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sourire, et l'on a pu, à bon droit, railler des écrivains « qui ont des prétentions à la nouveauté, et qui croient y parvenir en nous servant de petits mets allemands assaisonnés à la française (1). » Mais les doctrines telles quelles de la jeune école n'en constituent pas moins comme une renaissance du Spinozisme parmi nous. De là « un spiritualisme sans âme, une vertu sans devoir, une morale sans liberté, une charité sans amour, un monde sans nature et sans Dieu (2). » Il est vrai, d'autre part, que ces promoteurs de prétendues nouveautés affectent d'en détester à grand bruit quelques-unes des conséquences les plus détestables. Mais s'ils en maintiennent les principes, que valent ces protestations? J'oserais dire à ces Spinozistes inconscients :

« Vous êtes travaillés par une double passion, la passion de l'originalité et la passion du progrès. Vous ne trouverez dans la tradition Spinoziste ni élément d'originalité, ni semence de progrès. L'originalité, aussi bien, n'est pas la singularité, non plus que le progrès un arbitraire changement. Une philosophie vraiment originale n'imagine pas l'homme, elle le prend tel qu'il est. Elle ne méconnaît

(1) M. Gioberti, t. IV, p. 124.

(2) M. Barthélemy Saint-Hilaire, Le Bouddha, p. 182.

pas nos besoins, en faisant de nous tour à tour des anges et des bêtes; elle répond à toutes nos nécessités. Une métaphysique vraiment progressive n'est pas celle qui, pour exalter le sentiment religieux, le dénature, mais celle qui le complète en l'épurant. Vous annoncez, avec une confiance superbe et en termes magnifiques, une philosophie de l'avenir et une religion de l'avenir. Oui, saluons l'avenir et travaillons pour l'avenir. Mais croyez-moi, si votre philosophie de l'avenir doit être autre chose qu'un développement plus lumineux de la philosophie du passé; si votre religion de l'avenir doit être autre chose qu'une application plus sûre et plus étendue de la religion du passé, craignez pour votre philosophie de l'avenir et pour votre religion de l'avenir le sort fâcheux de la musique de l'avenir. Les hommes, après tout, ne s'intéressent d'une manière durable qu'à ce qui est humain; tout ce qui n'est pas humain leur reste nécessairement étranger.

S'il me fallait maintenant indiquer la commune erreur où se réunissent, malgré la divergence de leurs points de départ et la contrariété de leurs préoccupations, l'école ontologique ou théologique, l'école positiviste, l'école naturaliste ; je n'hésiterais pas à affirmer que leur ignorance ou leur oubli de la psychologie, en leur faisant négliger ce qui

constitue le fond de la personne humaine : la liberté humaine les a toutes conduites ou inclinées au panthéisme. C'est là un résultat, à propos duquel l'école naturaliste s'épuise en distinctions frivoles et en niaises subtilités, mais qu'elle ne songe point et qu'elle ne peut songer à répudier. Le positivisme l'avoue sous sa forme la plus grossière. Quant à l'école ontologique, il s'impose à elle, quoi qu'elle en ait. Car ce n'est pas impunément que, dépouillant l'homme de toute virtualité propre, on ne le considère que comme une création successive ou incessamment renouvelée. L'homme alors n'est plus qu'un effet; Dieu seul est substance; seul il agit; seul il est; Dieu est tout.

Joignez à ces raisons d'école une autre cause qui a puissamment contribué, suivant moi, à pénétrer de panthéisme les intelligences. Je la découvre dans nos mœurs politiques et sociales. Je tiens avec M. de Tocqueville que l'esprit démocratique a plus que ce soit au monde accrédité en France le panthéisme.

« A mesure, écrit l'auteur de la Démocratie en Amérique, à mesure que, les conditions devenant plus égales, chaque homme en particulier devient plus semblable à tous les autres, plus faible et plus petit, on s'habitue à ne plus envisager les citoyens

pour ne considérer que le peuple; on oublie les individus pour ne songer qu'à l'espèce.

« Dans ces temps, l'esprit humain aime à embrasser à la fois une foule d'objets divers: il aspire sans cesse à pouvoir rattacher une multitude de conséquences à une seule cause.

« L'idée de l'unité l'obsède, il la cherche de tous côtés, et, quand il croit l'avoir trouvée, il s'étend volontiers dans son sein et s'y repose. Non-seulement il en vient à ne découvrir dans le monde qu'une création et un créateur; cette première division des choses le gêne encore, et il cherche volontiers à grandir et à simplifier sa pensée en renfermant Dieu et l'univers dans un seul tout... Un pareil système, quoiqu'il détruise l'individualité humaine, ou plutôt parce qu'il la détruit, aura des charmes secrets pour les hommes qui vivent dans les démocraties; toutes leurs habitudes intellectuelles les préparent à le concevoir et les mettent sur la voie des adeptes.

<< Il attire naturellement leur imagination et la fixe; il nourrit l'orgueil de leur esprit et flatte leur paresse. »

Évidemment, ce n'était pas sans tristesse que l'éloquent publiciste consignait ces réflexions. Le panthéisme lui semblait un mal très-grave, et il le

signalait comme un danger public. « C'est contre le panthéisme, concluait-il, que tous ceux qui restent épris de la vraie grandeur de l'homme doivent se réunir et combattre (1). »

Tel est le péril imminent qu'il importe aujourd'hui, et que la philosophie française a mission de conjurer.

S'ensuit-il qu'elle doive, corrigeant par une réserve pusillanime une hardiesse inconsidérée, supprimer toute métaphysique pour se réfugier dans le sens commun? En aucune façon. Ce serait renoncer à ses traditions les plus glorieuses; ce serait s'abandonner elle-même, en tant que philosophie.

Si, en effet, on doit admirer que la Providence ait immédiatement déposé au fond des cœurs le sentiment des certitudes qui nous importent le plus ; d'un autre côté, c'est le rôle de la philosophie, et d'une philosophie patriotique, de développer dans les âmes ces germes de vérité.

Que la philosophie française se garde, par conséquent, de déserter les parties hautes de la spéculation, c'est-à-dire la métaphysique, sans laquelle,

(1) De la Démocratie en Amérique, 1850; 2 vol. in-12, 13 édit., t. II, première partie, chap. VII. « Ce qui fait pencher l'esprit des peuples démocratiques vers le panthéisme. »

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