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pour sa renommée d'être enterré sous ces ruines! Une des particularités les plus frappantes du caractère de Bonaparte, c'était la décision; mais elle aussi, comme nous l'avons déjà vu, sę pervertit par l'esprit d'exagération personnelle pour se transformer en une opiniâtreté indomptable, que ni les conseils ne pouvaient éclairer, ni les circonstances fléchir. Le premier pas fait, il poussait en avant. Sa résolution, il voulait que les autres la regardassent comme une loi de la nature, ou un décret de la destinée. Elle devait s'accomplir. La résistance ne faisait que l'y confirmer; et la résistance avait été si souvent surmontée, qu'il s'imagina que sa volonté invincible, unie à son intelligence incomparable, devait tout vaincre. Dépenser sur un tel esprit les avertissements de la sagesse humaine et de la Providence, c'était œuvre vaine; et l'homme de la destinée vécut pour apprendre aux autres, sinon à luimême, la débilité et la folie de cette décision qui brave tout, et qui ose mettre sur la même ligne les projets d'un mortel et les résolutions immuables du Tout-puissant.

Il nous reste à mentionner une influence encore plus fatale de cet esprit d'exagération personnelle qui caractérisait Bonaparte. Il déprava à un degré extraordinaire son sens moral. Il n'oblitéra pas entièrement les idées du devoir, mais par une singulière perversion, il le poussa à les appliquer exclusivement aux autres. Jamais il ne sembla entrer dans sa pensée qu'il fût soumis aux grandes obligations morales, que tous les autres hommes sont appelés à respecter. A ses yeux lui en était exempté. Tout ce qui se rencontrait sur son chemin vers l'empire, il avait le privilége de l'écarter. Les traités ne liaient que ses ennemis. Aucune nation n'avait de droits, sinon sa France. Pour lui, il prétendait au monopole de la perfidie et de la violence. Naturellement, il n'était pas cruel; mais lorsque la vie humaine était un obstacle à sa marche, il pouvait légalement la sacrifier; le meurtre, l'assassinat, ne lui causaient pas plus de repentir que la guerre. L'exposition la plus lumineuse de son code moral, nous la retrouvons dans ses conseils au roi de Hollande: << N'oubliez jamais, dans la position où mon système politique et les intérêts de mon empire vous ont appelé, que votre premier devoir est envers MOΙ et votre second envers la France. Tous vos autres devoirs, même les devoirs envers le peuple que je vous ai appelé à gouverner, ne prennent rang qu'après ceux-là. » A ses propres yeux, il était la source et le centre du devoir. Il était trop exclusif et trop rempli de lui-mème, pour être sujet à cette vulgaire souillure, qu'on appelle faute. Les crimes cessaient d'ètre crimes, lorsqu'ils étaient commis par lui. Aussi il parle toujours de ses transgressions de la loi morale comme d'actes indifférents. Il ne supposa jamais qu'ils terniraient sa gloire, ou qu'ils diminueraient ses titres aux hommages du monde.

A Sainte-Hélène, bien que s'entretenant continuellement de lui-même, et passant souvent en revue la carrière de ses crimes, on ne s'aperçoit pas qu'un simple signe de repentir lui échappe. Il parle de sa vie avec autant de calme que si elle avait été consacrée au devoir et à la bienfaisance, tandis que dans le même instant il a l'audace de reprocher impitoyablement leur manque de foi à presque tous les individus et à presque toutes les nations, avec lesquels il s'était trouvé en relation. Nous doutons que l'histoire fournisse un exemple aussi frappant de l'aveuglement moral et de l'endurcissement, auquel un égoïsme sans bornes nous expose et nous abandonne.

Son esprit d'exagération personnelle se manifeste encore parla manière franche avec laquelle il accueillait l'adulation. La politique à la vérité devait le porter à attribuer les louanges qu'on lui adressait à la bouche d'esclaves vénaux, instruments de son despotisme, Mais la flatterie ne se serait pas permis de tomber dans des exagérations, tantôt révoltantes, tantòt burlesques, tantôt impies, si dans la poitrine du maître n'eût résidé un flatteur qui fit résonner une note adulatrice plus vibrante que toutes celles qu'il entendait autour de lui. Il était sensible à l'opinion d'une façon remarquable et ressentait comme une injustice la suppression des éloges de sa personne. La presse de tous les pays était surveillée et les états libres étaient sommés de la refréner, si elle osait se permettre quelques libertés à son endroit. Mème dans les livres publiés en France sur des matières de toute nature, il exigeait qu'on s'inclinât devant son autorité. Des œuvres de talent furent supprimées, parce queleurs auteurs avaient refusé de brûler de l'encens en l'honneur de la nouvelle idole. Il avait résolu en effet de faire déteindre son nom sur les lettres, aussi bien que sur la législation, la politique, et l'art militaire de son temps, et de contraindre le génie, dont les pages survivent aux statues, aux colonnes et aux empires, à se ranger au nombre de ses tributaires.

Nous terminerons notre coup d'œil sur le caractère de Bonaparte, en disant que ses inclinations primitives, débarrassées de toute entrave, et caressées par l'indulgence, à un degré rarement accordé aux mortels, se transformèrent en grandissant dans l'esprit de despotisme le plus farouche et le plus absolu qui ait jamais envahi le cœur humain. L'amour du pouvoir et de la suprématie l'absorba et le consuma tout entier. Aucune autre passion, aucune affection domestique, aucune amitié particulière, aucun amour du plaisir, aucun goût pour les lettres ou les arts, aucune sympathie humaine, aucune faiblesse humaine, ne put disputer son âme à la passion de la domination et au désir de manifester sa puissance avec éclat. Là devant, devoir, honneur, amour, humanité, tombaient comme frappés de prostration. Joséphine, à ce qu'on raconte, lui fut chère; et cependant la femme dévouée, qui était restée ferme et fidèle à ses côtés aux jours d'incertitude de sa fortune, fut rebutée par lui dans sa prospérité, pour faire place à une étrangère, plus propre à seconder l'accroissement de sa puissance. Il fut plein d'attachement, a-t-on dit, pour ses frères et sa mère; et cependant ses frères, du moment qu'ils cessèrent d'être ses instruments, tombèrent en disgrace; et quant à sa mère, on a prétendu qu'il ne lui était pas même permis de s'asseoir en présence de la personne impériale de son fils (1). Parfois, a-t-on encore prétendu, il sentit son cœur s'amollir à la vue du champ de bataille jonché de morts et de blessés. Mais si le Moloch de son ambition réclamait le lendemain de nouveaux amas de cadavres, jamais il ne les lui refusait. Avec toute sa sensibilité il livra des millions d'hommes au glaive, avec aussi peu de remords que s'il avait écrasé autant d'insectes entravant sa route. Devant lui toute volonté, tout désir, tout pouvoir humain devait plier. Sa supériorité, personne ne pouvait la mettre en question. Il insultait les vaincus, qui avaient commis la faute de s'opposer à sa marche; et ni la faiblesse de la femme, ni la dignité de la reine ne purent servir de refuge contre ses outrages. Ses alliés étaient ses vassaux, et leur vasselage n'était guère dissimulé. Trop altier pour employer les moyens de conciliation,

(1) V. America p. 57. Nous ne citerions pas ce trait tout à fait défavorable du caractère domestique de Napoléon, si nous n'avions à invoquer une autorité non suspecte à nos yeux.

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