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sonne ne se soucie: ils placent les héros de l'antiquité entre six rangs de jeunes Parisiens; ils calquent les modes françaises sur l'habit romain; on voit Cornélie en pleurs avec deux doigts de rouge, Caton poudré à blanc, et Brutus20 en panier. Tout cela ne choque per- 5 sonne, et ne fait rien au succès des pièces: comme on ne voit que l'acteur dans le personnage, on ne voit non plus que l'auteur dans le drame; et, si le costume est négligé, cela se pardonne aisément, car on sait bien que Corneille n'était pas tailleur, ni Crébillon perruquier.

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Ainsi, de quelque sens qu'on envisage les choses, tout n'est ici que babil, jargon, propos sans conséquence. Sur la scène comme dans le monde, on a beau écouter ce qui se dit, on n'apprend rien de ce qui se fait: et qu'a-t-on besoin de l'apprendre? Sitôt qu'un homme a 15 parlé, s'informe-t-on de sa conduite? n'a-t-il pas tout fait? n'est-il pas jugé? L'honnête homme d'ici n'est point celui qui fait de bonnes actions, mais celui qui dit de belles choses; et un seul propos inconsidéré, lâché sans réflexion, peut faire à celui qui le tient un 20 tort irréparable que n'effaceraient pas quarante ans d'intégrité. En un mot, bien que les œuvres des hommes ne ressemblent guère à leurs discours, je vois qu'on ne les peint que par leurs discours, sans égard à leurs œuvres; je vois aussi que dans une grande ville 25 la société paraît plus douce, plus facile, plus sûre même

20 Actors were dressed in a conventional antique costume which approximated the fashions of the time, the panier was a flaring short skirt. Rousseau's irony is heightened by the fact that Cornelia (mother of the Gracchi) Cato and Brutus were regarded as Romans of the stern and simple type.

que parmi des gens moins étudiés; mais les hommes y sont-ils en effet plus humains, plus modérés, plus justes? Je n'en sais rien. Ce ne sont encore là que des apparences; et, sous ces dehors si ouverts et si agré5 ables, les cœurs sont peut-être plus cachés, plus enfoncés en dedans que les nôtres. Étranger, isolé, sans affaires, sans liaisons, sans plaisirs, et ne voulant m'en rapporter qu'à moi, le moyen de pouvoir prononcer?

-Deuxième Partie Lettre XVII.

EXCURSION ON LAKE GENEVA

(After the separation of the lovers, Julie, on her father's insistence, had been released by Saint-Preux from her promise not to marry without his consent, in order from a sense of duty to marry M. de Wolmar, an undemonstrative man of honor and dignity to whom her father is under deep moral obligation. Saint-Preux, urged by his English friend, Lord Bomston, to whom the letter is addressed, had made a journey around the world on an English vessel. He has returned at the invitation of M. de Wolmar who knows of his earlier love for Julie. To show his confidence M. de Wolmar leaves for a few days and Saint-Preux and Julie set out from her home at Clarens for an excursion on the lake. They are caught in a storm and forced, after Saint-Preux and the boatmen are nearly exhausted, to land at Meillerie across the lake where Saint-Preux had sojourned on his return from his exile in the Valais (cf. Première Partie, Lettre XXIII). Notice in this selection Rousseau's description of romantic nature in its wilder aspects, his use

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of nature as a factor in the story and his lyric treatment of sentiment and virtue.)

De Saint-Preux à milord Edouard

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Après le dîner, l'eau continuant d'être forte et le bateau ayant besoin de racommoder1, je proposai 5 un tour de promenade. Julie m'opposa le vent, le soleil, et songeait à ma lassitude. J'avais mes vues; ainsi je répondis à tout. "Je suis, lui dis-je, accoutumé dès l'enfance aux exercices pénibles; loin de nuire à ma santé, ils l'affermissent, et mon dernier voyage m'a rendu bien plus robuste encore. A l'égard du soleil et du vent, vous avez votre chapeau de paille; nous gagnerons des abris et des bois; il n'est question que de monter entre quelques rochers, et vous qui n'aimez pas la plaine en supporterez volontiers la fatigue." Elle 15 fit ce que je voulais, et nous partîmes pendant le dîner de nos gens.

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Vous savez qu'après mon exil du Valais, je revins, il y a dix ans, à Meillerie, attendre la permission de mon retour. C'est là que je passai des jours si tristes et si délicieux, uniquement occupé d'elle; et c'est de la que je lui écrivis une lettre dont elle fut si touchée. J'avais toujours désiré de revoir la retraite isolée qui me servit d'asile au milieu des glaces, et où mon cœur se plaisait à converser en lui-même avec ce qu'il eut de 25 plus cher au monde. L'occasion de visiter ce lieu si chéri dans une saison plus agréable, et avec celle dont l'image l'habitait jadis avec moi, fut le motif secret de ma promenade. Je me faisais un plaisir de lui

1 For d'être raccommodé.

montrer d'anciens monuments d'une passion si constante et si malheureuse.

Nous y parvînmes après une heure de marche par des sentiers tortueux et frais, qui, montant insensiblement 5 entre les arbres et les rochers, n'avaient rien de plus incommode que la longueur du chemin. En approchant et reconnaissant mes anciens renseignements,2 je fus prêt à me trouver mal; mais je me surmontai, je cachai mon trouble, et nous arrivâmes. Ce lieu solitaire for10 mait un réduit sauvage et désert, mais plein de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu'aux âmes sensibles, et paraissent horribles aux autres. Un torrent formé par la fonte des neiges roulait à vingt pas de nous une eau bourbeuse, et charriait avec bruit du limon, du 15 sable et des pierres. Derrière nous, une chaine de roches inaccessibles séparait l'esplanade où nous étions de cette partie des Alpes qu'on nomme les Glacières, parce que d'énormes sommets de glaces qui s'accroissent incessamment les couvrent depuis le commence20 ment du monde. Des forêts de noirs sapins nous ombrageaient tristement à droite. Un grand bois de chênes était à gauche, au delà du torrent, et, au-dessous de nous, cette immense plaine d'eau que le lac forme au sein des Alpes nous séparait des riches côtes 25 du pays de Vaud, dont la cime du majestueux Jura

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couronnait le tableau.

2 Markings, blazes to indicate his paths.

3 Ces montagnes sont si hautes qu'une demi-heure après le soleil couché leurs sommets sont encore éclairés de ses rayons, dont le rouge forme sur ces cimes blanches une belle couleur de rose qu'on aperçoit de fort loin.

Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain où nous étions étalait les charmes d'un séjour riant et champêtre; quelques ruisseaux filtraient à travers les rochers et roulaient sur la verdure en filets de cristal; quelques arbres fruitiers sauvages penchaient 5 leurs têtes sur les nôtres; la terre, humide et fraîche, était couverte d'herbe et de fleurs. En comparant un si doux séjour aux objets qui l'environnaient il semblait que ce lieu désert dût être l'asile de deux amants échappés seuls au bouleversement de la nature.

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Quand nous eûmes atteint ce réduit et que je l'eus quelque temps contemplé: "Quoi! dis-je à Julie en la regardant avec un œil humide, votre cœur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous point quelque émotion secrète à l'aspect d'un lieu si plein de vous ?" Alors, sans 15 attendre sa réponse, je la conduisis vers le rocher, et lui montrai son chiffre gravé dans mille endroits, et plusieurs vers du Pétrarque et du Tasse relatifs à la situation où j'étais en les traçant. En les revoyant moimême après si longtemps, j'éprouvai combien la pré- 20 sence des objets peut ranimer puissamment les sentiments violents dont on fut agité près d'eux. Je lui dis avec un peu de véhémence: "O Julie! éternel charme de mon cœur, voici les lieux où soupira jadis pour toi le plus fidèle amant du monde; voici le séjour où ta chère 25 image faisait son bonheur, et préparait celui qu'il reçut enfin de toi-même. On n'y voyait alors ni ces fruits, ni ces ombrages, la verdure et les fleurs ne tapissaient

* Modernized texts read de. Rousseau, however wrote du as it was still customary at that time to write le Pétrarque as well as le Tasse.

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