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INTRODUCTION

La sagesse humaine n'a pas de précepte plus populaire ni d'enseignement plus familier que cette parole attribuée aux anciens oracles: « Connaistoi toi-même (1). » Cette maxime semble résumer toute doctrine. De tous temps, en tous lieux, on s'est plu à y reconnaître le fondement de la science et la règle suprême de la vie. « Il n'y a rien, écrivait Nicole, en quoi les hommes se soient plus accordés que dans l'aveu de ce devoir (2). »

Ce précepte cependant a été plus répété que compris, et cet enseignement reste plus célébré que pratiqué.

« Le Connais-toi toi-même du temple de Delphes,

(1) Diogène Laërce, Vie de Thalès.

(2) Nicole, De la Connaissance de soi-même; cf. Abbadie, L'Art de se connaître soi-même, ou Recherches sur les sources de la morale. La Haye, 1711, 2 vol. in-12.

LA NATURE HUMAINE.

observait Rousseau, n'est pas une maxime si facile à suivre qu'on pourrait le croire (1). »

Considérez la plupart des hommes. Travaillés par les besoins du corps, distraits par le tumulte des affaires, occupés par la bagatelle, rarement ils rentrent en eux-mêmes; ou, s'ils y rentrent, c'est pour en sortir presque aussitôt. Car cette vue d'eux-mêmes les afflige, parce qu'elle leur montre leur misère, ou du moins leur devient une cause d'ennui, parce qu'elle n'offre point à leur imagination ses récréations accoutumées. L'empressement vers le dehors est donc à peu près universel, et le plus grand nombre des hommes, « fugitifs et errants hors d'eux-mêmes (2) » suivant la belle expression de Fénelon, meurent sans avoir vécu.

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Vivit et est vitæ nescius ipse suæ.

Cette connaissance de soi-même n'est guère moins négligée d'ordinaire par les savants que par le vulgaire. Éblouis des splendeurs du monde

(1) Rousseau, OEuvres complètes, édit. Lefèvre, Paris, 1839; t. Ier, p. 752, Rêveries, Quatrième Promenade.

(2) Cf. Bossuet, OEuvres complètes, édit. d'Olivier Fulgence, 1845-46, 30 vol. in-12, t. VII, p. 249, Sermon sur la véritable conversion: « Hommes errants, hommes vagabonds, déserteurs de votre âme et fugitifs de vous-mêmes, prévaricateurs, retour

nez au cœur. »

physique, beaucoup d'entre eux cèdent à cette magie et paraissent ne pas soupçonner le monde moral qu'ils portent en eux-mêmes. Ainsi, presque toujours, le physicien qui étudie les propriétés des corps, le chimiste qui s'applique à pénétrer le secret de leur composition, le mathématicien qui calcule leur distance et mesure leur grandeur ne cherchent rien au delà de l'objet présent qui les occupe.

Il faut se tourner vers les artistes, les poëtes, les romanciers, les moralistes, les ascètes, pour trouver enfin des hommes qui se soient proposé de connaître l'homme. Encore cette connaissance de l'homme n'est-elle le plus souvent chez eux qu'incomplète et rudimentaire.

En effet, l'artiste, le poëte, le romancier ont assez d'interpréter les sentiments de l'àme ou de surprendre le jeu des passions. Ils expriment, ils représentent chacun les traits qui leur ont agréé davantage, et comme l'épisode particulier qu'ils ont choisi dans ce drame « aux cent actes divers » qui compose la vie humaine. Aucun d'eux n'embrasse le drame tout entier. On les voit se jouer, en quelque sorte, à la surface, sans pénétrer jamais dans l'intérieur des choses.

Pour être plus étendue et plus profonde, la con

naissance que les moralistes et les ascètes ont de l'homme n'est encore pourtant que partielle.

Les moralistes décrivent l'homme bien plus qu'ils ne le définissent. Ils constatent comment il agit, beaucoup plus qu'ils ne déterminent les principes d'après lesquels il doit agir. Spectateurs trop souvent intéressés, leurs observations varient avec leurs points de vue. Ainsi l'homme d'Epictète n'est pas celui de Montaigne; ni l'homme de Marc-Aurèle n'est celui de Pascal; non plus que l'homme de la Rochefoucauld ou de Nicole n'est l'homme de Vauvenargues ou de la Bruyère. Or, le point de vue véritable, qui l'assignera? Dans «ce subject merveilleusement vain, divers et ondoyant, » comment parvenir à « fonder jugement constant et uniforme (1)?»

Les ascètes n'y parviennent guère mieux que les moralistes. Il est impossible certainement de ne point admirer avec quelle sûreté incomparable ils descendent au plus profond du cœur, y portent la lumière et en scrutent les replis. Nulle part on ne rencontre avec plus d'abondance que dans leurs ouvrages des observations ingénieuses ou touchantes. Il n'y a pas de détours si subtils qu'ils ne sachent

(1) Montaigne, Essais, livre Ier, chap. 11.

y découvrir la passion; pas de sophismes où ils ne la poursuivent, pas d'évolutions si cachées où ils ne la saisissent. Mais ce que les ascètes connaissent particulièrement de l'homme, ne sont-ce pas, avec ses inclinations perverses, ses faiblesses? Et si l'homme, par eux salutairement humilié, se trouve préparé de la sorte à la vie religieuse, n'est-il pas trop souvent, d'un autre côté, rendu assez impropre à la vie sociale, à ses luttes et à ses devoirs? L'homme des ascètes est, avant tout, un pénitent ou un solitaire. Ce n'est point l'homme dans la plénitude et la manifestation complète de ses facultés.

La science de l'homme est expressément l'objet de la philosophie.

La philosophie ne repousse pas, dans cette connaissance de l'homme, les données primitives du sens commun. Au contraire, elle les développe. Mais elle sépare des ténèbres la lumière; à des idées confuses elle substitue des idées distinctes, à l'instinct la réflexion. Elle initie lentement les âmes aux révélations de la conscience.

La philosophie, d'ailleurs, ne s'isole point des autres sciences, non plus que le tronc n'est isolé des branches qu'il supporte. Elle détermine leurs méthodes; elle leur donne leurs principes ou les vivifie; elles les admet toutes comme des produits

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