point ces compartiments, le cours de ces ruisseaux n'en formait point les divisions, ces oiseaux n'y faisaient point entendre leurs ramages; le vorace épervier, le corbeau funèbre, et l'aigle terrible des Alpes, faisaient 5 seuls retentir de leurs cris ces cavernes; d'immenses glaces pendaient à tous ces rochers, des festons de neige étaient le seul ornement de ces arbres: tout respirait ici les rigueurs de l'hiver et l'horreur des frimas; les feux seuls de mon cœur me rendaient ce lieu sup10 portable, et les jours entiers s'y passaient à penser à toi. Voilà la pierre où je m'asseyais pour contempler au loin ton heureux séjour; sur celle-ci fut écrite la lettre qui toucha ton cœur ; ces cailloux tranchants me servaient de burin pour graver ton chiffre; ici je passai 15 le torrent glacé pour reprendre une de tes lettres qu'em portait un tourbillon; là je vins relire et baiser mille fois la dernière que tu m'écrivis; voilà le bord où, d'un œil avide et sombre, je mesurais la profondeur de ces abîmes; enfin ce fut ici qu'avant mon triste départ je 20 vins te pleurer mourante, et jurer de ne te pas survivre. Fille trop constamment aimée, ô toi pour qui j'étais né, faut-il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux, et regretter le temps que j'y passais à gémir de ton absence!..." J'allais continuer; mais Julie, qui, me 25 voyant approcher du bord s'était effrayée et m'avait saisi la main, la serra sans mot dire en me regardant avec tendresse et retenant avec peine un soupir; puis 5 To describe the revisiting of scenes in nature where the author had experienced love was to provide perhaps the greatest theme of the romantic lyrists. See Lamartine's Le Lac, Hugo's Tristesse d'Olympio, Musset's Souvenir, Ste. Beuve's La Colline. tout à coup détournant la vue et me tirant par le bras: "Allons-nous-en, mon ami, me dit-elle d'une voix émue: l'air de ce lieu n'est pas bon pour moi." Je partis avec elle en gémissant, mais sans lui répondre, et je quittai pour jamais ce triste réduit comme j'aurais quitté Julie 5 elle-même. Revenus lentement au port après quelques détours, nous nous séparâmes. Elle voulut rester seule, et je continuai de me promener, sans trop savoir où j'allais. A mon retour, le bateau n'étant pas encore prêt, ni l'eau 10 tranquille, nous soupâmes tristement, les yeux baissés, l'air rêveur, mangeant peu et parlant encore moins. Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève, en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l'eau devint plus calme, et Julie me pro- 15 posa de partir. Je lui donnai la main' pour entrer dans le bateau, et, en m'asseyant à côté d'elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m'excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retra- 20 çant les plaisirs d'un autre âge, au lieu de m'égayer m'attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j'étais accablé. Un ciel serein, la fraîcheur 6 Notice the effective simplicity and naturalness of this reply with its absence of customary rhetoric. As Mornet points out this does not indicate familiarity. To give the hand to a lady at this time was quite as formal as to offer one's arm at present. 8 La bécassine du lac de Genève n'est point l'oiseau qu'on appelle en France du même nom. Le chant plus vif et plus animé de la nôtre donne au lac, durant les nuits d'été, un air de vie et de fraîcheur qui rend ses rives encore plus charmantes. de l'air, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l'eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille 5 réflexions douloureuses." Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premières amours. Tous les sentiments délicieux qui remplissaient alors mon âme s'y retracèrent pour l'af10 fliger; tous les événements de notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs, E tanta fede, e sì dolci memorie, 15 ces foules de petits objets qui m'offraient l'image de mon bonheur passé, tout revenait, pour augmenter ma misère présente, prendre place en mon souvenir. “C’en est fait, disais-je en moi-même, ces temps, ces temps heureux ne sont plus; ils ont disparu pour jamais. 20 Hélas! ils ne reviendront plus; et nous vivons, et nous sommes ensemble, et nos cœurs sont toujours unis!" Il me semblait que j'aurais porté plus patiemment sa mort ou son absence, et que j'avais moins souffert tout le temps que j'avais passé loin d'elle. Quand je gémis25 sais dans l'éloignement, l'espoir de la revoir soulageait 9 This celebrated passage with the paragraph following gives a striking example of Rousseau's use of nature to contribute to emotional effect. Notice the details employed, the rhythm of the prose, and compare the situation with Le Lac. 10 "Et cette foi si pure, et ces doux souvenirs, et cette longue familiarité!" MÉTASTASIO. mon cœur ; je me flattais qu'un instant de sa présence effacerait toutes mes peines; j'envisageais au moins dans les possibles un état moins cruel que le mien; mais se trouver auprès d'elle, mais la voir, la toucher, lui parler, l'aimer, l'adorer, et, presque en la possédant 5 encore, la sentir perdue à jamais pour moi, voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage qui m'agitèrent par degrés jusqu'au désespoir. Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit des projets funestes, et, dans un transport dont je frémis en y pen- 10 sant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots et d'y finir dans ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette horrible tentation devint à la fin si forte que je fus obligé de quitter brusquement sa main pour passer à la pointe du bateau. 15 Là mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours; un sentiment plus doux s'insinua peu à peu dans mon âme, l'attendrissement surmonta le désespoir, je me mis à verser des torrents de larmes; et cet état, comparé à celui dont je sortais, n'était pas sans 20 quelque plaisir. Je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprès de Julie; je repris sa main. mouchoir; je le sentis fort mouillé. tout bas, je vois que nos cœurs n'ont jamais cessé de 25 s'entendre! Il est vrai, dit-elle d'une voix altérée; mais que ce soit la dernière fois qu'ils auront parlé sur ce ton!" Nous recommençâmes alors à causer tranquillement, et, au bout d'une heure de navigation, nous arrivâmes sans autre accident. Quand nous fûmes Elle tenait son rentrés, j'aperçus à la lumière qu'elle avait les yeux rouges et fort gonflés: elle ne dut pas trouver les miens en meilleur état. Après les fatigues de cette journée, elle avait grand besoin de repos; elle se retira, 5 et je fus me coucher. Voilà, mon ami, le détail du jour de ma vie où, sans exception, j'ai senti les émotions les plus vives. J'espère qu'elles seront la crise qui me rendra tout à fait à moi. Au reste, je vous dirai que cette aventure m'a 10 plus convaincu que tous les arguments de la liberté de l'homme et du mérite de la vertu. Combien de gens sont faiblement tentés et succombent! Pour Julie, mes yeux le virent et mon cœur le sentit, elle soutint ce jourlà le plus grand combat qu'âme humaine ait pu soutenir : 15 elle vainquit pourtant. -Quatrième Partie, Lettre XVII. THE IDEAL OF LIFE (Saint-Preux has come to live at the house of the Wolmars. M. de Wolmar has lost most of his fortune and with the help of Julie has developed a small estate at Clarens. Saint-Preux describes for his friend, Milord Édouard, the ideal life which the family leads, and discusses in detail questions of domestic economy which were received with keen interest at that time. This picture, as well as the description of life at the end of Emile gives Rousseau's matured ideal of happiness, and this should be remembered when reading his discourses of protest and his laudation of the state of nature. Though there existed and had |