quand il avait intercepté quelques preuves d'intelligence entre les hommes et les femmes qui l'environnaient, et il se vantait « de connaître tout; » il se mêlait de la coupe des vêtements de femmes; il allait écouter incognito les hurrahs et les éloges de la rue. Ses manières étaient grossières. Il traitait les femmes avec une familiarité de bas étage. Il avait l'habitude de leur tirer l'oreille, et de leur pincer les joues, quand il était de bonne humeur; et dans ses derniers jours, de tirer l'oreille et les moustaches ou les favoris des hommes, de les frapper, et de badiner grossièrement avec eux. Il ne paraît pas qu'il écoutàt par le trou de la serrure, ou du moins qu'il fût attrapé à cela. Bref, quand vous avez pénétré dans tous les coins et recoins de sa puissance et de sa splendeur, vous vous apercevez que vous avez à faire, non pas à un homme honorable, à un gentleman enfin, mais à un charlatan et un coquin; et il mérite parfaitement l'épithète de Jupiter Scapin, ou d'une sorte de Jupiter qui décampe. En faisant la description des deux partis qui se partagent la société moderne, le parti démocratique et le parti conservateur, j'ai dit que Bonaparte représente le premier, ou le parti des hommes d'affaires et qu'il est l'adversaire du parti stationnaire ou conservateur. J'ai omis alors d'ajouter, ce qui est important à consigner, que ces deux partis ne diffèrent entre eux que comme les jeunes gens des vieillards. Le démocrate est un jeune conservateur; le conser vateur est un vieux démocrate. L'aristocrate est le démocrate mûr, et il est allé produire de la graine; car les deux partis reposent sur cette seule base, la valeur souveraine de la propriété, que l'un cherche à acquérir, et l'autre à garder. On peut dire de Bonaparte qu'il représente toute l'histoire de ce premier parti, sa jeunesse et son âge mûr, et même, avec une justesse poétique, qu'il en renferme la destinée dans sa personne. La contre-révolution, le parti opposé, attend toujours pour son organe et son représentant un homme qui poursuive avec amour un but vraiment d'intérêt public et général. Nous avons assisté ici à une expérience, dans les conditions les plus favorables, de ce que peut l'entendement sans la conscience. Jamais chef ne fut si bien doué, ni si bien armé; jamais chef ne rencontra de pareils aides et associés. Et quel a été le résultat de ce vaste talent, de cette vaste puissance, de ces immenses armées, de ces villes brùlées, de ce trésor dissipé, de ces millions d'hommes sacrifiés, de cette Europé démoralisée ? Cela n'a abouti à rien. Tout a disparu, comme la fumée de ses canons, et n'a pas imprimé de trace. Il a laissé la France plus petite, plus pauvre, plus faible, qu'il ne l'avait trouvée ; et toute la lutte pour la liberté a été à recommencer. La tentative, en principe, n'était qu'un suicide. La France le servit en lui sacrifiant vie, corps, fortune, aussi longtemps qu'elle put identifier ses intérêts avec ceux de cet homme; mais lorsqu'on vit qu'après la victoire une autre guerre, qu'après la destruction des armées, venaient de nouvelles levées, qu'après des efforts désespérés on n'était jamais près d'en recueillir la récompense, qu'on ne pouvait pas dépenser ce qu'on avait gagné, ni se reposer sur son lit de duvet, ni se prélasser dans son château, on l'abandonna. On trouva que son égoïsme absorbant était mortel pour tous les autres hommes. Cela ressemblait à la torpille, qui fait éprouver une suite de commotions à tous ceux qui sont soumis à son influence; elle produit des spasmes qui contractent les muscles de la main, de manière que l'homme ne peut plus ouvrir les doigts, et l'animal vous inflige alors de nouveaux chocs, plus violents encore, jusqu'à ce qu'il paralyse et fasse périr sa victime. De même cet égoïste outré restreignait, appauvrissait, et absorbait l'énergie et l'existence de ceux qui le servaient. Aussi le cri général de la France et de l'Europe, en 1814, fut-il : « Assez de lui; Assez de Bonaparte.» Ce ne fut pas la faute de Bonaparte. Il fit tout ce qu'il était possible, quant à lui, pour vivre et réussir sans principe moral. Ce fut la nature des choses, ce fut l'éternelle loi de l'homme et du monde, qui le frustrèrent et le conduisirent à sa ruine. Faites un million d'expériences de cette nature, et le résultat sera le même. Toute tentative, qu'elle soit faite par des multitudes ou par des individus, qui a un but sensuel et égoïste, doit échouer. Le pacifique Fou rier ne produira pas plus d'effet que le pernicieux Bonaparte. Aussi longtemps que notre civilisation reposera essentiellement sur la propriété, sur les barrières, sur l'esprit d'exclusion, elle sera le jouet des illusions. Notre opulence nous laissera malade; il y aura de l'amertune dans notre rire, et notre vin brûlera nos lèvres. Il n'y a qu'un bien qui soit profitable, c'est celui qu'on peut goûter, toutes portes ouvertes, c'est celui qui est utile à tous les hommes. FIN. |