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mes rêveries, avec quel dédain je la chassais à l'instant pour me livrer, sans distractions, aux sentiments exquis dont mon âme était pleine! Cependant au milieu de tout cela, je l'avoue, le néant de mes chimères venait 5 quelquefois la contrister tout à coup. Quand tous mes rêves se seraient tournés en réalités, ils ne m'auraient pas suffi; j'aurais imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n'aurait pu remplir, un certain élancement de cœur vers une 10 autre sorte de jouissance dont je n'avais pas d'idée, et dont pourtant je sentais le besoin. Hé bien, monsieur, cela même était jouissance, puisque j'en étais pénétré d'un sentiment très vif, et d'une tristesse attirante, que je n'aurais pas voulu ne pas avoir.

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Bientôt de la surface de la terre j'élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l'être incompréhensible qui embrasse tout. Alors, l'esprit perdu dans cette immensité je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas, 20 je me sentais, avec une sorte de volupté, accablé du poids de cet univers, je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j'aimais à me perdre en imagination dans l'espace, mon cœur resserré dans les bornes des êtres s'y trouvait trop à l'étroit; j'étouf25 fais dans l'univers; j'aurais voulu m'élancer dans l'infini. Je crois que, si j'eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l'agitation 30 de mes transports, me faisait écrier quelquefois: "O grand Être! ô grand Être!" sans pouvoir dire ni penser rien de plus.

Ainsi s'écoulaient dans un délire continuel les journées les plus charmantes que jamais créature humaine ait passées et quand le coucher du soleil me faisait songer à la retraite, étonné de la rapidité du temps, je croyais n'avoir pas assez mis à profit ma journée, 5 je pensais en pouvoir jouir davantage encore; et, pour réparer le temps perdu, je me disais: "Je reviendrai demain."

Je revenais à petits pas, la tête un peu fatiguée, mais le cœur content; je me reposais agréablement au retour, 10 en me livrant à l'impression des objets, mais sans penser, sans imaginer, sans rien faire autre chose que sentir le calme et le bonheur de ma situation. Je trouvais mon couvert mis sur ma terrasse. Je soupais de grand appétit dans mon petit domestique; nulle 15 image de servitude et de dépendance ne troublait la bienveillance qui nous unissait tous. Mon chien luimême était mon ami, non mon esclave; nous avions toujours la même volonté, mais jamais il ne m'a obéi. Ma gaieté durant toute la soirée témoignait que j'avais 20 vécu seul tout le jour; j'étais bien différent quand j'avais vu de la compagnie : j'étais rarement content des autres, et jamais de moi. Le soir, j'étais grondeur et taciturne: cette remarque est de ma gouvernante, et, depuis qu'elle me l'a dite, je l'ai toujours trouvée juste 25 en m'observant. Enfin, après avoir fait encore quelques tours dans mon jardin, ou chanté quelque air sur mon épinette, je trouvais dans mon lit un repos de corps. et d'âme cent fois plus doux que le sommeil même.

Ce sont là les jours qui ont fait le vrai bonheur de 30 ma vie, bonheur sans amertune, sans ennuis, sans re

grets, et auquel j'aurais borné volontiers tout celui de mon existence. Oui, monsieur, que de pareils jours remplissent pour moi l'éternité, je n'en demande point d'autres, et n'imagine pas que je sois beaucoup moins 5 heureux dans ces ravissantes contemplations que les intelligences célestes. Mais un corps qui souffre ôte à l'esprit sa liberté; désormais je ne suis plus seul, j'ai un hôte qui m'importune, il faut m'en délivrer pour être à moi; et l'essai que j'ai fait de ces douces jouis10 sances ne sert plus qu'à me faire attendre avec moins d'effroi le moment de les goûter sans distraction.

Mais me voici déjà à la fin de ma seconde feuille. Il m'en faudrait pourtant encore une. Encore une lettre donc, et puis plus. Pardon, monsieur; quoique j'aime 15 trop à parler de moi, je n'aime pas à en parler avec tout le monde: c'est ce qui me fait abuser de l'occasion quand je l'ai et qu'elle me plaît. Voilà mon tort et mon excuse. Je vous prie de la prendre en gré.

LES RÊVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE

(The Cinquième Promenade of the Rêveries recounts the story of Rousseau's brief sojourn at the Ile de Saint-Pierre where he found asylum for six weeks (September-October, 1765) from his real or imagined persecutors. He had already received the visit of David Hume who in all good faith had invited him to come to England, an invitation which Rousseau was to accept with disastrous results. His house at Motiers had been stoned. How serious this "lapidation" was and what had caused it, is a question on which biographers disagree. This account was written, not fifteen, but at latest thirteen years after the events recorded, in 1777. His sense of being unjustly persecuted by all mankind had now become deeply rooted in his spirit and amounted to an obsession. The situation will be clearer to anyone who reads the Confessions, Euvres Vol. IX, pp. 66-82, cf. also Metzger, J.-J. Rousseau à l'île de Saint-Pierre 1875,, also Mémoires de la Société Archéologique Savoisienne 1905.)

CINQUIÈME PROMENADE

Description de l'île de Saint-Pierre. Rousseau regrette de n'avoir pu y fixer son séjour. Il y travaille à la botanique. Détail de ses amusements dans cette île. Il y fonde une colonie.

De toutes les habitations où j'ai demeuré (et j'en ai

eu de charmantes), aucune ne m'a rendu si véritablement heureux et ne m'a laissé de si tendres regrets que l'île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette petite île, qu'on appelle à Neuchâtel l'île de La Motte, 5 est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n'en fait mention. Cependant elle est très agréable, et singulièrement située pour le bonheur d'un homme qui aime à se circonscrire; car, quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait 10 fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l'ais trouvé jusqu'ici chez nul

autre.

Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques1 que celles du lac de Genève, parce que les 15 rochers et les bois y bordent l'eau de plus près; mais elles ne sont pas moins riantes. S'il y a moins de culture de champs et de vignes, moins de villes et de maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d'asiles ombragés de bocages, des contrastes 20 plus fréquents et des accidents plus rapprochés. Comme il n'y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs, mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à 25 loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un

1 This was long considered the first use of the much-debated word in French. Littré so gives it. It has since been proved that it occurred in translations and lesser known writers as early as 1675 (cf. François. Romantique. Annales J. J. Rousseau. 1909. Vol. V, pp. 198-236. Morize. Revue d'Histoire littéraire de la France. 1911. Vol. VIII, p. 440. Delaruelle, ibid., p. 940).

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