquer son fidèle Junot dans une banqueroute désespérée, avec le dessein de le chasser loin de Paris, parce que la familiarité de manières de cet homme dépare le faste arrogant de la cour du nouvel empereur. Il est menteur effronté. Les documents officiels, son Moniteur, tous ses bulletins sont proverbialement reconnus pour signifier ce qu'il veut qu'on croie; et ce qu'il y a de pire, c'est que, dans sa vieillesse prématurée, lorsqu'il résidait dans son île déserte, de sang froid il falsifia les faits, les dates, les caractères, imprimant à l'histoire un éclat théâtral. Comme tous les Français, il a une passion pour la mise en scène. Tout acte qui respire la générosité est gâté par un semblable calcul. Son étoile, son amour de la gloire, ses idées sur l'immortalité de l'âme, tout cela est français « Je dois étonner et éblouir. Si j'accordais la liberté de la presse, ma puissance ne subsisterait pas trois jours.» Faire beaucoup de bruit, c'est son but favori: «Une grande réputation, c'est un grand bruit; plus on en fait, plus il est entendu au loin. Les lois, les institutions, les monuments, les nations, tout tombe; mais le bruit continue, et il résonne à travers les âges. » Sa doctrine de l'immortalité n'est autre chose que la renommée. Sa théorie de l'influence n'est pas flatteuse: « Il y a deux leviers pour remuer les hommes, l'intérêt et la peur. L'amour est un sot entêtement, il ne repose que là-dessus. L'amitié n'est qu'un mot. Je n'aime personne. Je n'aime pas même mes frères peut-être Joseph, un peu, par habitude, et parce qu'il est mon aîné; et Duroc, je l'aime aussi; mais pourquoi? parce que son caractère me plaît ; il est dur et résolu, et je crois que le gaillard n'a jamais versé une larme. Pour ma part, je sais très-bien que je n'ai pas de véritables amis. Aussi longtemps que je continue à être ce que je suis, je puis avoir autant de prétendus amis que je veux. Laissons la sensibilité aux femmes; mais les hommes doivent être fermes de cœur et d'intention, ou ils ne doivent pas du tout se mêler de faire la guerre et de gouverner. » Il était tout à fait sans scrupule. Il aurait volé, calomnié, assassiné, noyé, empoisonné, si son intérèt le lui avait dicté. Il n'avait pas de générosité; il n'avait que des haines vraiment vulgaires; il était excessivement personnel; il était perfide; il trichait aux cartes; c'était une prodigieuse commère; il ouvrait les lettres; son infàme police était un divertissement pour lui; il se frottait les mains de joie, |