PRÉFACE L'Académie des sciences morales et politiques, dans sa séance du 14 janvier 1860, mettait au concours, pour sujet du prix de philosophie à décerner en 1862, la question suivante : « Du rôle de la psychologie en philosophie, avec une appréciation des principales théories psychologiques anciennes et modernes, et de l'influence qu'elles ont exercée sur les systèmes généraux de leurs auteurs. » Dans sa séance publique annuelle du 15 juin 1865, l'Académie, sur les conclusions de son savant rapporteur, M. Franck, me décernait le prix en le partageant. C'est l'ouvrage qu'a couronné l'illustre Compagnie que je me propose aujourd'hui d'offrir au public. Il est de mon devoir d'ajouter que je n'y change rien d'essentiel, non pas même le titre, que je me borne, pour plus de concision, à traduire par celui-ci : la Nature Humaine et les Systèmes. Cette traduction assurément est exacte. Car assigner le rôle de la psychologie en philosophie, n'est-ce pas, à la lettre, affirmer une doctrine de la Nature Humaine; comme aussi discuter les principales théories psychologiques anciennes et modernes, apprécier l'influence qu'elles ont exercée sur les vues générales de leurs auteurs, n'estce point comparer avec l'être vivant qui est l'homme les conceptions abstraites des philosophes et juger valablement par la réalité les Systèmes ? D'un autre côté, on le remarquera aisément : quelque étroit que soit le lien qui rattache l'une à l'autre les deux parties de mon Mémoire, elles n'en sont pas moins fort distinctes, et prises chacune en elle-même, forment chacune un tout. C'est pourquoi, je n'hésite pas à publier séparément la première. Le dirai-je? de tous les sujets de philosophie sur lesquels l'Académie des sciences morales et politiques pouvait appeler l'attention, aucun apparemment n'était plus considérable ou du moins ne répondait mieux aux préoccupations diverses du temps présent, qu'une doctrine de la Nature Humaine. Et je ne parle pas même ici des opportunités d'école, ni des intérêts purement spéculatifs de la science. Mais je me suis fait une illusion étrange, ou il n'y a pas un des problèmes qui passionnent et divisent, en ce moment, les intelligences; il n'y a pas une question logique, morale, esthétique, sociale, politique, religieuse, naturelle, de quelque gravité, que je n'aie eu à examiner dans ses principes tour à tour et dans ses applications. De l'importance du sujet naissaient d'ailleurs les plus grandes difficultés. Aussi, sans cesser un instant d'être moimême, me suis-je appliqué à invoquer des témoignages avec le même soin que d'autres auraient mis peut-être à parler uniquement en leur propre et privé nom. Aussi ai-je apporté à respecter le sens commun autant de scrupule que d'infatués et frivoles docteurs marquent d'affectation à le démentir. En un mot, je ne me suis piqué ni de cette originalité qui n'est que l'isolement dans l'extravagance; ni de cette profondeur qui n'est que l'obscurité où l'impuissance ambitieuse se dissimule. La vérité qui seule est originale, qui seule est profonde, la vérité m'a suffi. Et j'ai reconnu la vérité à ce double caractère qu'elle était évidente et qu'elle était fructueuse. : Je ne saurais consentir, en effet, à partager le dédain suprême que professent pour les conséquences des esprits qui cependant se prétendent positifs. Eh quoi! la certitude des sciences physiques et naturelles, la certitude de la physiologic se détermine, leurs progrès se mesurent par les résultats, et l'étude de la nature humaine se réduirait à de stériles et fragiles constructions, à des fantaisies décevantes, à un roman toujours recommencé! Qui ne voit qu'à ce compte, << toute la philosophie ne vaudrait pas une heure de peine, et que se moquer de la philosophie ce serait vraiment philosopher (1)? » Il n'en est pas, il ne peut pas en être ainsi. Tout acte humain est l'affirmation particulière; toute vie humaine l'expression développée d'une philosophie. Institutions, mœurs, croyances, tout est suspendu au fil d'or de la raison. Aveugles et impies ceux qui s'imagineraient le pouvoir impunément briser! Pour ma part, j'espère qu'on s'apercevra que c'est avec un respect inviolable, avec un sincère amour de l'humanité, que j'ai étudié l'homme. En travaillant à une doctrine de la Nature Humaine, c'est à un traité de la Dignité Humaine que j'ai travaillé. (1) Pascal. 6 mars 1865. |