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sentiment identique à celui qu'y fait naître la présence du beau.

Après avoir, par des éliminations successives, reconnu ce que le beau n'est pas, pourrons-nous, dans une certaine mesure, déterminer ce qu'est le beau? A coup sûr, c'est déjà beaucoup que de dégager l'esthétique, à la lumière de la psychologie, de théories qui la compromettent et qui l'obstruent. Mais enfin la science du beau n'aurat-elle d'autre support qu'une connaissance négative du beau, et ne sommes-nous point à même d'obtenir, je ne dis pas une connaissance adéquate, mais quelque connaissance positive du beau? Pour asseoir une semblable connaissance, rappelons en peu de mots les résultats que nous a livrés l'analyse de l'émotion ou perception esthétique.

En présence du beau, l'àme est remuée jusque dans son fond, et l'émotion qu'elle éprouve, particulière, sui generis, ne saurait se confondre avec aucune autre. Secondement, que le beau se manifeste dans un objet physique, dans un objet intellectuel, dans un objet moral; que ce soit un beau corps, une belle idée, une belle action, le principe de l'émotion, quoique variable, reste le même. C'est le beau. Troisièmement, si l'âme tout entière subit l'irrésistible influence du beau,

de telle sorte que la volonté se porte vers le beau par l'effort, la sensibilité par l'amour, l'intelligence par l'idée, la volonté n'est sollicitée qu'autant que la sensibilité et l'intelligence sont d'abord saisies. Quatrièmement, il y a donc dans l'émotion esthétique un sentiment et une idée; et quoique le sentiment enveloppe l'idée, ce n'est pas le sentiment qui engendre l'idée, mais l'idée qui donne au sentiment sa signification et sa portée. Cette idée est absolue, indivisible et une; et, ce qui éclate particulièrement dans la distinction du beau et du sublime, cette idée n'est autre chose que l'idée de l'infini. Conçue par la raison, elle ne saurait être identifiée ni avec l'agréable ni avec l'utile, et son sujet d'inhérence est le même que celui de la raison. Manifestée par la psychologie, elle ne s'explique que par la métaphysique. Le beau, par conséquent, est avant tout une idée. Mais cette idée n'est pas une idée pure, comme l'idée du vrai ou l'idée du bien. Il est de l'essence du beau de ne pouvoir être conçu par la raison sans affecter du même coup la sensibilité. Il faut à la beauté une forme qui touche, frappe, émeuve la sensibilité. C'est pourquoi ni la convenance, ni la proportion, ni la variété dans l'unité, conditions du beau, ne suffisent à expliquer le beau. Le beau est à la fois

forme et idée, expression de l'idée par la forme, la force supérieure et interne, la puissance secrète et vitale, l'âme de tout ce qui est.

Le beau, dans tous les cas possibles, a-t-on dit, c'est la force ou l'âme agissant avec toute sa puissance et conformément à l'ordre, c'est-à-dire de façon à accomplir sa loi. » Et encore : « Le beau est toujours une certaine puissance, et le principe intime et substantiel de cette puissance, c'est ou la force ou l'âme soumise à l'instinct, ou l'àme libre; dans tous les cas, c'est un être simple, immatériel, absolument indivisible et invisible; bref, pour parler comme Leibniz, c'est une monade (1). »

Volontiers je ferais mienne une telle définition. Je ne sache pas, en effet, de conception supérieure à cette notion de la monade, pourvu qu'on l'entende. Tout ce qui est implique une force; toute force manifeste la vie, et toute manifestation de la vie est une certaine manifestation du beau.

(1) M. Ch. Lévèque, Études sur la science du Beau. Paris, 1861, 2 vol. in-8, t. Ier, p. 161 et suivantes. C'est la thèse développée par M. Jouffroy, dans son Cours d'Esthétique, Paris, 1863, in-12, deuxième édition; par M. Cousin, dans son livre du Vrai, du Beau et du Bien, Paris, 1854, in-8°, deuxième édition.

LA NATURE HUMAINE.

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L'esprit est partout répandu, et c'est parce que toute monade est àme que toute monade est beauté.

Mens agitat molem.

L'esprit partout répandu n'est point d'ailleurs cet esprit universel que tant de chimériques penseurs ont imaginé. Cet esprit est en même temps que diffusion, création. Des monades de la nature, où brille avec l'être quelque rayon de beauté, il faut s'élever à la monade des monades, à la beauté ex-cellente qui est Dieu. De là ces admirables paroles dues à l'auteur de la Monadologie: « Il n'y a rien de plus parfait que Dieu, ni rien de plus charmant. Pour l'aimer, il suffit d'en envisager les perfections; ce qui est aisé, parce que nous trouvons en nous leurs idées. Les perfections de Dieu sont celles de nos âmes, mais il les possède sans bornes : il est un océan, dont nous n'avons reçu que des gouttes; il ya en nous quelque puissance, quelque connaissance, quelque bonté; mais elles sont toutes entières en Dieu. L'ordre, les proportions, l'harmonie nous enchantent, la peinture et la musique en sont des échantillons: Dieu est tout ordre, il garde toujours la justesse des proportions, il fait l'harmonie uni

verselle; toute la beauté est un épanchement de ses rayons (1). x

Merveilleux et indissoluble accord de l'esthétique et de la métaphysique! Leur fortune est commune, et l'esthétique périt si la métaphysique est méconnue. Confondez Dieu et le monde, l'esprit et les êtres qui en sont autant d'expressions, et vous confondez la beauté avec les objets beaux, vous ruinez la notion du beau. Distinguez des êtres l'être créateur, des esprits le père des esprits, et au-dessus des beautés toujours imparfaites et caduques vous apparaît un exemplaire accompli et éternel de beauté, au-dessus du réel l'idéal. L'effort de l'artiste ne consiste plus, dès lors, à copier servilement la nature, mais à y chercher une base à ses élans. Son objet n'est pas non plus de récréer les âmes par d'agréables illusions. Comme un autre Dédale, il doit leur donner des ailes, pour les aider à sortir de la prison des sens et à prendre leur vol vers leur véritable patrie (2).

Mais qui ne remarquerait que, si l'esthétique a la métaphysique pour fondement, cette métaphysique, à son tour, exige comme antécédent nécessaire une

(1) Leibniz, Essais de Théodicée, Préface.

(2) Cf. Leibniz, Essais de Theodicée, troisième partie, 406.

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