fit-il d'autre que suivre la voie battue? qu'employer la force et la fraude sous leurs formes les plus grossières? Napoléon, en assignant l'intérêt personnel pour seul ressort à l'activité humaine, nelaissa percer qu'une intelligence vulgaire. Avec le glaive dans üne main, et des présents dans l'autre, il se crut le maitre absolu de l'esprit humain. La force des sentiments de moralité, de nationalité et de famille, il lui fut impossible de la comprendre. Les éléments les plus relevés de la nature humaine, et après tout les plus puissants, entraient à peine dans sa manière de la concevoir; et comment alors aurait-il pu établir un pouvoir durable sur les hommes? Afin de faire ressortir son manque d'originalité et d'étendue dans les conceptions, comme fondateur d'empire, nous n'avons besoin de citer que ce simple fait du choix de Talleyrandet de Fouché pour ses principaux conseillers. De pareils noms parlent d'eux-mêmes. On peut juger de la grandeur d'esprit du maître d'après les serviteurs chez lesquels il rencontra la nature la plus conforme à la sienne. Dans la guerre Bonaparte fut grand; car il était hardi, original, créateur. Hors des camps il déploya sans doute du talent, mais un talent qui ne fut pas supérieur à celui d'autres hommes éminents. Deux circonstances ont beaucoup contribué à désarmer ou à atténuer la vigueur de la réprobation morale que Bonaparte aurait dû encourir. Nous croyons bon de les mentionner. Nous voulons faire allusion aux vexations auxquelles on a supposé qu'il avait été soumis à Sainte-Hélène, et à la façon peu digne dont les puissances alliées ont usé de leur victoire sur lui. D'abord les injustices présumées dont il fut victime à Sainte-Hélène, ont excité en sa faveur une sympathie telle qu'elle a jeté un voile sur ses crimes. Nous ne sommes nullement porté à contester qu'on exerça à l'égard de Bonaparte une sévérité injuste, puisqu'elle n'était pas nécessaire. Nous ne regardons pas comme très-honorable pour le gouvernement anglais, d'avoir torturé un captif susceptible, en lui refusant un titre qu'il avait longtemps porté. Nous pensons que non seulement la religion et l'humanité, mais encore le respect de soi-même, nous défendent d'infliger à un ennemi vaincu un seul tourment inutile. Mais nous serions vraiment coupable de faiblesse, si les idées et les sentiments moraux, qui doivent servir à apprécier la carrière de Napoléon, faisaient place à la sympathie pour les souffrances qui la terminèrent. Quant aux scrupules qu'un assez grand nombre de personnes ont exprimés, relativement au droit de le bannir à SainteHélène, nous dirons seulement que notre conscience n'est pas encore arrivée à un point suffisant de raffinement et de délicatesse outrée, pour être le moins du monde sensible à cette particularité. Rien ne nous surpend davantage dans Bonaparte que l'effronterie avec laquelle il réclama la protection du droit des gens. Qu'un homme qui a ouvertement bravé ce droit, vienne ensuite l'invoquer pour s'en faire un abri; que l'oppresseur du monde implore sa sympathie comme un homme opprimé, et que sa prétention puisse trouver des défenseurs; ce sont là de ces choses qu'on peut ranger au nombre des événements extraordinaires de cette époque extraordinaire. En vérité l'espèce humaine est dans une pitoyable condition. Elle peut être foulée aux pieds, spoliée, accablée comme une bête de somme, être en proie à la rapacité, à l'insolence, être frappée par le glaive; mais elle ne doit pas toucher un cheveu, ni déranger l'oreiller d'un seul de ses oppresseurs, à moins qu'elle ne puisse invoquer un chapitre et un article du code de la loi des nations, qui autorise son impolitesse à l'égard de l'offenseur privilégié. Quant à nous, nous nous réjouirions de voir tous les tyrans, usurpateurs ou princes héréditaires, attachés à quelque rocher solitaire de l'Océan. Quiconque fournit la preuve claire, incontestable, qu'il est disposé et fermement résolu à transformer la terre en abattoir, et à écraser tous ceux qui voudraient s'opposer à ses projets, doit être mis en loge comme une bête sauvage. Exiger du genre humain que l'on procède contre un pareil homme d'après les lois écrites et les règles de la procédure, tout comme s'il s'agissait d'un citoyen ordinaire traduit devant une cour de justice bien calme, est tout aussi raisonnable que d'exiger d'un homme en danger imminent d'être assassiné, qu'il attende son meurtrier et qu'il le poursuive d'après les formes lentes de la loi. Il y a de grands et sérieux droits naturels, qui sont antérieurs aux lois, et sur lesquels la loi repose. Il y a dans les affaires humaines des exigences impérieuses, qui parlent d'elles-mêmes et qui n'ont pas hesoin de précédents pour indiquer la bonne route. Il y a dans l'histoire de notre espèce des époques terribles, qui n'appartiennent pas au cours ordinaire des choses. Tel fut cet espace de temps pendant lequel Bonaparte, au mépris d'engagements solennels, a terrassé la France et mis toute l'Europe en combustion. Ceux qui confondent un parail fait avec les événements ordinaires de l'histoire et ne voient dans Bonaparte qu'un ennemi ordinaire de la paix et de l'indépendance des nations, ceux-là ont certainement une tournure d'esprit toute différente de la nôtre. Nous avouons donc, que non seulement nous sommes incapable de comprendre le tort fait à Napoléon en l'envoyant à Ste-Hélène, mais que nous ne pouvons pas même ressentir beaucoup de commisération pour les désagréments et les privations qu'il y endura. Dans ce cas particulier notre sympathie est intraitable et pleine de mauvais vouloir. Si nous voulons la diriger sur cette île solitaire et la fixer sur l'illustre victime de la cruauté britannique, elle ne veut pas y rester longtemps, mais elle prend la fuite par delà la Méditerranée jusqu'à Jaffa, et par delà l'Atlantique jusqu'à la plate-forme où le duc d'Enghien fut fusillé, jusqu'à la prison de Toussaint et jusqu'aux champs de bataille où des milliers d'hommes gisent baignés dans leur sang pour obéir au commandement d'un seul. Si nous nous efforçons de diriger nos pensées sur les souffrances du héros traité avec peu d'égards, d'autres souffrances dont il fut la cause, et de plus terribles que les siennes, se pressent en foule dans notre mémoire. Ses plaintes, quoique bruyantes et amères, sont étouffées par les gémissements et les malédictions qui remplissent nos oreilles, de toutes les contrées qu'il a traversées. Nous n'avons pas de larmes à dépenser pour une grandeur déchue, quand cette grandeur a été fondée sur le crime et s'est accrue par la force et la perfidie. Nous les réservons au contraire pour ceux dont elle a entrainé la ruine. Nous gardons nos sympathies pour notre espèce, pour la nature humaine dans sa condition la plus humble, pour le paysan appauvri, pour la mère privée de ses enfants, pour la vierge violée; et nous sommes même assez pervers pour nous réjouir de ce que l'Océan renferme une prison où l'auteur de ces malheurs puisse être mis en lieu de sûreté. L'histoire de Bonaparte est trop grave, à nos yeux, les torts dont il s'est rendu coupable envers l'humanité et la liberté sont trop flagrants pour nous permettre de jouer au sentimentalisme autour de son tombeau à Ste-Hélène. Nous laissons cela à l'âge plus raffiné dans lequel nous vivons; et nous le faisons dans l'espoir qu'il arrivera un âge d'une complexion moins tendre, mais d'un sentiment plus large, plus sévère et d'une sympathie |