de sa plume un portrait décoloré de l'implacable ennemi de l'Angleterre et de ce grand ministre. Mais la rectitude de son jugement et son respect pour la vérité historique l'ont en réalité empêché d'abuser du grand pouvoir que son talent lui conférait sur l'opinion publique. Nous croyons même que la crainte louable d'être injuste à l'égard de l'ennemi de son pays, jointe à l'admiration des qualités brillantes de Napoléon, l'a conduit à pallier à tort les crimes de son héros et à communiquer au lecteur des impressions plus favorables que la vérité ne l'exige. Mais en voilà assez sur l'auteur, qui n'a pas besoin de nos éloges et qui n'aura guère à souffrir de nos critiques. Ce qui nous intéresse, c'est le sujet qu'il a traité. Apprécier à sa juste valeur le dernier empereur des Français, voilà le point important à notre avis. Cet homme extraordinaire, après avoir joui dans le monde d'un pouvoir sans précédent, pendant sa vie, y exerce encore de l'influence aujourd'hui par son caractère. Et ce caractère, nous le craignons, n'a pas été envisagé comme il devrait l'ètre. L'espèce d'admiration qu'il inspire, même dans les pays libres, est d'un mauvais présage. Le plus grand attentat contre la société, celui de la spolier de ses droits et de la charger de chaînes, n'excite pas cependant cette profonde exécration, qui lui est due, et qui, si elle était réellement ressentie, imprimerait à l'usurpateur une flétrissure indélébile d'infamie. Quant à nous, regardant la liberté comme d'un intérêt capital pour la nature humaine, comme une condition essentielle de ses progrès intellectuels, moraux et religieux, nous envisageons les hommes, qui se sont signalés par leur hostilité à son égard, avec une indignation à la fois sévère et triste, avec une indignation que ni l'éclat de la victoire, ni l'admiration de la foule, ne peuvent nous porter à étouffer. Nous voulons donc parler librement de Napoléon. Cependant, si nous nous connaissons bien nous-même, nous n'articulerons jamais un seul reproche injuste. Nous parlons d'autant plus librement, que nous avons la conscience d'être exempt du moindre sentiment d'animosité. Nous ne faisons pas la guerre aux morts. Nous voulons seulement résister à ce que nous regardons comme l'influence pernicieuse des morts. Nous voulons nous dévouer à la cause de la liberté et de l'humanité, à cette cause perpétuellement trahie par une admiration follement prodiguée envers le crime heureux et l'ambition insatiable. Notre principal sujet sera le caractère de Napoléon, et nous y mêlerons naturellement des réflexions sur les plus grands intérêts qui ont ressenti sans cesse son influence. Nous observerons d'abord qu'il est juste de se rappeler que Bonaparte grandit sous des influences désastreuses, dans des temps orageux, lorsque les esprits étaient agités, que les vieilles institutions s'écroulaient, que les vieilles idées étaient ébranlées, que les vieux moyens de contrainte étaient brisés de tous côtés; lorsque l'autorité de la religion était méprisée, et la jeunesse abandonnée à une licence inaccoutumée; lorsque l'imagination était rendue fiévreuse par des visions d'un bien confus, et les passions grossies, par les sympathies de millions d'hommes, en un irrésistible torrent. On ne peut concevoir d'école plus dangereuse pour le caractère. C'est à l'être qui voit tout, qui connait les épreuves par lesquelles ses créatures ont passé et les secrets de leur cœur, c'est à lui seul à juger jusqu'à quel point des crimes peuvent être atténués par des circonstances aussi défavorables. Voilà ce que nous ne devons pas oublier, lorsque nous passons en revue l'histoire d'hommes, qui ont été exposés à des épreuves inconnues de nous-mêmes. Mais de ce que la dépravation d'un mauvais agent perd de sa gravité par les malheurs de son éducation ou de sa condition, nous ne devons pas pour cela confondre les principes immuablement distincts du bien et du mal, et refouler notre réprobation pour des atrocités, qui ont répandu la misère et l'esclavage de toutes parts. Il faut encore observer en faveur de Napoléon, qu'il a toujours existé et qu'il existe encore une triste aberration du sentiment moral à l'égard des crimes de la vie militaire et politique. Les mauvais actes des hommes publics, bien qu'exercés sur une large échelle, n'ont jamais attiré sur eux cette indignation sincère et partant du cœur, qui s'attache aux vices privés. Les nations semblent avoir été au-devant des aggressions et de la servitude par leur admiration stupide et insensée pour les tyrans heureux. Les maux dont l'homme a le plus souffert, au physique comme au moral, restent encore impunis. A la vérité, le christianisme a bien mis sur nos lèvres la censure des ambitieux et des usurpateurs. Mais ces reproches ne sont guère autre chose encore que des sons et des lieux communs sans signification. Ils sont répétés par manière d'acquit. Quand nous les lisons ou que nous les entendons, nous sentons qu'ils manquent de force et de profondeur. Ce ne sont pas là des convictions intimes, sérieuses, brûlantes, faisant irruption de notre âme indignée avec un accent de réalité, devant lequel le coupable se courberait. Le vrai sentiment moral à l'égard des crimes des hommes publics est, pour ainsi dire, à créer. Nous croyons donc qu'un caractère, tel que celui de Bonaparte, n'a que très peu conscience de sa bassesse; et la société qui contribue tant à la production d'un semblable caractère est responsable de son existence et mérite en partie les malheurs qu'il occasionne. Nous savons peu de chose des influences auxquelles Bonaparte fut soumis dans ses premières années. Il fut élevé dans une école militaire et nous craignons que ce ne soit pas là un établissement propre à imprimer au sens moral beaucoup de délicatesse et d'indépendance; car on y enseigne au jeune militaire, comme premier devoir, d'obéir à : son supérieur sans consulter sa conscience, d'arracher la vie à un homme sur l'ordre d'un autre, d'accomplir un pareil acte, qui plus que tout autre exige une conviction réfléchie, sans s'enquérir un instant de sa justice, et de se livrer comme un instrument passif entre des mains qui souvent, l'histoire tout entière l'atteste, exhalent une odeur de sang versé sans raison. Son premier acte politique fut de s'associer aux Jacobins, la plus sanguinaire de toutes les factions qui désolèrent la France, et dont on qualifia pompeusement la domination de règne de la Terreur. Le service, qui lui valut son commandement en Italie, fut d'avoir dirigé ses canons contre le peuple; et cependant, dans cette circonstance, ce même peuple, dont l'action était si dangereuse quand il se conduisait en populace, ne faisait que défendre ses droits et résister par la force à une usurpation manifeste. Sa première campagne fut celle d'Italie, et nous avons encore le souvenir vivace de l'admiration presque outrée avec laquelle nous accueillions ses premiers triomphes; car alors nous étions assez simple pour voir en lui le défenseur élu de la liberté. L'originalité de sa tactique, nous ne la comprenions pas alors; le secret de ses succès, nous ne l'avions pas pénétré et la rapidité de ses victoires portait notre imagination à lui attribuer le pouvoir mystẻrieux d'un héros de roman. Nous avouons ne pas pouvoir lire maintenant encore l'histoire de ses |