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à la connaissance de l'âme? Ou plutôt, ici encore, cette connaissance n'est-elle pas fondamentale, de telle sorte que la politique manque son but, l'histoire reste à peu près lettre close, et les sciences physiques et naturelles, malgré des applications plus ou moins heureuses, n'aboutissent qu'à une énigme, si elles ne sont éclairées par l'étude préalable de la nature humaine?

Commençons par la politique. Qu'on me permette de la définir, non pas simplement la science du gouvernement, mais, d'une manière plus générale, la science pratique des rapports que les hommes soutiennent entre eux. Faisons voir que la politique ainsi entendue repose tout entière sur la psychologie.

Lorsque Montesquieu écrivait que les lois sont « les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses (1),» il parlait un langage aussi exact que profond. Les ètres, en effet, par cela seul qu'ils coexistent, soutiennent entre eux des rapports et des rapports constants. Exprimer ces rapports, c'est énoncer des lois. Ces rapports sont-ils controuvés ou constatés d'une manière incomplète, les lois auxquelles on s'arrête se réduisent à des conceptions

(1) Esprit des Lois, liv. Ir, chap. 1oo,

purement arbitraires, ou du moins sont faussées ; au contraire, ces rapports ont-ils été attentivement observés, décrits fidèlement, on peut aussitôt affirmer des lois certaines.

Mais, évidemment, si la connaissance des lois des êtres dépend de la connaissance de leurs rapports, ou plutôt n'est que cette connaissance même, la connaissance de leurs rapports résulte expressément de la connaissance de leur nature. Il serait, en effet, contradictoire que les manières d'être ne dépendissent pas de la constitution des ètres.

Il suit de là que, pour déterminer les lois qui doivent présider aux rapports des hommes entre eux, il est nécessaire, avant tout, de s'être fait une juste idée de la nature humaine. Car les hommes agissent suivant ce qu'ils sont.

Et qu'on ne dise pas qu'il suffit, dès lors, de les regarder agir, sans qu'il soit nécessaire d'invoquer les enseignements de la psychologie.

Sans doute le spectacle des faits journaliers met en lumière les rapports des hommes entre eux. Mais ces rapports sont-ils toujours ce qu'ils doivent être? est-ce la droite raison ou la raison corrompue qui en est la plus fréquente inspiration? Sont-ils invariablement conformes à la nature humaine? ou bien n'arrive-t-il pas trop souvent que, dans ses

rapports avec ses semblables, l'homme se montre dénaturé ?

C'est pourquoi, tandis que les actions humaines sont incontestablement des exemples qu'il est utile de consulter; ce qui importe plus que tout le reste, c'est de scruter l'homme dans son fond. L'expérience nous apprend ce qu'il devient; la psychologie seule nous instruit de ce qu'il est. Or, encore une fois, de la constitution de son être résultent ses manières d'être, de sa nature ses rapports, et de ses rapports ses lois.

Parcourons, en conséquence, les yeux fixés sur les données de la psychologie, les principaux problèmes qu'embrasse la politique. Nous trouverons, à coup sûr, dans ces données mêmes, des solutions précises aux questions les plus délicates et les plus vitales.

Et d'abord, débutant par ce qui est simple pour m'élever peu à peu à ce qui est composé, je suppose en présence l'un de l'autre deux hommes, n'ayant rien de commun entre eux que leur qualité même d'homme, et je cherche quels seront leurs rapports, et avec leurs rapports leurs lois.

Ces deux hommes sont libres, puisqu'ils sont hommes: partant ils sont égaux. L'un pourra être beau, robuste, d'une vaste intelligence; l'autre dis

gracieux, débile, d'un esprit borné. De telles inégalités laissent intacte cette primitive et indestructible égalité qu'on appelle la liberté.

Voilà donc en face l'un de l'autre deux êtres naturellement égaux, en vertu de leur égale liberté.

Manifestement, puisqu'ils coexistent, ils se limitent, et puisqu'ils sont égaux, ils se limitent également et à titre égal. De la sorte et premièrement, eurs rapports s'expriment par le fait même de la limitation de leurs libertés; leur loi consiste dans le maintien de ces limites.

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Mais la loi a deux faces, le droit et le devoir. Observer la loi, et il l'observe en respectant la liberté de son semblable, est le devoir de l'homme. La faire observer dans sa personne, et il la fait observer en revendiquant sa liberté, est son droit. Ces deux notions de droit et de devoir sont corrélatives; elles ne sauraient aller l'une sans l'autre. Le droit de l'un de ces deux hommes est précisément le devoir de l'autre; et, réciproquement, le droit de celui-ci est précisément le devoir de celui-là. Naturellement égaux par leur iiberté, ils ont naturellement des droits égaux, des devoirs égaux. Cette pratique du devoir, qui se traduit par le respect. réciproque des droits, constitue la justice.

Ces déductions sont claires, simples, irréfra

gables; car elles ont leur point de départ dans la connaissance de la nature humaine la mieux avérée. De la liberté résulte l'égalité; à l'égalité correspond la justice, qui en est l'inviolable sauvegarde.

Cependant ces deux hommes n'auront-ils entre eux que ces rapports négatifs de justice, et leur nature se trouvera-t-elle pleinement satisfaite, s'ils se bornent à respecter avec scrupule leur liberté réciproque? S'abstenir est-il toute leur loi?

Il faudrait considérer la nature humaine d'un regard bien prévenu ou bien distrait, pour n'y pas découvrir la sympathie irrésistible qui attire l'homme vers l'homme. L'homme s'aime lui-même : comment n'aimerait-il pas son semblable? L'homme aime ce qui lui agrée : comment serait-il insensible aux plaisirs que l'homme seul peut lui procurer? Je sais que cet amour de soi et cette recherche du plaisir opposent fréquemment l'homme à l'homme. Aussi parlé-je de la nature humaine telle qu'elle est, et non point seulement telle qu'elle paraît. Cette identité de nature, une même origine, une même fin, un même sang créent entre les hommes une sympathie indestructible à l'égoïsme le plus forcené. De là, entre ces deux hommes, de nouveaux rapports. Égaux par leur liberté, ils se reconnaissent frères par leur sympathie. Ils se respectaient, ils

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