Images de page
PDF
ePub

Dans son anxiété d'appartenir à la caste des rois, il exigea scrupuleusement qu'on observât l'étiquette en usage pour s'approcher d'eux. Non content de cette assimilation aux anciens souverains, avec lesquels il n'avait aucun intérêt commun, et dont il ne pouvait se tenir trop éloigné, il chercha à s'allier par le mariage aux familles royales de l'Europe, et à se greffer lui et sa postérité sur un vieux tronc impérial. Ce fut là le véritable moyen de faire rentrer l'opinion dans son ancien lit; de ramener l'Europe à ses anciens préjugés; de faciliter la restauration de l'ancien ordre de choses; de faire prôner la légitimité; de refouler tout espoir de le voir opérer un changement avantageux parmi les nations. Il peut sembler étrange que son égoïsme ne le préservât pas de l'imitation de l'antique esprit de monarchie. Mais son égoïsme, bien qu'extrême, n'avait pas d'élévation, et n'était pas secondé par un génie riche et inventif, sauf dans la guerre.

Nous avons ainsi suivi Napoléon jusqu'au pinacle de sa puissance, et nous avons donné nos vues sur la politique au moyen de laquelle il espéra la perpétuer et la rendre illimitée. Sa chûte est maintenant facile à expliquer. Elle eut son origine dans cet esprit de confiance en lui-même et d'exagération de sa personnalité, dont nous avons rencontré tant de preuves. Elle commença en Espagne. Ce pays n'était en réalité qu'une province. Napoléon éprouva le besoin de la réduire nominativement à cette con

dition, de placer à sa tète un Bonaparte, de manifester à son égard son pouvoir d'une manière frappante. Dans ce but il lui déroba sa famille royale, il souleva l'esprit indomptable de ses habitants, et après avoir répandu dans ses plaines et dans ses montagnes le sang le plus pur de la France, il le perdit pour jamais. Bientôt après survint son expédition contre la Russie, cette expédition au sujet de laquelle ses plus sages conseillers lui firent des remontrances, mais qui devait exercer tout son prestige sur un homme qui se regardait comme une exception dans sa race, et qui se croyait capable de triompher des lois de la nature. Sa confiance en lui-même et son impatience de toute opposition furent si insensées, que par ses outrages il jeta la Suède, cette vieille alliée de la France, dans les bras de la Russie, précisément au moment où lui-même allait se lancer au cœur de ce puissant empire. Nous n'avons pas le désir de nous étendre sur sa campagne de Russie. Parmi toutes les tristes pages de l'histoire, il n'y en a pas de plus lamentable, que celle qui retrace la retraite de l'armée française de Moscou. Nous nous rappelons que, lorsque le bruit du désastre de Napoléon en Russie parvint dans notre pays, nous fûmes d'abord au nombre de ceux qui, ne pensant qu'aux résultats, tressaillirent de joie à cette nouvelle. Mais après que des récits ultérieurs et plus détaillés eurent représenté sous nos yeux le spectacle de cette incomparable armée française désorganisée, réduite à la

famine, massacrée, cherchant un abri sous des monceaux de neige, et périssant par l'intensité du froid, la réflexion nous causa presque un remords de notre joie et nous expiâmes par une douleur sincère notre insensibilité pour les souffrances de nos semblables. Nous comprenons qu'on ait pu donner de nombreux et intéressants détails sur Napoléon, tel qu'il se montra lors de cette désastreuse campagne, dans les Mémoires du comte de Ségur, ce livre dont nous nous sommes souvenus à l'occasion des douleurs et des misères qu'il raconte. Nous connaissons peu de sujets plus dignes de Shakspeare que la situation d'esprit de Napoléon, au moment où la dernière phase de sa destinée s'accomplit, où le cours de ses victoires fut soudainement arrèté et refoulé, où ses rèves d'invincibilité s'évanouirent comme par un coup de tonnerre, où la voix qui en avait imposé aux nations, ne rendit plus au milieu de blanches solitudes que des sons impuissants, et où celui dont l'Europe ne pouvait satisfaire l'ambition, s'enfuit de crainte de tomber en captivité. Le choc a dû être terrible dans cet esprit si impérieux, si dédaigneux, si peu préparé à l'humiliation. L'immense agonie de cet instant où il donna l'ordre inaccoutumé de la retraite; la désolation de son âme, lorsqu'il vit ses braves soldats et ses gardes d'élite s'enfoncer dans les neiges et périr en foule autour de lui; sa répugnance à recevoir les détails de ses pertes, de peur que la possession de soi-même ne vint à lui faire défaut; la légèreté et le badinage de son entrevue avec l'abbé de Pradt à Varsovie, laissant deviner un homme qui s'efforce de secouer un fardeau insupportable, qui lutte avec lui-même, qui est aux prises avec le malheur; et néanmoins enfin son indomptable préoccupation de s'accrocher à l'empire perdu comme au seul bien de la vie; tous ces combats intérieurs auraient fourni au grand poëte dramatique un sujet digne de ses éminentes facul

tés.

Les désastres irremédiables de la campagne de Russie mirent en réalité l'empire du monde hors de la portée de Napoléon. Le flux de la conquête s'était retiré pour ne plus jamais revenir. Le charme qui avait enveloppé les nations était rompu. Napoléon n'était plus l'Invincible. Le poids de la puissance militaire, qui avait tenu en bride l'esprit des nations, était écarté, et leur ressentiment de l'injustice, si longtemps étouffé, éclata comme les feux d'un volcan. Peut-être Bonaparte aurait-il encore pu garder le trône de la France; mais celui de l'Europe était perdu pour lui. C'est cependant ce qu'il ne comprit pas, ne put ou ne voulut pas comprendre. Il avait mis trop d'obstination à s'identifier avec le rôle de maître du monde, pour être capable de l'abandonner. Au milieu des sombres présages qui s'amassaient autour de lui, il voyait encore, dans le succès étonnant de ses fautes passées, et dans l'exagération de ses propres énergies, les moyens de reconstruire son pouvoir déchu. Aussi, la pensée d'abandonner ses prétentions semble ne pas avoir traversé son esprit, et son irréparable défaite ne fut pour lui qu'une sommation de faire de nouveaux efforts. Nous doutons à la vérité, que si Napoléon avait eu pleine intelligence de sa situation, il eût adopté une conduite différente. Bien que sans espoir, il aurait probablement levé de nouvelles armées et combattu jusqu'à la dernière extrémité. Pour un homme, qui a placé tout son bonheur à n'avoir pas d'égal, la pensée de descendre au niveau même des rois est intolérable. L'esprit de Napoléon avait été distendu par de telles idées d'empire universel, que la France, bien qu'ayant pour frontières le Rhin et les Pyrénées, lui semblait trop étroite. Il ne pouvait pas s'y renfermer. Aussi, tandis que son étoile s'obscurcissait, nous ne découvrons aucun signe de repentir en lui. Il ne pouvait porter, disait-il, une couronne ternie, c'est-à-dire, une couronne qui ne fût pas plus resplendissante que celles d'Autriche et de Russie. Il continua à parler en maître. Il ne montra aucun changement, si ce n'est celui que la résistance opère sur les gens obstinés; il perdit son sang-froid et son humeur s'aigrit. Il entassa reproches sur reproches à ses maréchaux et au corps législatif. Il insulta Metternich, l'homme d'état dont son sort dépendait plus que de tout autre. Il irrita Murat par des sarcasmes, qui s'envenimèrent dans le cœur de celui-ci, et accélérèrent, s'ils ne détermi

« PrécédentContinuer »