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qui ne m'était pas connue. J'arrivai ce jour-là sur des montagnes les moins élevées, et, parcourant ensuite leurs inégalités, sur celles des plus hautes qui étaient à ma portée. Après m'être promené dans les nuages, 5 j'atteignais un séjour plus serein, d'où l'on voit dans la saison le tonnerre et l'orage se former au-dessous de soi; image trop vaine de l'âme du sage, dont l'exemple n'exista jamais, ou n'existe qu'aux mêmes lieux d'où l'on en a tiré l'emblème.

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Ce fut là que je démêlai sensiblement dans la pureté de l'air où je me trouvais la véritable cause du changement de mon humeur, et du retour de cette paix intérieure que j'avais perdue depuis si longtemps. En effet, c'est une impression générale qu'éprouvent tous 15 les hommes, quoiqu'ils ne l'observent pas tous, que sur

les hautes montagnes, où l'air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l'esprit; les plaisirs y sont moins ardents, les passions plus modérées. Les 20 méditations y prennent je ne sais quel caractère grand et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n'a rien d'âcre ni de sensuel. Il semble qu'en s'élevant au-dessus du séjour des hommes on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu'à mesure qu'on approche des régions éthérées, l'âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. On y est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d'être et de penser: tous les désirs trops vifs s'émoussent; ils perdent cette pointe 30 aiguë qui les rend douloureux, ils ne laissent au fond du cœur qu'une émotion légère et douce; et c'est ainsi

qu'un heureux climat fait servir à la félicité de l'homme les passions qui font ailleurs son tourment. Je doute qu'aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs, pût tenir contre un pareil séjour prolongé, et je suis surpris que des bains de l'air salutaire et bien- 5 faisant des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la médecine et de la morale:

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Qui non palazzi, non teatro o loggia; Ma'n lor vece un' abete, un faggio, un pino, Trà l'erba verde e 'l bel monte vicino Levan di terra al ciel nostr' intelletto.1 Supposez les impressions réunies de ce que je viens de vous décrire, et vous aurez quelque idée de la situation délicieuse où je me trouvais. Imaginez la variété, la grandeur, la beauté de mille étonnants spectacles; le 15 plaisir de ne voir autour de soi que des objets tout nouveaux, des oiseaux étranges, des plantes bizarres et inconnues; d'observer en quelque sorte une autre nature, et de se trouver dans un nouveau monde. Tout cela fait aux yeux un mélange inexprimable, dont le charme 20 augmente encore par la subtilité de l'air, qui rend les couleurs plus vives, les traits plus marqués, rapproche tous les points de vue; les distances paraissant moindres que dans les plaines, où l'épaisseur de l'air couvre la terre d'un voile, l'horizon présente aux yeux plus d'ob- 25 jets qu'il semble n'en pouvoir contenir; enfin ce spectacle a je ne sais quoi de magique, de surnaturel, qui

1 Au lieu des palais, des pavillons, des théâtres, les chênes, les noirs sapins, les hêtres, s'élancent de l'herbe verte au sommet des monts, et semblent élever au ciel, avec leurs têtes, les yeux et l'esprit des mortels. PÉTRARQUE.

ravit l'esprit et les sens; on oublie tout, on s'oublie soimême, on ne sait plus où l'on est.

J'aurais passé tout le temps de mon voyage dans le seul enchantement du paysage si je n'en eusse éprouvé 5 un plus doux encore dans le commerce des habitants. Vous trouverez dans ma description un léger crayon de leur mœurs, de leur simplicité, de leur égalité d'âme, et de cette paisible tranquillité qui les rend heureux par l'exemption des peines plutôt que par le goût des plaiIO sirs. Mais ce que je n'ai pu vous peindre et qu'on ne peut guère imaginer, c'est leur humanité désintéressée, et leur zèle hospitalier pour tous les étrangers que le hasard ou la curiosité conduisent parmi eux: j'en fis une épreuve surprenante, moi qui n'étais connu de per15 sonne, et qui ne marchais qu'à l'aide d'un conducteur. Quand j'arrivais le soir dans un hameau, chacun venait avec tant d'empressement m'offrir sa maison que j'étais embarrassé du choix ; et celui qui obtenait la préférence en paraissait si content que la première fois je pris 20 cette ardeur pour de l'avidité. Mais je fus bien étonné quand, après en avoir usé chez mon hôte à peu près comme au cabaret, il refusa le lendemain mon argent, s'offensant même de ma proposition; et il en a partout été de même. Ainsi c'était le pur amour de l'hospi25 talité, communément assez tiède, qu'à sa vivacité j'avais pris pour l'âpreté du gain. Leur désintéressement fut si complet que dans tout le voyage je n'ai pu trouver à placer un patagon.2 En effet, à quoi dépenser de l'argent dans un pays où les maîtres ne reçoivent point 30 le prix de leurs frais, ni les domestiques celui de leurs

2 Écu du pays.

soins, et où l'on ne trouve aucun mendiant? Cependant l'argent est fort rare dans le Haut-Valais, mais c'est pour cela que les habitants sont à leur aise: car les denrées y sont abondantes sans aucun débouché au dehors, sans consommation de luxe au dedans, et sans que le cultivateur montagnard, dont les travaux sont les plaisirs, devienne moins laborieux. Si jamais ils ont plus d'argent, ils seront infailliblement plus pauvres ; ils ont la sagesse de le sentir, et il y a dans le pays des mines d'or qu'il n'est pas permis d'exploiter.

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J'étais d'abord fort surpris de l'opposition de ces usages avec ceux du Bas-Valais, où, sur la route d'Italie, on rançonne assez durement les passagers; et j'avais peine à concilier dans un mème peuple des manières si différentes. Un Valaisan m'en expliqua la 15 raison. "Dans la vallée," me dit-il, "les étrangers qui passent sont des marchands, et d'autres gens uniquement occupés de leur négoce et de leur gain; il est juste qu'ils nous laissent une partie de leur profit, et nous les traitons comme ils traitent les autres. Mais ici, où 20 nulle affaire n'appelle les étrangers, nous sommes sûrs que leur voyage est désintéressé; l'accueil qu'on leur fait l'est aussi. Ce sont des hôtes qui nous viennent voir parce qu'ils nous aiment, et nous les recevons avec amitié.

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"Au reste, ajouta-t-il en souriant, cette hospitalité n'est pas coûteuse, et peu de gens s'avisent d'en profiter."—"Ah! je le crois," lui répondis-je; "que ferait-on chez un peuple qui vit pour vivre, non pour gagner ni pour briller? Hommes heureux et dignes de 30 l'être, j'aime à croire qu'il faut vous ressembler en quelque chose pour se plaire au milieu de vous.”

Ce qui me paraissait le plus agréable dans leur accueil, c'était de n'y pas trouver le moindre vestige de gêne ni pour eux ni pour moi; ils vivaient dans leur maison comme si je n'y eusse pas été, et il ne tenait 5 qu'à moi d'y être comme si j'y eusse été seul. Ils ne connaissent point l'incommode vanité d'en faire les honneurs aux étrangers, comme pour les avertir de la présence d'un maître, dont on dépend au moins en cela. Si je ne disais rien, ils supposaient que je voulais vivre 10 à leur manière; je n'avais qu'à dire un mot pour vivre à la mienne, sans éprouver jamais de leur part la moindre marque de répugnance ou d'étonnement. Le seul compliment qu'ils me firent, après avoir su que j'étais Suisse, fut de me dire que nous étions frères, et que je 15 n'avais qu'à me regarder chez eux comme étant chez moi; puis ils ne s'embarrassèrent plus de ce que je faisais, n'imaginant pas même que je pusse avoir le moindre doute sur la sincérité de leurs offres, ni le moindre scrupule à m'en prévaloir. Ils en usent entre eux avec la même simplicité: les enfants en âge de raison sont les égaux de leurs pères; les domestiques s'asseyent à table avec leurs maîtres; la même liberté règne dans les maisons et dans la république, et la famille est l'image de l'État.

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25 La seule chose sur laquelle je ne jouissais pas de la liberté était la durée excessive des repas: j'étais bien le maître de ne pas me mettre à table; mais, quand j'y étais une fois, il y fallait rester une partie de la journée, et boire d'autant. Le moyen d'imaginer qu'un homme, et un Suisse, n'aimât pas à boire? En effet, j'avoue que le bon vin me paraît une excellente chose,

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