remue le corps, remarque péremptoirement Bossuet, que ce soit vite ou lentement, circulairement ou en ligne droite, en masse ou en parcelles séparées, cela ne le fera jamais sentir, encore moins imaginer, encore moins raisonner et entendre la nature de chaque chose, et la sienne propre; encore moins délibérer et choisir, résister à ses passions, se commander à soi-même, aimer enfin quelque chose jusqu'à lui sacrifier sa propre vie. Il y a donc, dans le corps humain, une vertu supérieure à toute la masse du corps, aux esprits qui l'agitent, aux mouvements et aux impressions qu'il en reçoit. Cette vertu est dans l'âme, ou plutôt elle est l'âme même, qui, quoique d'une nature élevée au-dessus du corps, lui est unie toutefois par la puissance suprême qui a créé l'une et l'autre (1). » Cependant, si, réduite à ces termes, la démonstration de la spiritualité de l'âme est suffisante, il ne s'ensuit point qu'elle ne puisse pas être poussée plus loin. C'est ce qu'a très-bien vu M. Jouffroy. Je n'argumenterai pas avec lui de la fin différente des deux vies physiologique et psychologique. Mais avec lui, et surtout avec Descartes, je trouve (1) OEuvres complètes, t. XXII, p. 181; De la Connaissance de Dieu et de soi-même, chap. III, XXII. une preuve nouvelle et décisive de la dualité humaine dans le fait même de la connaissance humaine. Effectivement, qu'affirmé-je tout d'abord lorsque je dis Je ou Moi? A coup sûr, ce n'est pas mon corps; car je ne puis parler de mon corps sans supposer par cela même qu'il est à moi, conséquemment sans supposer l'affirmation préalable du moi lui-même. Le corps n'est donc connu qu'après le moi, et qu'est-ce que le moi, sinon l'âme se connaissant elle-même? De plus, pour connaître mon propre corps, de même que pour connaître les corps, il faut en quelque sorte que je me projette hors de moi. Mes sens et mes organes des sens entrent en exercice. Je regarde, je palpe, j'écoute, je flaire, je goûte. Qu'ont de commun toutes ces opérations avec l'acte de la pensée qui se pense elle-même? Ceci uniquement c'est que ces opérations se rapportent toutes au moi. Mais se penser soi-même, n'est-ce pas réfléchir? Et réfléchir, n'est-ce point, suivant l'énergique exactitude du terme, rentrer en soi, se replier sur soi, se recueillir? Loin donc que les sens et les organes des sens nous soient ici nécessaires ou utiles. ils nous deviennent comme une obstruction, et non pas un secours. « Je fermerai les yeux, dit Descartes, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j'effacerai même de ma pensée toutes les images corporelles, ou du moins, parce qu'à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses; et ainsi, m'entretenant seulement moimême, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même (1) ! » Sans doute il ne s'agit point, afin d'étudier l'âme, de supprimer ce qu'on pourrait appeler ses fonctions de relation et de la réduire à un état de stupéfiante immobilité. Ce serait obtenir la mort, non la vic. En partant de la réflexion, écrit M. de Biran, Descartes n'observa pas assez peut-être que ce moi qui se replie ainsi pour affirmer son existence et en conclure la réalité absolue, exerce par là même une action, fait un effort; or toute action ne suppose-t-elle pas essentiellement et dans la réalité un sujet et un terme? Peut-on considérer l'effort comme absolu et sans résistance? Assurément il se faisait illusion, quand il croyait être plus assuré de l'existence de son âme que de celle de son (1) OEuvres complètes, publiées par M. Cousin; t. Ier, p. 263, Troisième Méditation. corps; car il ne pouvait penser, ni être lui, sans avoir le sentiment continu de cette coexistence du corps (1). » Cependant, qui ne sait, pour emprunter un langage métaphorique, mais juste; qui ne sait qu'à côté de la scène du monde sur laquelle nos sens nous donnent accès, il y a une scène intérieure, dont l'âme est tout ensemble le théâtre, le spectateur et l'acteur? C'est là même le fond de l'homme, «< cet endroit dont parle Bossuet, où la vérité se fait entendre, où se recueillent les pure et simples idées (2). » L'âme nous est donc connue autrement que le corps. Enfin, que connaissons-nous des corps? Leurs propriétés, et, par induction, les lois qui les régissent. Et il en est à peu près de notre corps comme des autres corps. Il est vrai que notre corps ne nous étant point simplement appliqué par le dehors, mais très-intimement uni, nous en avons une connaissance plus immédiate et plus présente que de tout autre corps. Tout ce qui l'affecte nous affecte, et la plupart de ses impressions, tant intérieures qu'extérieures, déterminent en nous le contre-coup de la (1) OEuvres philosophiques, t. II, p. 131; De la Décomposition de la Pensée, note. (2) OEuvres complètes, t. V, p. 6. Élévations sur les Mystères; Première semaine, Ive Élévation. sensation. Mais cette connaissance de notre propre corps n'en reste pas moins tout objective; car nous n'avons conscience que du moi. Elle n'en reste pas moins très-bornée; car ce n'est que peu à peu que l'observation nous révèle les propriétés du corps et l'induction ses lois. Cette observation même n'est jamais ni complète ni directe, et c'est sur le cadavre que nous sommes réduits à étudier l'être vivant. Enfin, quoi que nous fassions, quelque indéfinis qu'on suppose les progrès de la science, par où nous sont révélés chaque jour davantage ces mille opérations de fine chimie, de statique et d'hydraulique qui s'accomplissent en nous à notre insu, la substance du corps nous reste et nous restera toujours impénétrable. Il n'en est pas de même du principe qui, en nous, sent, pense et veut. La conscience nous en manifeste du même coup les phénomènes et les facultés, les attributs et la substance. Et cette manifestation, qui est intuition, est l'expansion de la vie même. Certes, ne cherchez pas ce qu'est le principe qui, en nous, sent, pense et veut, indépendamment des sensations ou sentiments, des pensées et des volitions. Poursuivre cette pure substance, ce serait poursuivre un pur néant. Mais quand je dis Je pense, non-seulement j'ai conscience de ma pensée actuelle, j'ai conscience aussi |