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faire défaut; la légèreté et le badinage de son entrevue avec l'abbé de Pradt à Varsovie, laissant deviner un homme qui s'efforce de secouer un fardeau insupportable, qui lutte avec lui-même, qui est aux prises avec le malheur; et néanmoins enfin son indomptable préoccupation de s'accrocher à l'empire perdu comme au seul bien de la vie; tous ces combats intérieurs auraient fourni au grand poëte dramatique un sujet digne de ses éminentes facul

tés.

Les désastres irremédiables de la campagne de Russie mirent en réalité l'empire du monde hors de la portée de Napoléon. Le flux de la conquête s'était retiré pour ne plus jamais revenir. Le charme qui avait enveloppé les nations était rompu. Napoléon n'était plus l'Invincible. Le poids de la puissance. militaire, qui avait tenu en bride l'esprit des nations, était écarté, et leur ressentiment de l'injustice, si longtemps étouffé, éclata comme les feux d'un volcan. Peut-être Bonaparte aurait-il encore pu garder le trône de la France; mais celui de l'Europe était perdu pour lui. C'est cependant ce qu'il ne comprit pas, ne put ou ne voulut pas comprendre. Il avait mis trop d'obstination à s'identifier avec le rôle de maître du monde, pour être capable de l'abandonner. Au milieu des sombres présages qui s'amassaient autour de lui, il voyait encore, dans le succès étonnant de ses fautes passées, et dans l'exagération de ses propres énergies, les moyens de re

construire son pouvoir déchu. Aussi, la pensée d'abandonner ses prétentions semble ne pas avoir traversé son esprit, et son irréparable défaite ne fut pour lui qu'une sommation de faire de nouveaux efforts. Nous doutons à la vérité, que si Napoléon avait eu pleine intelligence de sa situation, il eût adopté une conduite différente. Bien que sans espoir, il aurait probablement levé de nouvelles armées et combattu jusqu'à la dernière extrémité. Pour un homme, qui a placé tout son bonheur à n'avoir pas d'égal, la pensée de descendre au niveau même des rois est intolérable. L'esprit de Napoléon avait été distendu par de telles idées d'empire universel, que la France, bien qu'ayant pour frontières le Rhin et les Pyrénées, lui semblait trop étroite. Il ne pouvait pas s'y renfermer. Aussi, tandis que son étoile s'obscurcissait, nous ne découvrons aucun signe de repentir en lui. Il ne pouvait porter, disait-il, une couronne ternie, c'est-à-dire, une couronne qui ne fût pas plus resplendissante que celles d'Autriche et de Russie. Il continua à parler en maître. Il ne montra aucun changement, si ce n'est celui que la résistance opère sur les gens obstinés; il perdit son sang-froid et son humeur s'aigrit. Il entassa reproches sur reproches à ses maréchaux et au corps législatif. I insulta Metternich, l'homme d'état dont son sort dépendait plus que de tout autre. Il irrita Murat par des sarcasmes, qui s'envenimèrent dans le cœur de celui-ci, et accélérèrent, s'ils ne détermi

nèrent pas sa désertion de la cause de son maitre. C'est un exemple frappant d'expiation : la même volonté impétueuse et inflexible qui avait poussé Napoléon à la domination, le porta maintenant à rejeter des conditions qui auraient pu lui laisser une puissance formidable, et rendit ainsi sa chute complète. Refusant de prendre conseil des événements, il persévéra dans la lutte avec une opiniâtreté, semblable à celle d'un enfant gâté, qui s'accroche obstinément à ce qu'il sait devoir abandonner, se démène sans espoir, et ne cesse de résister, jusqu'à ce que ses petits doigts soient détachés un à un de l'objet dans lequel il a placé son attachement. Voilà comment tomba Napoléon. Nous ne suivrons pas son histoire plus loin. Sa retraite à l'ile d'Elbe, son irruption en France, son éclatante défaite, et enfin son exil à Sainte-Hélène, quoiqu'ils ajoutent une page de plus à la partie romanesque de sa vie, ne jettent aucune lumière nouvelle sur son caractère, et ne pourraient par eux-mêmes ètre d'aucune utilité pour notre objet. Il y a à la vérité dans cette portion de son existence des incidents incompatibles en quelque sorte avec cette fermeté et cette conscience de sa supériorité qui lui étaient propres. Mais on ne devait pas s'attendre à voir un homme, dans le caractère duquel il entrait tant de force d'impulsion et si peu de principes, conserver sans tache, au milieu de si cruels revers, la dignité et le respect de soimême d'un empereur et d'un héros.

Dans le cours de ces remarques, nous avons exposé avec franchise et liberté nos vues sur le Conquérant, sur le premier Consul et sur l'Empereur. Le sujet cependant est d'une si haute importance et d'un si haut intérêt, que nous avons cru utile, au risque de tomber dans quelques redites, de renfermer en un cadre plus restreint ce qui nous semble constituer les grands traits principaux du caractère intellectuel et moral de Napoléon Bonaparte.

Son intelligence se distinguait par la rapidité de la conception. Il comprenait de prime abord ce que la plupart des hommes et les hommes supérieurs ne peuvent apprendre que par l'étude. Il se jetait sur la conclusion plutôt par intuition que par raisonnement. Dans la guerre, le seul sujet dont il fût maître, il saisissait en un instant les points essentiels, relatifs à ses propres positions et à celles de l'ennemi; et il savait combiner à la fois tous les mouvements nécessaires pour lancer inopinément avec impétuosité une force supérieure sur la partie vulnérable de la ligne ennemie, et pour décider du sort d'une armée en une journée. Il comprenait la guerre comme une science; mais son esprit était trop hardi, trop prompt et trop ingouvernable, pour se laisser asservir par le côté technique de sa profession. Il se rencontra avec les vieilles armées combattant selon les règles de l'art, et il manifesta la véritable caractéristique du génie, qui sans mépriser les règles, sait quand et comment il faut rompre

avec elles. Il saisit parfaitement quelle immense influence morale on peut acquérir par l'originalité et la rapidité des opérations. Il étonna et paralysa ses ennemis par l'imprévu et l'impétuosité de ses attaques, par la soudaineté avec laquelle l'ouragan de la bataille éclatait sur eux; et, tout en procurant à ses soldats les avantages de la discipline moderne, il leur communiqua par ses mouvements prompts et décisifs, l'enthousiasme des âges héroïques. Cette faculté d'intimider ses adversaires, de répandre la confiance dans ses propres rangs, d'unir la gaieté au courage, de sorte que la guerre devenait un divertissement, et que la victoire semblait assurée, voilà ce qui distingua Napoléon à une époque où le talent militaire était extraordinaire, et ce qui fut un des principaux ressorts de sa puissance future.

Les effets prodigieux de cette promptitude de pensée qui distinguait Bonaparte, la réussite marquée de sa nouvelle méthode de faire la guerre, et la rapidité presque incroyable avec laquelle sa renommée se répandit chez toutes les nations, ne furent pas d'une médiocre importance dans la détermination de son caractère et dans la fixation, pour un temps, du sort des empires. Ces influences actives lui inspirèrent un sentiment intime tout nouveau de sa propre force. Elles communiquèrent de l'inténsité et de l'audace à son ambition, elles donnèrent une forme et de la consistance à ses rêves illimités de gloire et élevèrent ses ardentes espérances jus

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