aimable, toute piquante qu'elle est, je ne connus jamais mieux que les sensations ne sont rien que ce que le cœur les fait être. Mais que devins-je un moment après, quand je sentis... la main me tremble... un doux frémissement... ta bouche de roses... la bouche de Julie... 5 se poser, se presser sur la mienne, et mon corps serré dans tes bras? Non, le feu du ciel n'est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l'instant m'embraser. Toutes les parties de moi-même se rassemblèrent sous ce toucher délicieux. Le feu s'exhalait avec nos soupirs 10 de nos lèvres brûlantes, et mon cœur se mourait sous le poids de la volupté... quand tout à coup je te vis pâlir, fermer tes beaux yeux, t'appuyer sur ta cousine, et tomber en défaillance. Ainsi la frayeur éteignit le plaisir, et mon bonheur ne fut qu'un éclair. 15 20 A peine sais-je ce qui m'est arrivé depuis ce fatal moment. L'impression profonde que j'ai reçue ne peut plus s'effacer. Une faveur !... c'est un tourment horrible... Non, garde tes baisers, je ne les saurais supporter.. ils sont trop âcres, trop pénétrants; ils percent; ils brûlent jusqu'à la moelle... ils me rendraient furieux. Un seul, un seul m'a jeté dans un égarement dont je ne puis plus revenir. Je ne suis plus le même, et ne te vois plus la même. Je ne te vois plus comme autrefois réprimante et sévère; mais je te sens et te touche sans 25 cesse unie à mon sein comme tu fus un instant. O, Julie! quelque sort que m'annonce un transport dont je ne suis plus maître, quelque traitement que ta rigueur me destine, je ne puis plus vivre dans l'état où je suis, et je sens qu'il faut enfin que j'expire à tes pieds... ou 30 dans tes bras. -Première Partie Lettre XIV. SAINT-PREUX SETS OUT FOR SION (Julie has urged Saint-Preux to make a journey to Sion in the Valais and has sent him a purse which Saint-Preux, who believed his honor offended, returned. Julie sent the purse a second time with a letter which made acceptance imperative, and SaintPreux accepts and departs.) A Julie J'ai reçu vos dons, je suis parti sans vous voir, me voici bien loin de vous; êtes-vous contente de vos tyrannies, et vous ai-je assez obéi? Je ne puis vous parler de mon voyage; à peine sais-je 5 comment il s'est fait. J'ai mis trois jours à faire vingt lieues; chaque pas qui m'éloignait de vous séparait mon corps de mon âme, et me donnait un sentiment anticipé de la mort. Je voulais vous décrire ce que je verrais. Vain projet! Je n'ai rien vu que vous, et ne puis vous 10 peindre que Julie. Les puissantes émotions que je viens d'éprouver coup sur coup m'ont jeté dans des distractions continuelles; je me sentais toujours où je n'étais point: à peine avais-je assez de présence d'esprit pour suivre et demander mon chemin, et je suis arrivé à 15 Sion sans être parti de Vevey. Oui, C'est ainsi que j'ai trouvé le secret d'éluder votre rigueur et de vous voir sans vous désobéir. cruelle, quoi que vous ayez su faire, vous n'avez pu me séparer de vous tout entier. Je n'ai traîné dans mon 20 exil que la moindre partie de moi-même : tout ce qu'il y a de vivant en moi demeure auprès de vous sans cesse. Il erre impunément sur vos yeux, sur vos lèvres, sur votre sein, sur tous vos charmes; il pénètre partout comme une vapeur subtile; et je suis plus heureux en dépit de vous que je ne fus jamais de votre gré. J'ai ici quelques personnes à voir, quelques affaires à traiter; voilà ce qui me désole. Je ne suis point à 5 plaindre dans la solitude où je puis m'occuper de vous et me transporter aux lieux ou vous êtes. La vie active qui me rappelle à moi tout entier m'est seule insupportable. Je vais faire mal et vite pour être promptement libre, et pouvoir m'égarer à mon aise dans les lieux 10 sauvages qui forment à mes yeux les charmes de ce pays. Il faut tout fuir et vivre seul au monde, quand on n'y peut vivre avec vous. -Première Partie Lettre XVIII. SAINT-PREUX ON THE MOUNTAIN SCENERY OF THE VALAIS (Saint-Preux writes an account of his journey with gives Rousseau's attitude toward mountain scenery, his power of observation and delight in what a later generation was to call "local color." His reflections on the life of the people show his love of directness and sincerity, while the next to the last paragraph is a good example of his lyricism. This passage, beginning “O ma Julie" needed only to be versified to make a romantic lyric.) A Julie A peine ai-je employé huit jours à parcourir un pays qui demanderait des années d'observation; mais outre que la neige me chasse, j'ai voulu revenir au-devant du courrier, qui m'apporte, j'espère, une de vos lettres. 30 En attendant qu'elle arrive, je commence par vous écrire celle-ci, après laquelle j'en écrirai, s'il est nécessaire, une seconde pour répondre à la vôtre. Je ne vous ferai point ici un détail de mon voyage 5 et de mes remarques; j'en ai fait une relation que je compte vous porter. Il faut réserver notre correspondance pour les choses qui nous touchent de plus près l'un et l'autre. Je me contenterai de vous parler de la situation de mon âme; il est juste de vous rendre 10 compte de l'usage qu'on fait de votre bien. J'étais parti, triste de mes peines et consolé de votre joie; ce qui me tenait dans un certain état de langueur qui n'est pas sans charme pour un cœur sensible. Je gravissais lentement et à pied des sentiers assez rudes, 15 conduit par un homme que j'avais pris pour être mon guide, et dans lequel, durant toute la route, j'ai trouvé plutôt un ami qu'un mercenaire. Je voulais rêver, et j'en étais toujours détourné par quelque spectacle inattendu. Tantôt d'immenses roches pendaient en ruines 20 au-dessus de ma tête. Tantôt de hautes et bruyantes cascades m'inondaient de leur épais brouillard. Tantôt un torrent éternel ouvrait à mes côtés un abîme dont les yeux n'osaient sonder la profondeur. Quelquefois je me perdais dans l'obscurité d'un bois touffu. 25 Quelquefois, en sortant d'un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards. Un mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la main des hommes, où l'on eût cru qu'ils n'avaient jamais pénétré; à côté d'une caverne 30 on trouvait des maisons; on voyait des pampres secs où l'on n'eût cherché que des ronces, des vignes dans des terres éboulées, d'excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices. Ce n'était pas seulement le travail des hommes qui rendait ces pays étranges si bizarrement contrastés; la nature semblait encore prendre plaisir à s'y mettre en 5 opposition avec elle-même, tant on la trouvait différente en un même lieu sous divers aspects. Au levant les fleurs du printemps, au midi les fruits de l'automne, au nord les glaces de l'hiver: elle réunissait toutes les saisons dans le même instant, tous les climats dans le 10 même lieu, des terrains contraires sur le même sol, et formait l'accord inconnu partout ailleurs des productions des plaines et de celles des Alpes. Ajoutez à tout cela les illusions de l'optique, les pointes des monts différemment éclairées, le clair-obscur du soleil et des 15 ombres, et tous les accidents de lumière qui en résultaient le matin et le soir, vous aurez quelque idée des scènes continuelles qui ne cessèrent d'attirer mon admiration, et qui semblaient m'être offertes en un vrai théâtre: car la perspective des monts étant verticale 20 frappe les yeux tout à la fois et bien plus puissamment que celle des plaines qui ne se voit qu'obliquement, en fuyant, et dont chaque objet vous en cache un autre. J'attribuai, durant la première journée, aux agréments de cette variété le calme que je sentais renaître 25 en moi. J'admirais l'empire qu'ont sur nos passions les plus vives les êtres les plus insensibles, et je méprisais la philosophie de ne pouvoir pas même autant sur l'âme qu'une suite d'objets inanimés. Mais, cet état paisible ayant duré la nuit et augmenté le lendemain, je ne tardai pas de juger qu'il y avait encore quelque autre cause |