corps, de la société, de la vie réelle; renfermé en soi, sans passion, sans idée, sans but pratique, il est condamné à l'inertie. Vous le placez sur une pointe aiguë au sein du vide; qu'y peut-il faire? rêver ou dormir; faire des systèmes, ou s'abîmer dans les muettes langueurs de l'extase. Pour observer la vie, il faut vivre, il faut agir; pour agir, il faut un corps, une terre, une société. Votre moi qui vit sans agir, qui observe la vie et qui l'a perdue, est une contradiction. On voit trop que tout ceci n'est pas sérieux, que cette psychologie, tant célébrée comme science d'observation, n'est qu'un effort désespéré pour substituer à une métaphysique décriée de nouveaux systèmes parés d'un faux semblant d'exactitude, un ingénieux moyen de dérober aux sciences physiques leur prestige, et de spéculer à son aise sous la protection d'expériences imaginaires (1). » Ce sont à peu près les mêmes arguments que reprend l'école ontologique ou théologique, en leur donnant toutefois un tour nouveau. L'homme, écrit M. de Lamennais, oublie que son intelligence, purement passive à l'origine, naît et se développe à l'aide des vérités qu'on lui (1) M. Saisset, Mélanges d'histoire, etc. 1859, in-12, p. 361. La Philosophie Positive. donne, et qu'elle ne possède que ce qu'elle a reçu. Doué du pouvoir de combiner ces vérités primitives et d'en tirer des conséquences, pouvoir borné comme toute action d'un être fini, il cherche en soi la certitude ou la dernière raison des choses; et, ne l'y trouvant pas, il commence à douter. Les vérités se retirent, la nuit se fait; au milieu de cette nuit, il cesse de se reconnaître lui-même; seul et fier de sa solitude, il essaye de créer; il remue d'obscurs souvenirs et croit peupler d'êtres réels son entendement désert, parce qu'il évoque des fantômes. Mais bientôt détrompé, las de ce vain labeur, il ferme les yeux et s'assoupit dans les ténèbres éternelles... » ་ Représentez-vous un homme à qui l'on vient dire « Oublie tout ce que tu as appris de tes semblables, oublie tout ce que tu sais. Rejette de ton esprit jusqu'à la dernière idée; fais le vide, et puis cherche dans ce vide la vérité. » N'est-ce pas comme si l'on disait à l'àme: Meurs, et puis cherche dans le néant une vie qui n'appartienne qu'à toi?» Se peut-il imaginer de contradiction plus évidente? Car, sans vérité, point d'action, point de volonté, point de vie; et si la raison retient une vérité, une seule, ce sera nécessairement une vérité crue, sans être démontrée, une vérité de foi; et dès lors celles qu'on en déduira n'auront d'autre fondement et d'autre certitude que cette foi elle-même (1). » Pour le sensualisme, il n'y a de moi que le moi de la sensation; c'est-à-dire que la sensation devient le moi, comme si la sensation n'était pas un pur néant, indépendamment du moi ou du sujet qui l'éprouve! Et la psychologie n'est rien, si on prétend qu'elle soit autre chose que la science même de la sensation. Pour l'ontologie, il n'y a de moi que le moi de la révélation; et le moi de la psychologie n'est guère qu'un pur abstrait, un moi simplement hypothétique. Oui, l'école ontologique se laisse emporter jusqu'à ces ridicules hyperboles! Écoutons un de ses représentants les plus considérables: « L'homme sans Dieu, écrit Gioberti, n'est pas une vérité certaine, mais une présupposition ou un postulat. L'esprit humain qui se pose lui-même fait une contradiction, puisqu'il répugne que l'effet pose l'effet et soit la raison suffisante de la connaissance que nous en avons. (1) Essai sur l'Indifférence en matière de religion, III partie, chap. vii. « Effectivement : « 1° Le sentiment de notre propre existence ne peut être pensée sans une idée générale et abstraite. « 2° Toute idée générale et abstraite présuppose une idée universelle et concrète. « 3° L'idée universelle et concrète étant celle de Dieu, il s'ensuit que c'est en Dieu et non dans le sentiment de notre propre existence qu'il faut placer la vérité première, et que, par conséquent, le premier concept dans l'ordre du possible s'identifie avec la première chose dans l'ordre de la réalité (1). » Quelle thèse! et quelle analyse! Quoi! pour affirmer l'être que je suis, il faut que j'aie la notion abstraite d'être! En m'affirmant tout d'abord, je fais un cercle vicieux, et avant de m'affirmer il est nécessaire que j'affirme Dieu! Et comment, je vous prie, «l'ontologiste pourrat-il s'élever tout d'un trait jusqu'à Dieu, sans partir de soi-même ? Un tel prodige, répond l'ontologie, impossible à la pensée humaine abandonnée à elle-même, est opéré par la pa (1) Gioberti, Introduction à l'étude de la Philosophie; traduction de M. Alary. 1847, 4 vol. in-8°; t. III, p. 147. Cf. id., t. II, p. 317. role. La parole religieuse lui révèle Dieu (1). Ainsi, voilà un être, qui ne sait pas même qu'il est, et cet être, qui n'entend pas même son être, est accessible aux enseignements de la révélation! Et cet être, qui n'entend pas même son être, entendra l'être de Dieu, d'où ensuite, par voie de conséquence, il arrivera à entendre son propre être! Spectatum admissi?... « Il y a de l'être dans toutes nos idées, y comprise celle du moi, écrivait Leibniz; en pensant à nous-mêmes, nous pensons l'être comment saurions-nous, en effet, qu'il y a des êtres, si nous n'étions pas nous-mêmes des êtres (2)? » Si l'école ontologique avait voulu dire uniquement que nous ne sommes pas à nous-mêmes la cause, la raison de notre être, et qu'il nous faut, de toute nécessité, chercher le premier principe de notre être dans l'être de Dieu, elle n'aurait rien avancé que de parfaitement raisonnable. Mais les ontologistes auraient dû en même temps recon (1) Gioberti, ouvrage cité, t. II, p. 448, notes. (2) Et ailleurs : « Externa homo non cognoscit, nisi per ca quæ sunt in semetipso. |