Il y a de grands et sérieux droits naturels, qui sont antérieurs aux lois, et sur lesquels la loi repose. Il y a dans les affaires humaines des exigences impérieuses, qui parlent d'elles-mêmes et qui n'ont pas hesoin de précédents pour indiquer la bonne route. Il y a dans l'histoire de notre espèce des époques terribles, qui n'appartiennent pas au cours ordinaire des choses. Tel fut cet espace de temps pendant lequel Bonaparte, au mépris d'engagements solennels, a terrassé la France et mis toute l'Europe en combustion. Ceux qui confondent un parail fait avec les événements ordinaires de l'histoire et ne voient dans Bonaparte qu'un ennemi ordinaire de la paix et de l'indépendance des nations, ceux-là ont certainement une tournure d'esprit toute différente de la nôtre. Nous avouons donc, que non seulement nous sommes incapable de comprendre le tort fait à Napoléon en l'envoyant à Ste-Hélène, mais que nous ne pouvons pas même ressentir beaucoup de commisération pour les désagréments et les privations qu'il y endura. Dans ce cas particulier notre sympathie est intraitable et pleine de mauvais vouloir. Si nous voulons la diriger sur cette île solitaire et la fixer sur l'illustre victime de la cruauté britannique, elle ne veut pas y rester longtemps, mais elle prend la fuite par delà la Méditerranée jusqu'à Jaffa, et par delà l'Atlantique jusqu'à la plate-forme où le duc d'Enghien fut fusillé, jusqu'à la prison de Toussaint et jusqu'aux champs de bataille où des milliers d'hommes gisent baignés dans leur sang pour obéir au commandement d'un seul. Si nous nous efforçons de diriger nos pensées sur les souffrances du héros traité avec peu d'égards, d'autres souffrances dont il fut la cause, et de plus terribles que les siennes, se pressent en foule dans notre mémoire. Ses plaintes, quoique bruyantes et amères, sont étouffées par les gémissements et les malédictions qui remplissent nos oreilles, de toutes les contrées qu'il a traversées. Nous n'avons pas de larmes à dépenser pour une grandeur déchue, quand cette grandeur a été fondée sur le crime et s'est accrue par la force et la perfidie. Nous les réservons au contraire pour ceux dont elle a entrainé la ruine. Nous gardons nos sympathies pour notre espèce, pour la nature humaine dans sa condition la plus humble, pour le paysan appauvri, pour la mère privée de ses enfants, pour la vierge violée; et nous sommes même assez pervers pour nous réjouir de ce que l'Océan renferme une prison où l'auteur de ces malheurs puisse être mis en lieu de sûreté. L'histoire de Bonaparte est trop grave, à nos yeux, les torts dont il s'est rendu coupable envers l'humanité et la liberté sont trop flagrants pour nous permettre de jouer au sentimentalisme autour de son tombeau à Ste-Hélène. Nous laissons cela à l'âge plus raffiné dans lequel nous vivons; et nous le faisons dans l'espoir qu'il arrivera un âge d'une complexion moins tendre, mais d'un sentiment plus large, plus sévère et d'une sympathie plus profonde pour la race humaine tout entière. Si nos humbles pages survivent encore alors, nous avons la confiance inébranlable que l'indignation, qui ne souffre pas de transaction, avec laquelle nous plaidons la cause de notre nature opprimée et insultée, ne sera pas attribuée à une simple disposition à la vengeance ni à la dureté de cœur. Nous avons fait observer que l'indignation morale d'un grand nombre de personnes contre Bonaparte avait été neutralisée ou avait disparu, non-seulement à cause de ses souffrances supposées, mais aussi à cause de l'abus indigne que ses vainqueurs avaient fait de leur triomphe. On a prétendu que tout mauvais que pût ètre son despotisme, celui de la Sainte Alliance a été encore pire, et que Napoléon fut un fléau moindre que la coalition des monarques du continent, imaginée pour supprimer systématiquement la liberté. Au moyen d'un tel raisonnement ses crimes ont été couverts d'un voile et sa chute est devenue un thème de lamentations. Ce n'est pas une des plus minces erreurs ni des plus petites fautes des Souverains Alliés, d'avoir travaillé par leur misérable politique à détourner le ressentiment et la réprobation morale des hommes, de l'usurpateur sur eux-mêmes. Nous n'avons rien à dire pour la défense de ces souverains. Nous ne le cédons à personne quand il s'agit de stigmatiser la Sainte Alliance, appelée ainsi par une espèce de profanation. A nos yeux ses doctrines sont aussi fausses que toutes les doctrines produites par le Jacobinisme. Les Monarques Alliés ont ajouté aux autres torts des despotes, celui d'une ingratitude manifeste; oui, d'ingratitude envers les généreuses et braves nations auxquelles ils étaient redevables de leurs trônes, dont l'esprit d'indépendance et de patriotisme, et dont la haine pour l'oppression avaient contribué plus que les armées permanentes à relever les monarchies d'Europe qui étaient tombées et à raffermir celles qui menaçaient de s'écrouler. Si jamais on l'oublie dans les annales du despotisme, c'est à l'histoire à le rappeler sur ses tablettes les plus durables, que le premier usage fait par les principaux souverains du continent de leur puissance reconquise ou confirmée, fut de conspirer contre les espérances et les droits des nations, par lesquelles ils avaient été sauvés; d'organiser la force militaire de l'Europe contre les institutions libres, contre la presse, contre l'esprit de liberté et de patriotisme qui avait surgi pendant la glorieuse lutte avec Napoléon, contre le droit des peuples d'exercer leur part d'influence sur les gouvernements au contrôle desquels leurs plus chers intérêts allaient être soumis. Non, jamais n'oublions que tels furent les sentiments d'honneur des souverains, que telles furent leurs récompenses pour le sang qui avait été versé spontanément en leur faveur. La liberté et l'humanité poussent un cri solennel et puissant contre eux jusqu'à ce tribunal devant lequel rois et sujets comparaîtront bientôt comme des égaux. Quoiqu'il en soit, ce serait un étrange aveuglement de ne pas sentir que la chute de Napoléon fut un bonheur pour le monde. Qui peut, par exemple, jeter les yeux sur la France, et ne pas y apercevoir un germe de liberté (1), qui n'aurait jamais pu croitre sous le terrible froncement de sourcils de l'usurpateur? Sans doute, la vie de Napoléon, sous l'influence de quelque charme qu'elle parût ètre placée, devait à la longue avoir une fin; et on a soutenu qu'alors son empire serait tombé en pièces, et que ce fracas général, par quelque procédé inexplicable, aurait donné naissance à une liberté plus étendue et plus durable qu'on ne peut espérer aujourd'hui. Mais de telles prévisions nous semblent reposer sur un étrange et inattentif oubli de la nature et des conséquences inévitables de la puissance de Napoléon. C'était une puissance toute militaire. Il avait littéralement transformé l'Europe en un camp, et il avait concentré ses aptitudes les plus précieuses sur une seule occupation, la guerre. L'Europe reprenait donc le chemin de ces époques de calamités et de ténèbres, où le glaive était l'unique loi. La marche progressive des siècles, qui avait consisté principalement dans la substitution de l'intelligence, de l'opinion publique, et des autres influences paisibles et rationnelles, à la force brutale, était complétement bouleversée. A la mort de Bonaparte, son (1) N'oublions pas que ceci était écrit en 1827-1828 (trad.) |