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en contact avec des états, dont quelques-uns, comme la Toscane et Venise, avaient reconnu la République française, tandis que d'autres, comme Parme et Modène, avaient observé une stricte neutralité. Les antiques coutumes du droit des gens, sous lesquelles de semblables états auraient trouvé un refuge, semblèrent n'avoir jamais traversé l'esprit du jeune vainqueur. Non content de violer la neutralité de tous ces états, il s'empara du port de Livourne et ruina le commerce autrefois florissant de la Toscane; et, après avoir levé un lourd tribut sur Parme et Modène, il força ces petites puissances à lui livrer, ce qui jusqu'alors avait été regardé comme sacré, même dans les dernières extrémités de la guerre, quelques uns de leurs chefs-d'œuvre de peinture, les ornements les plus précieux de leurs capitales. Parfois on parle du bien que Napoléon a fait à l'Italie. Mais nous avons entendu prononcer son nom avec autant d'indignation là-bas qu'ici. Un Italien ne peut lui pardonner d'avoir dérobé à cette contrée ses plus belles œuvres d'art, ses trésors de gloire les plus chers, qui en ont fait une terre de pélerinage pour les hommes de goût et de génie du monde civilisé tout entier et qui ont soutenu et consolé son orgueil au sein de la conquête et de l'humiliation. De ces abus de pouvoir, mème à l'aurore de sa fortune, on aurait pu facilement conjecturer la part qu'il prendrait dans les jours d'orage qui se préparaient, lorsque le sceptre de la France et de l'Europe devait s'offrir en quelque sorte à la première main vigoureuse, qui aurait assez d'audace pour s'en emparer.

Après l'Italie ce fut l'Égypte qui devint la scène sur laquelle Napoléon put se déployer; l'Égypte, province du Grand Seigneur, avec lequel la France était en paix profonde et qui, conformément à des rapports d'alliance européenne établis depuis longtemps, était son allié naturel. Il semblerait que cette expédition fut conçue par Bonaparte lui-même. Ses motifs ne sont pas clairement indiqués par son biographe. Nous ne doutons pas que son but principal n'ait été la célébrité. Il choisit donc un théâtre où tous les yeux pouvaient être fixés sur lui. Il avait vu d'ailleurs que le moment d'usurper le pouvoir n'était pas encore venu en France. Pour se servir de son langage : « le fruit n'était pas encore mûr. » Il avait besoin d'un champ d'action qui attirat sur lui l'attention du monde et d'où il pût revenir au moment opportun pour la poursuite de ses projets dans son pays. En même temps il caressait indubitablement dans son esprit, déjà enivré par le succès, l'espoir désordonné de faire sur le monde oriental une impression, qui pût mettre sa destinée entre ses propres mains et lui procurer un trône plus enviable que tous ceux de l'Europe. Dans sa course à travers l'Orient, il montra la même absence de justice, le méme mépris de toutes les entraves à son pouvoir, que nous avons déjà signalés. Aucun moyen, du moment que le succès paraissait devoir s'en suivre,

n'était mauvais à ses yeux. Ce ne fut pas assez pour lui de se glorifier de ses triomphes au nom de la croix, ou de professer le mahométisme. Il prétendit encore à l'inspiration, à une mission divine, et voulut réunir le caractère de prophète à celui de héros. Ce fut là le commencement des grandes faiblesses et des grandes erreurs dans lesquelles il fut entraîné par cette confiance exagérée en soi-même, qui, sous l'influence de ses succès passés et d'une flatterie démesurée, grandissait déjà au point de devenir une espèce de démence. A son propre point de vue, il était appelé à être l'égal de Mahomet. Sa grandeur à ses propres yeux l'aveugla sur la folie d'en imposer avec ses prétentions surnaturelles aux Turcs, qui méprisaient encore plus qu'ils n'abhorraient un chrétien, et qui l'auraient vendu comme esclave aux chrétiens, plutôt que de reconnaître un renégat comme participant à la gloire de Mahomet. Ce ne fut pas assez pour Bonaparte, dans cette expédition, d'insulter Dieu, et de faire preuve d'une impiété aussi folle que téméraire. Il osa même fouler aux pieds avec une égale audace les sentiments et les préceptes d'humanité. On connaît généralement le massacre de Jaffa. Douze cents prisonniers et probablement davantage, qui s'étaient rendus à Napoléon, et à qui, selon toute apparence, on avait fait quartier, furent deux jours après dirigés sur la forteresse, séparés en petits pelotons, exposés à la fusillade, et lorsque les balles avaient été impuissantes, achevés à coups de baïon

nette. C'était là une cruauté, que ne peuvent justifier niles lois ni les usages de la guerre, quelque barbares qu'ils soient. C'était là l'action d'un bandit et d'un sauvage; et elle doit être réprouvée par tous les honnètes gens qui savent apprécier et qui veulent qu'on respecte les adoucissements inspirés par le christianisme dans la conduite des hostilités de nation à nation.

Le grand événement qui prit place ensuite dans l'histoire de Bonaparte, fut l'usurpation du pouvoir suprême de l'état, et l'établissement du despotisme militaire en France. Nous n'avons pas le désir de nous étendre sur les particularités de cet acte criminel, et nous n'avons pas le moindre souci de nous assurer, si, dans cette occasion, notre héros perdit le courage et la possession de soi-même, comme on prétend que cela est arrivé. Nous nous inquiétons davantage d'exprimer notre conviction de l'infamie de cet outrage à la liberté et à la justice. Pour justifier ce crime, on ne peut alléguer qu'un motif. Napoléon, dit-on, saisit les rènes, parce que s'il les avait laissé échapper, elles seraient tombées dans d'autres mains. Il réduisit la France à l'esclavage, dans un moment où, si lui-même l'avait épargnée, elle aurait trouvé un autre tyran. En admettant la vérité de cette excuse, n'est-ce pas le même raisonnement que celui du voleur de grand chemin, qui dépouille et assassine le voyageur, parce qu'une autre main était sur le point de s'emparer du même

butin, ou parce qu'un autre poignard était prêt à commettre le même acte sanguinaire? Nous savons bien que l'indignation, avec laquelle nous envisageons le crime de Napoléon, trouvera de l'écho dans peu de poitrines; car pour la multitude un trône est une tentation à laquelle il n'y a pas de vertu capable de résister. Mais la vérité morale est immuable, au milieu de tous les raisonnements humains basés sur le sophisme, le ridicule et l'abjection, et le temps viendra où il se rencontrera une voix éloquente pour la proclamer. De tous les crimes contre la société, l'usurpation est le plus atroce. Celui qui lève une main parricide contre les droits et la liberté de son pays, qui pose le pied sur le cou de trente millions de ses concitoyens, qui concentre dans sa seule main les pouvoirs d'un puissant empire, et qui emploie les forces de cet empire, en consume les trésors, et en verse le sang comme de l'eau, pour rendre les autres nations esclaves et faire du monde sa proie, cet homme, puisqu'il réunit tous les crimes dans sa carrière sanglante, devrait être mis au ban de la race humaine, pour lui inspirer une horreur sans mélange et sans mesure, et devrait porter sur son front coupable une marque aussi infamante que celle du premier assassin venu. Nous ne pouvons penser de sang-froid à celui qui charge de chaînes tout un peuple et soumet des millions d'hommes à sa seule volonté, ni à des contrées entières placées à l'ombre de la tyrannie d'un être aussi frèle

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