s'aiment. Ils s'abstenaient de tout empiétement, ils se rendent de mutuels services. Ils étaient justes, ils sont charitables. Ces deux hommes qui, en conformité de leur nature, observaient la justice, pour se conformer entièrement à leur nature, pratiqueront la charité. Ils obéissaient aux conceptions de leur raison, ils céderont aux mouvements de leur cœur. La complexité de la loi correspond en eux à la complexité même de l'être. Mais cette complexité ne risque-t-elle pas de produire la confusion? Et n'est-il pas à craindre que la raison n'étouffe le cœur, ou que le cœur n'offusque la raison? Qui sera fidèle aux lois de notre nature, les appliquera toutes comme il convient. Du moment où on connaît l'âme, il est facile d'assigner à la justice son rôle et son rôle à la charité. Qu'est-ce que la justice? Une conception absolue de l'entendement. Qu est-ce que la charité? Une des formes de l'amour. C'est pourquoi la charité ne saurait offrir les mêmes caractères de stricte obligation que la justice. Aux devoirs de la justice correspondent des droits; les devoirs de la charité n'engendrent pas de droits correspondants. Assimiler à la charité la justice; ce serait énerver la justice. Assimiler à la justice la charité, ce serait tarii la source même de la charité; car, si la raison me commande d'être juste, le cœur m'invite uniquement à être charitable. Convertissez les commandements de la raison en inclinations du cœur, que devient la justice? Convertissez les inclinations du cœur en commandements de la raison, que devient la charité? Confondre les lois de la nature, c'est les annuler. D'autre part, sous peine de manquer encore à la nature, il faut, en distinguant ces lois, ne les point séparer, et, dans leur simultanéité, maintenir une subordination. Qu'est-ce, en effet, que la raison, si le cœur n'y ajoute sa flamme? Et qu'est-ce que le cœur, si la raison n'y porte sa lumière? La justice demande le complément de la charité; la charité réclanie le fondement de la justice. La justice qui se dégage de la charité nie la fraternité humaine. La charité qui se place au-dessus de la justice nie la liberté humaine. La loi de notre nature exige que nous soyons tout ensemble justes et charitables, mais justes d'abord, afin d'être charitables ensuite. Ces deux hommes que nous avons mis en présence n'auront donc pas assez de respecter les limites que leur impose une égale liberté. S'ils obéissent à leur nature, si leurs manières d'être correspondent à la constitution de leur être, chacun d'eux, à son tour, invitera l'autre en quelque sorte à franchir la frontière. Assuré dans ses droits au nom de la justice, chacun d'eux, à son tour, se relâchera de son droit au nom de la charité. Essayons l'application de ces principes à l'une des questions les plus importantes de la politique, à la question de la propriété. On a souvent agité avec passion, je devrais dire avec violence, ce grave problème de la propriété. En présence d'un fait aussi ancien que le monde, et qui n'a d'autres limites que celles de l'univers, il semble que toute controverse soit superflue. Aussi bien ceux qui déclament le plus contre la propriété poussent rarement le paradoxe jusqu'à prétendre qu'elle pourrait ne pas être; ils en blâment surtout la distribution. D'ordinaire, ils admettent le fait; mais ils le conçoivent autrement. Cependant ce n'est point assez de constater le fait de la propriété, il faut en démontrer la légitimité; et quelque présomption que l'on puisse tirer de son universalité même en faveur du droit sur lequel il repose, il n'en est pas moins nécessaire d'établir ce droit directement. Là se trouve le véritable sens comme l'intérêt de la question de la propriété. La propriété, qui est un fait, est-elle donc un droit? Et si elle est un droit, quelle en est l'origine? Ceux qui dérivent le droit de propriété de la loi civile ou d'un contrat ne s'aperçoivent pas qu'ils tournent dans un cercle vicieux. Il leur aurait, effectivement, fallu d'abord démontrer la légitimité de la loi civile ou du contrat, d'où découle, suivant eux, la légitimité même de la propriété. Or la loi civile, de soi variable; le contrat, qui de soi peut toujours être révoqué, est-ce là une base solide du droit que nous cherchons? Manifestement, la loi civile et le contrat n'ont de force que celle que leur communique le droit naturel. La difficulté, par conséquent, est reculée, non résolue. Il s'agit précisément d'examiner si le droit de propriété se fonde sur le droit naturel. Ramenée à ces termes qui sont les vrais, la question a paru pouvoir être décidée par la théorie de la production et de l'occupation. Sans nier ce que cette doctrine a d'excellent, qui ne voit aussi qu'elle est insuffisante? Vous me montrez une statue, et vous me dites qu'elle est la propriété du statuaire, parce qu'elle est le produit de son art. A la bonne heure; mais il me reste à savoir comment le statuaire est devenu le propriétaire du bloc de marbre qu'il a façonné, des instruments qui lui ont servi à le dégrossir. Vous me montrez une moisson, et vous me dites qu'elle est la propriété de celui qui a ensemencé le champ qui la porte, parce qu'il a fécondé cette terre de son labeur. J'entre dans vos raisons; mais il me reste à savoir comment le laboureur est devenu propriétaire du champ qu'il a cultivé, de la charrue qui a servi à son travail. Me répondrez-vous que la difficulté n'est pas grande, et qu'en dernière analyse elle se résout par un appel au droit du premier occupant? Je yous ferai remarquer qu'en elle-même l'occupation n'est qu'un simple fait, que par elle-même elle ne constitue pas un droit. « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants; c'est là ma place au soleil; voilà, écrivait Pascal, le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre (1). » Quiconque s'en tient à la théorie de l'occupation n'a rien à répliquer à ces mélancoliques paroles. La propriété devient l'usurpation; au lieu d'être le fruit du droit, elle naît de la violation du droit. Elle s'appuie non sur la justice, mais sur la force. Est-il donc si embarrassant de prouver que la propriété, qui est un fait, est aussi un droit, et d'assigner les fondements de ce droit? Oui, si on (1) Pensées; édit. Faugère, t. Ier, p. 186. |