permettre quelques libertés à son endroit. Mème dans les livres publiés en France sur des matières de toute nature, il exigeait qu'on s'inclinât devant son autorité. Des œuvres de talent furent supprimées, parce que leurs auteurs avaient refusé de brûler de l'encens en l'honneur de la nouvelle idole. Il avait résolu en effet de faire déteindre son nom sur les lettres, aussi bien que sur la législation, la politique, et l'art militaire de son temps, et de contraindre le génie, dont les pages survivent aux statues, aux colonnes et aux empires, à se ranger au nombre de ses tributaires. Nous terminerons notre coup d'œil sur le caractère de Bonaparte, en disant que ses inclinations primitives, débarrassées de toute entrave, et caressées par l'indulgence, à un degré rarement accordé aux mortels, se transformèrent en grandissant dans l'esprit de despotisme le plus farouche et le plus absolu qui ait jamais envahi le cœur humain. L'amour du pouvoir et de la suprématie l'absorba et le consuma tout entier. Aucune autre passion, aucune affection domestique, aucune amitié particulière, aucun amour du plaisir, aucun goût pour les lettres ou les arts, aucune sympathie humaine, aucune faiblesse humaine, ne put disputer son âme à la passion de la domination et au désir de manifester sa puissance avec éclat. Là devant, devoir, honneur, amour, humanité, tombaient comme frappés de prostration. Joséphine, à ce qu'on raconte, lui fut chère; et cependant la femme dévouée, qui était restée ferme et fidèle à ses côtés aux jours d'incertitude de sa fortune, fut rebutée par lui dans sa prospérité, pour faire place à une étrangère, plus propre à seconder l'accroissement de sa puissance. Il fut plein d'attachement, a-t-on dit, pour ses frères et sa mère; et cependant ses frères, du moment qu'ils cessèrent d'être ses instruments, tombèrent en disgrâce; et quant à sa mère, on a prétendu qu'il ne lui était pas même permis de s'asseoir en présence de la personne impériale de son fils (1). Parfois, a-t-on encore prétendu, il sentit son cœur s'amollir à la vue du champ de bataille jonché de morts et de blessés. Mais si le Moloch de son ambition réclamait le lendemain de nouveaux amas de cadavres, jamais il ne les lui refusait. Avec toute sa sensibilité il livra des millions d'hommes au glaive, avec aussi peu de remords que s'il avait écrasé autant d'insectes entravant sa route. Devant lui toute volonté, tout désir, tout pouvoir humain devait plier. Sa supériorité, personne ne pouvait la mettre en question. Il insultait les vaincus, qui avaient commis la faute de s'opposer à sa marche; et ni la faiblesse de la femme, ni la dignité de la reine ne purent servir de refuge contre ses outrages. Ses alliés étaient ses vassaux, et leur vasselage n'était guère dissimulé. Trop altier pour employer les moyens de conciliation, (1) V. America p. 57.Nous ne citerions pas ce trait tout à fait défavorable du caractère domestique de Napoléon, si nous n'avions à invoquer une autorité non suspecte à nos yeux. préférant le commandement à la persuasion, tyrannique, faisant main basse sur tout, il sema la méfiance, l'exaspération, la terreur et le désir de la vengeance dans toute l'Europe; aussi, lorsque le jour de l'expiation vint à sonner, les vieilles antipathies et les rivalités de nation à nation furent englobées dans l'ardente résolution d'abattre le tyran commun, l'ennemi universel. Tel fut Napoléon Bonaparte. Mais, diront quelques-uns, il fut pourtant un grand homme. Nous ne prétendons pas lui dénier cette qualité. Mais nous avons voulu soutenir ceci, qu'il y a différents degrés ou ordres de grandeur, et que le plus élevé n'appartient pas à Bonaparte. Oui, il y a différents ordres de grandeur. Parmi eux le premier rang doit incontestablement être attribué à la grandeur morale, ou à la magnanimité; à cette énergie sublime, par laquelle l'âme, éprise d'amour pour la vertu, s'attache d'une manière indissoluble, -à la vie et à la mort, à la vérité et au devoir, épouse comme ses propres intérèts les intérêts de la nature humaine, méprise toute bassesse et brave tout danger, entend retentir dans sa conscience une voix plus forte que les menaces et les orages, tient tète à toutes les puissances de l'univers, qui voudraient la détacher de la cause de la liberté et de la religion, place aux heures les plus sombres une confiance inaltérable en Dieu, et est toujours prête à se sacrifier sur l'autel de la patrie ou de l'humanité. De cette grandeur morale, qui laisse dans l'ombre toutes les autres espèces de grandeur, nous ne rencontrons pas la moindre trace chez Napoléon. Bien que revêtu de la puissance d'un Dieu, la pensée de se consacrer à l'introduction d'une nouvelle ère, d'une ère plus grande, à l'élévation du caractère et de la condition de son espèce, cette pensée semble n'avoir jamais pu poindre dans son intelligence. L'esprit de désintéressement et de dévouement semble non plus n'avoir pas été un moment en lutte chez lui avec l'opiniàtreté et l'ambition. Ses passions dominantes étaient en effet singulièrement éloignées de la magnanimité. La grandeur morale a trop de simplicité, est trop ennemie de l'ostentation, se soutient trop par sa propre substance, et prend part aux intérêts d'autrui avec trop de sincérité, pour vivre une heure en vue d'atteindre le but que Napoléon chercha à atteindre pendant toute sa vie,c'est-à-dire, de devenir le thème, l'objet de la contemplation et de l'admiration du monde ébloui. Après la grandeur morale vient la grandeur inteltuelle, ou le génie dans le sens le plus élevé du mot; et par là nous entendons cette capacité sublime de la pensée, en vertu de laquelle l'âme, éprise d'amour pour le vrai et le beau, essaie de comprendre l'univers, prend son essor dans les cieux, pénètre dans le sein de la terre, sonde les profondeurs de son essence même, interroge le passé, devance l'avenir, découvre les lois générales et universelles de la nature, rattache les uns aux autres par d'innombrables affi nités et relations tous les objets de sa connaissance, s'élève du fini et du passager à l'infini et à l'éternel, invente pour elle-même, grâce à sa propre fécondité, des formes plus aimables et plus sublimes qu'elle n'en peut observer, discerne les harmonies existantes entre le monde interne et le monde externe, et trouve partout dans l'univers des types et des interprètes des profonds mystères et des glorieuses inspirations de sa propre nature. Telle est la grandeur qui appartient aux philosophes et aux esprits supérieurs dans la poésie et dans les arts. —En troisième lieu vient la grandeur dans l'action ; et par là nous entendons cette faculté puissante de concevoir des plans hardis et vastes, de construire et de consolider, en prenant pour base un objet important, tout un échafaudage compliqué de moyens, de forces, de combinaisons et d'accomplir de grands effets extérieurs. Sous ce chef vient se ranger la grandeur de Bonaparte, et personne ne sera assez insensé pour la lui refuser. Un homme, qui s'éleva de l'obscurité au trône, qui changea la face du monde, qui fit ressentir son influence sur des nations puissantes et civilisées, qui répandit la terreur de son nom à travers les mers et l'océan, dont les largesses étaient des couronnes, dont l'antichambre était encombrée de princes soumis, qui renversa la terrible barrière des Alpes et les transforma en une grande route, et dont la renommée s'étendit par delà les limites de la civilisation jusqu'aux steppes du Cosaque, et aux |