« Demandez à toute personne sensée, écrit Fénelon, si la pensée qui est en elle est ronde ou carrée, blanche ou jaune, chaude ou froide, divisible en six ou en douze morceaux : cette personne, au lieu de vous répondre sérieusement, se mettra à rire. Demandez-lui si les atomes dont son corps est composé sont sages ou fous, s'ils se connaissent, s'ils sont vertueux, s'ils ont de l'amitié les uns pour les autres, si les atomes ronds ont plus d'esprit et de vertu que les atomes carrés : cette personne rira encore, et ne pourra croire que vous lui parliez sérieusement. Allez plus loin supposez des atomes de la figure qu'il vous plaira; dites-lui qu'elle les subtilise tant qu'elle voudra, et demandez-lui s'il viendra enfin un moment où les atomes, après avoir été sans aucune connaissance, commenceront tout à coup à se connaître, à connaître tout ce qui les environne, et à dire en eux-mêmes : «Je crois ceci, mais je ne crois pas cela; j'aime un tel objet, et je hais l'autre » : cette personne trouvera que vous lui faites des questions puériles; elle en rira, comme des métamorphoses ou des contes les plus extravagants. Le ridicule de ces questions montre parfaitement qu'il n'entre aucune des propriétés du corps dans l'idée que nous avons de l'esprit, et qu'il n'entre aucune des propriétés de l'esprit ou être pensant dans l'idée que nous avons du corps ou être étendu (1). » Et la science la plus altière doit ici, sous peine de délirer, s'accorder avec le sens commun. Qui oserait nier, en effet, qu'il se produise en nous des phénomènes tels que le souvenir et la digestion, la volition et la sécrétion de la bile, le jugement et la circulation du sang? Qui oserait nier aussi qu'entre ces phénomènes il y ait nonseulement disparate, mais opposition? « Si toutes les qualités primitives qui nous sont connues peuvent se réunir dans un même être, écrivait Rousseau, on ne doit admettre qu'une substance. Mais s'il y en a qui s'excluent mutuellement, il y a autant de diverses substances qu'on peut faire de pareilles exclusions (2). » Or ces phénomènes supposent des conditions. qui s'excluent. Car comment concevoir que la digestion s'opère, que la bile soit sécrétée, que le sang circule ailleurs qu'en un sujet étendu? Et si ce sujet est étendu, n'est-il pas divisé ou du moins divisible, c'est-à-dire destitué de simplicité et d'unité? D'autre part, que sont la digestion, la (1) Lettres sur divers sujets de métaphysique et de religion; Lettre 11o, chap. 11. (2) Émile, liv. IV; Profession de foi du Vicaire Savoyard. sécrétion, la circulation, sinon de perpétuels changements qui emportent avec eux la modification incessante du fond dans lequel ils s'accomplissent? Enfin l'énergie de ce fond est-elle activité volontaire et libre, ou plutôt les phénomènes fatalement réglés qu'il supporte peuvent-ils ne pas impliquer son inertie? - Considérez, au contraire, ces phénomènes qui ne sont pas moins réels que les premiers et qu'on appelle le souvenir, le jugement, la volition. Si le sujet dont ils dépendent était étendu, ce sujet serait divisé, divisible. Partant, il manquerait d'unité et de simplicité. Mais dès lors, comment, dans cette dispersion du sujet qui entend, expliquer les opérations de l'entendement qui exigent, comme la comparaison, un sujet simple et un? Étendu, ce sujet ne saurait non plus être identique. Mais sans identité que devient le souvenir? Comment, en dernier lieu, admettre que le sujet qui, après avoir délibéré, se résout, choisit, veut, ne soit pas essentiellement actif? Voilà par conséquent dans l'homme deux séries de phénomènes, qu'il serait contradictoire de rapporter à un même sujet d'inhérence. Les uns veulent un sujet étendu, divisible, changeant, inerte; les autres un sujet un, simple, identique, actif. C'est pourquoi, ceux-là sont dits physiologiques, et ceux-ci psychologiques; les premiers, attribués à une substance qui est le corps; les seconds, à une substance qui est l'âme. Et de même qu'il y a une science du corps qui s'appelle la physiologie, il y a une science de l'âme qui s'appelle la psychologie. Les philosophes qui se sont demandé si la matière ne pourrait pas penser n'ont pas su ce qu'ils cherchaient. Cette analyse n'est pas neuve, mais elle me semble indéclinable. L'observation la plus immédiate en fournit les éléments; et, malgré leur pénétration réciproque, démontre irrésistiblement, ou mieux encore montre, avec une évidence intuitive, la distinction de l'âme et du corps. Aussi ne puis-je partager les scrupules d'un des hommes qui, de nos jours, s'est le plus et le mieux appliqué à légitimer la distinction de la physiologie et de la psychologie. Suivant M. Jouffroy, la démonstration de la dualité humaine ne peut sortir de la nature comparée des phénomènes physiologiques et des phénomènes psychologiques. On aura beau tourmenter ces phénomènes, ils ne rendront pas la preuve qu'on y cherche. Ils ne sont pas du même ordre, et par conséquent les différences qui les séparent ne prouvent rien.Fussent-ils du même ordre, ces différences ne prouveraient rien encore, parce qu'une même cause peut produire des effets très-divers. Quand on dit que les uns révèlent une cause simple et les autres non, c'est une absurdité, attendu que toute cause est nécessairement simple. Enfin, si l'on substitue l'unité à la simplicité, rien ne prouve que, tandis que la vie psychologique dérive certainement d'une seule cause, il en soit autrement de la vie physiologique. Tout semble indiquer, au contraire, que le principe de la seconde est un comme celui de la première (1). Or, si l'on remarque qu'il n'y a pas seulement diversité, mais disparité, opposition, contradiction même, entre les phénomènes qui se passent en nous; si l'on considère, en outre, qu'il s'agit moins d'assigner la cause que de déterminer la substance à laquelle ces phénomènes doivent être rapportés, on sera sans doute médiocrement touché des objections que se pose M. Jouffroy. Car un même sujet d'inhérence ne saurait être à la fois un et divisible, simple et composé, identique et changeant, inerte et actif. Quelque rigueur qu'on affecte, on ne saurait infirmer le témoignage des faits. << De quelque manière qu'on tourne et qu'on (1) Nouveaux Mélanges philosophiques, publiés par M. Damiron. Paris, 1842, in-8°. De la Légitimité de la distinction de la psychologie et de la physiologie. |