craignions, en nous répétant, d'affaiblir la conviction que nous désirons communiquer avant tout, nous nous appesantirions sur l'énormité du crime impliqué dans le projet d'empire universel. Napoléon connaissait parfaitement le prix qu'il fallait payer pour l'élévation qu'il convoitait. Il savait que le chemin pour y arriver devait passer au-dessus des cadavres de millions d'hommes blessés et tués, audessus d'amas putréfiés de ses semblables, au travers de champs ravagés, de ruines fumantes, de villes dévastées. Il savait que ses pas seraient accompagnés des gémissements de mères rendues veuves et d'orphelins mourant de faim, d'amis privés de leurs amis ou d'amants livrés au désespoir; et que, indépendamment de cette accumulation de malheurs, il produirait un nombre non moins égal de crimes, en multipliant indéfiniment les instruments et les complices de ses fraudes et de ses rapines. Il connaissait donc le prix de son ambition et il se décida cependant à le payer. Mais nous ne voulons pas insister sur un point, dont peu, très-peu de personnes ont jusqu'à présent l'intelligence ou le sentiment. Aussi pour le moment laissons le côté moral de l'entreprise et examinons la à un autre point de vue, qui est d'une grande importance pour pouvoir apprécier à leur juste valeur ses titres à l'admiration. Nous allons nous enquérir de la nature et de l'opportunité des mesures et de la politique qu'il adopta, pour venir à bout de subjuguer l'Europe et le monde. Nous savons bien que cette discussion peut nous attirer le reproche d'excessive présomption. On dira peut-être que des personnes, qui n'ont jamais eu accès dans les secrets des cabinets, et qui n'ont jamais pris part aux affaires publiques, ne sont pas les meilleurs juges de la politique d'un homme tel que Napoléon. Nous n'avons pas la prétention d'en disconvenir. Nous reconnaissons les désavantages de notre position, et nous n'entreprendrons pas de polémique avec nos lecteurs pour scruter la solidité de nos opinions. Mais nous dirons que, malgré notre éloignement, nous n'avons pas été observateur indifférent des grands événements de notre époque, et que, tout en ayant conscience d'ètre exposé à de nombreuses erreurs, nous avons la conviction profonde de la pureté intime de nos vues. Nous énoncerons donc sans réserve notre pensée : oui, la politique de Napoléon manqua de sagacité, et lui-même prouva, comme nous l'avons déjà suggéré plus haut, qu'il était incapable de comprendre le caractère et de répondre aux exigences de son époque. Son système consistait dans la répétition des vieux moyens, mis en œuvre lorsque la situation du monde était toute neuve. Le glaive et la police, qui lui avaient suffi pour réduire la France en esclavage, n'étaient pas les seules influences nécessaires pour la réalisation de ses desseins vis-à-vis de la race humaine. Il fallait découvrir ou inventer d'autres ressources; et le génie indispensable pour leur donner naissance, ne fut pas, pensons-nous, le lot de Napoléon. Les circonstances, dans lesquelles Napoléon aspira à la domination universelle, différaient sous plus d'un rapport de celles où les précédents conquérants s'étaient trouvés placés. Il avait été aisé pour Rome, après avoir subjugué les royaumes, de les réduire en provinces et de les gouverner par la force; car à cette époque les nations n'étaient rattachées entre elles par aucun lien. Elles avaient peu de communication les unes avec les autres. Des différences d'origines, de religion, de coutumes, de langage, d'organisation de la vie militaire, différences aggravées encore par des guerres longues et féroces, et par l'absence générale de civilisation, empêchaient une action commune, et s'opposaient, pour ainsi dire, à ce qu'elles prissentintérêt au sort les unes des autres. L'Europe moderne, au contraire, formait un ensemble d'états civilisés, étroitement unis par le commerce, par les lettres, par une croyance commune, par des échanges de pensées et de perfectionnements, et par une politique, qui depuis des siècles s'était proposé, pour but principal, l'établissement d'un équilibre des puissances, propre à garantir l'indépendance respective des nations. Sous toutes ces influences l'esprit humain avait fait de grands progrès ; et en réalité la Révolution française n'avait été que le résultat d'un réveil et d'un développement sans précédents des facultés humaines, et d'un accroissement de force et d'intelligence, chez une classe de citoyens bien plus considérable que l'on n'avait jamais vu y participer à aucune période antérieure. Le véritable pouvoir que maniait Napoléon pouvait être attribué à un enthousiasme généreux dans son principe, et manifestant une tendance du monde civilisé vers de meilleures institutions. Il est évident que les plans surannés de conquète et les maximes d'époques relativement barbares, ne convenaient pas à un pareil état de société. Un ambitieux aurait dù se frayer son chemin, en s'appuyant sur les nouvelles impulsions, sur les nouveaux mobiles du monde. L'existence d'une vaste puissance maritime comme l'Angleterre, qui, par sa domination sur l'océan et son immense commerce, se mettait en rapport avec chaque espèce de société, et qui en même temps jouissait de l'avantage digne d'envie de posséder les institutions les plus libres de l'Europe, était par elle-même un motif suffisant pour modifier la politique, au moyen de laquelle un État pouvait espérer alors de se placer à la tête des nations. Hé bien! ce caractère, cette influence particulière de l'Angleterre, Bonaparte ne sembla jamais capable de la comprendre; et les mesures violentes, par lesquelles il essaya de briser les antiques rapports de ce pays avec le continent, leur donnèrent une force nouvelle, en ajoutant aux liens de l'intérêt ceux de la sympathie, d'une souffrance et d'un danger communs. La force et la corruption, tels furent les grands ressorts de Napoléon, et il les mit en œuvre sans déguisement et sans réserve, ne s'inquiétant pas de savoir combien il outrageait et combien il armait contre lui-même les sentiments de moralité et de nationalité de l'Europe. Sa grande confiance, il la plaçait dans l'esprit militaire et dans l'énergie de la France. Faire de la France une nation de soldats, ce fut le premier et le principal but de sa politique; et en cela il réussit. A la vérité la révolution n'avait pas peu contribué à préparer ce résultat pour le mettre entre ses mains. Pour le compléter, il introduisit un système national d'éducation ayant pour fin de dresser la jeunesse française tout entière à la vie militaire, de familiariser l'esprit avec cette destination dès l'âge le plus tendre, et d'associer l'idée de gloire presque exclusivement à la carrière des armes. La conscription donna pleine satisfaction à ce système; car tous les jeunes gens de l'empire ayant raison d'aller au devant de cette espèce de sommation d'entrer dans l'armée, le premier objet de l'éducation fut naturellement de les rendre aptes à figurer sur les champs de bataille. Les honneurs publics accordés au talent militaire, et une impartialité rigoureuse à conférer des promotions au mérite, de telle sorte que la naissance, quelque obscure qu'elle pût ètre, ne fût jamais une barrière à ce que l'on regardait comme les dignités les plus élevées en Europe, enflammèrent l'ambition du peuple entier et l'entraînèrent exclusivement vers les camps. Il est vrai que la conscription en décimant d'une manière si terrible les rangs |