rait accomplir, et à laisser derrière lui l'impression d'une énergie surhumaine. Notre esquisse de Bonaparte serait certainement imparfaite, si nous n'ajoutions que rien ne le caractérisa plus fortement que l'esprit d'exagération de soi-même. L'énergie singulière de son intelligence et de sa volonté, au moyen de laquelle il se rendit maître de tant de rivaux et de tant d'ennemis, et surmonta des obstacles qui paraissaient invincibles, lui inspira le sentiment intime qu'il était en quelque sorte plus qu'un homme. Ses tendances originelles si prononcées vers l'orgueil et l'exaltation de soimême, nourries et caressées par des succès prodigieux et des applaudissements démesurés, le remplirent d'une conviction presque insensée de sa grandeur surhumaine. A ses propres yeux, il occupait une place à part des autres hommes. Il ne pouvait être mesuré à l'aune de l'humanité. Il ne pouvait être retenu par des difficultés devant lesquelles tout autre aurait reculé. Il n'était pas fait pour se soumettre aux lois et aux obligations auxquelles tous les autres sont tenus d'obéir. La nature et la volonté humaine devaient se courber devant son pouvoir. Lui, il était l'enfant et le favori de la fortune, et, si non le maitre, du moins le but prnicipal de la destinée. Son histoire manifeste un esprit d'exagération de soimême qui n'eut point d'égal aux époques de lumière, et qui nous rappelle ce roi d'Orient, devant lequel on brûlait de l'encens dès sa naissance comme devant une divinité. Ce fut aussi la cause principale de ses crimes. Il fut privé de la conscience de sa communauté de nature avec ses semblables. Il n'eut pas de sympathies pour son espèce. Ce sentiment de fraternité qui est développé avec une vigueur toute particulière dans les âmes vraiment grandes, et grâce auquel elles se dévouent en victimes volontaires, en martyrs joyeux, aux intérêts du genre humain, était totalement inconnu de lui. Son cœur, au milieu de ses battements désordonnés, ne palpita jamais d'un amour désintéressé. Les liens qui attachent l'homme à l'homme, il les rompit. Le bonheur propre à l'homme, qui consiste dans le triomphe de l'énergie morale et des affections sociales sur les passions égoïstes, il le rebuta pour la joie solitaire du despote. Doué de facultés qui auraient pu faire de lui un représentant, un ministre glorieux de la Divinité bienfaisante, et de qualités naturelles qu'il aurait pu élever au rang de grandes vertus, il préféra de se séparer de son espèce, de ne pas s'inquiéter de l'amour des hommes, de leur estime, de leur reconnaissance, pour devenir un objet d'étonnement, de crainte, d'admiration, et à cet avantage égoïste et tout personnel il sacrifia le repos et un impérissable renom. Cette arrogance insolente d'exalter sa personnalité au-dessus de la race à laquelle il appartenait, fit explosion dès le commencement de sa carrière. Son premier succès en Italie lui inspirale ton d'un maître et jamais il ne s'en dépouilla depuis lors jusqu'à sa dernière heure. On peut difficilement s'empècher d'être frappé de la manière naturelle avec laquelle il s'arroge la suprématie dans ses discours et dans ses proclamations. On ne s'aperçoit jamais qu'il y ait quelque chose d'emprunté dans ses airs de maître. Au milieu de ses réclamations les plus hautaines, il parle d'après son esprit propre et dans un langage qui lui est naturel. Son style est emphatique, mais jamais outré, comme s'il avait la conscience de jouer un rôle au-dessus de ses exigences réelles. Mème quand il fut assez insensé et assez impie pour s'arroger des pouvoirs miraculeux et une mission divine, ses paroles prouvaient que dans sa pensée, son caractère et ses exploits présentaient quelque chose de nature à justifier ses prétentions blasphématoires. L'empire du monde lui paraissait jusqu'à un certain point devoir lui revenir, carrien de mesquin ne pouvait correspondre à l'idée qu'il se faisait de lui-même; et c'était non pas par pur verbiage, mais en parlant un langage auquel il accordait crédit, qu'il qualifiait ses conquètes successives d'accomplissement de sa destinée. Cette tendance à l'exagération de soi-mème contribua à son propre malheur et attira sur lui de terribles châtiments, et cela, en viciant et en pervertissant ses hautes facultés. D'abord elle nuisit à sa belle intelligence, elle donna à l'imagination l'ascendant sur le jugement, elle transforma son esprit in ventif et fécond en ressources, en une énergie inconsidérée, inquiète, remuante, et le lança ainsi dans des entreprises qui, - ses conseillers plus sages que lui l'avaient déclaré, - renfermaient dans leur sein des germes de ruine. Chez un homme que l'orgueil faisait sortir des rangs de l'espèce humaine, il n'y avait plus de place pour le raisonnement. Tout lui semblait possible. Son génie et sa fortune ne pouvaient pas être arrêtés par les barrières que l'expérience a assignées aux facultés humaines. Les règles ordinaires ne s'appliquaient pas à lui. Il trouvait mème des mobiles et des stimulants dans les obstacles, devant lesquels les autres hommes auraient reculé; car ces obstacles devaient rehausser la gloire du triomphe, et fournir un nouvel aliment à l'admiration du monde. Aussi à différentes reprises, il se jeta dans les parties les plus reculées des pays ennemis, et risqua toute sa fortune et toute sa puissance sur une seule bataille. La témérité, tel fut en effet le résultat nécessaire de son esprit d'exaltation personnelle et de sa confiance outrée en lui-même; car oser ce que personne n'aurait osé, accomplir ce que personne n'aurait tenté, était le véritable moyen de s'étaler comme un être supérieur à ses propres yeux et aux yeux d'autrui. -- L'impatience et l'agitation étaient les autres conséquences nécessaires des qualités que nous venons de mentionner. Le calme de la sagesse lui était refusé. Lui, qui à ses propres yeux était si voisin de l'omnipotence, et qui se plaisait à frapper et à étonner le monde par des opérations soudaineș et éclatantes, ne pouvait pas souffrir de délai ou d'attente dans les opérations lentes du temps. Une œuvre, qui aurait dû mûrir graduellement par le concours réuni de causes diverses, ne pouvait convenir à un homme qui avait besoin d'être envisagé comme la cause principale, peut être même comme la cause unique de tout, qui désirait vivement marquer de l'empreinte propre de son intervention, et cela en caractères les plus éclatants, tout ce qu'il entreprenait, et qui comptait rivaliser par une énergie prompte avec les travaux réguliers et progressifs de la nature. De là tant de projets qui ne furent jamais achevés, ou qui ne furent qu'annoncés. Dans l'entre-temps ils faisaient gonfler le flot de la flatterie, qui lui attribuait l'accomplissement de ce qui n'était pas encore commencé, tandis que son esprit inquiet, se précipitant dans de nouvelles entreprises, oubliait ses engagements et ne laissait exister les prodiges attendus de son génie créateur que dans les annales de l'adulation. Voilà comment l'intelligence vive et ingénieuse de Bonaparte se déprava, et ne réussit pas à acquérir une grandeur croissante et durable. Elle parvint, à la vérité, à élever une construction vaste et imposante, mais sans proportions, sans cohésion, sans solidité, sans bases assurées. Un souffle un peu fort fut suffisant pour l'ébranler et la mettre en pièces, et tout le génie du maître ne put l'empêcher de crouler. Il eût été heureux |