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douleur plus propres à l'attendrir qu'à l'effrayer! L'Espagnole s'aperçut bientôt que la lionne était pleine, et que ses gémissements étaient le langage d'une mère qui réclamait du secours pour la délivrer de son fardeau. Maldonata aida la nature dans le moment douloureux où elle semble n'accorder qu'à regret à tous les êtres naissants le jour et cette vie qu'elle leur laisse respirer si peu de temps. La lionne, heureusement délivrée, va bientôt chercher une nourriture abondante, et l'apporte aux pieds de sa bienfaitrice : celle-ci la partageait chaque jour avec les jeunes lionceaux qui, nés par ses soins et élevés avec elle, semblaient reconnaître, par des jeux et des morsures innocentes, un bienfait que leur mère payait de ses plus tendres empressements. Mais, quand l'àge leur eut donné l'instinct de chercher eux-mêmes leur proie, avec la force de l'atteindre et de la dévorer, cette famille se dispersa dans les bois ; et la lionne, que la tendresse maternelle ne rappelait plus dans sa caverne, disparut elle-même, et s'égara dans un désert que la faim dépeuplait chaque jour. Maldonata, seule et sans subsistance, se vit réduite à s'éloigner d'un antre redoutable à tant d'êtres vivants, mais dont sa pitié avait su lui faire un asile. Cette femme, privée avec douleur d'une société chérie, ne fut pas longtemps errante, sans tomber entre les mains des sauvages indiens. Une lionne l'avait nourrie, des hommes la firent esclave! Bientôt après elle fut reprise par les Espagnols, qui la ramenèrent à Buenos-Ayres. Le commandant, plus féroce lui seul que les lions et les sauvages, ne la crut pas sans doute assez punie de son évasion par les dangers et les maux qu'elle avait essuyés; le barbare ordonna qu'elle fût attachée à un arbre au milieu d'un bois, pour y mourir de faim, ou devenir la pâture des monstres dévorants. Deux jours après, quelques soldats alièrent savoir la destinée de cette malheureuse victime. Ils la trouvèrent pleine de vie au milieu de tigres affamés qui, la gueule ouverte sur cette proie, n'osaient approcher devant une lionne couchée à ses pieds avec des lionceaux. Ce spectacle frappa tellement les soldats, qu'ils en étaient immobiles d'attendrissement et de frayeur. La lionne, en les voyant, s'éloigna de l'arbre comme pour leur laisser la liberté de délier sa bienfaitrice. Mais, quand ils voulurent l'emmener avec eux, l'animal vint à pas lents confirmer par des caresses et de doux gémissements les prodiges de reconnaissance que cette femme racontait à ses libérateurs. La lionne suivit quelque temps les traces de l'Espagnole avec ses lionceaux, donnant toutes les marques de respect et d'une véritable douleur qu'une famille fait éclater quand elle acrompagne jusqu'au vaisseau un père ou un fils chéri qui s'embarque d'un port de l'Europe pour

le nouveau monde, d'où peut-être il ne reviendra jamais. Le commandant, instruit de toute l'aventure par ses soldats, et ramené par un monstre des bois aux sentiments de l'humanité que son cœur farouche avait dépouillés sans doute en passant les mers, laissa vivre une femme que le ciel avait si visiblement protégée.

RAYNAL. Histoire philosophique des établissements des Européens dans les Indes.

COMBAT DU TAUREAU.

Au milieu du champ est un vaste cirque environné de nombreux gradins: c'est là que l'auguste reine, habile dans cet art si doux de gagner les cœurs de son peuple en s'occupant de ses plaisirs, invite souvent ses guerriers au spectacle le plus chéri des Espagnols. Là, les jeunes chefs, sans cuirasse, vêtus d'un simple habit de soie, armés seulement d'une lance, viennent, sur de rapides coursiers, attaquer et vaincre des taureaux sauvages. Des soldats à pied, plus légers encore, les cheveux enveloppés dans des réseaux, tiennent d'une main un voile de pourpre, de l'autre des lances aiguës. L'alcade proclame la loi de ne secourir aucun combattant, de ne leur laisser d'autres armes que la lance pour immoler, le voile de pourpre pour se défendre. Les rois, entourés de leur cour, président à ces jeux sanglants; et l'armée entière, occupant les immenses amphithéâtres, témoigne par des cris de joie, par des transports de plaisir et d'ivresse, quel est son amour effréné pour ces antiques combats.

Le signal se donne, la barrière s'ouvre, le taureau s'élance au milieu du cirque; mais, au bruit de mille farfares, aux cris, à la vue des spectateurs, il s'arrête, inquiet et troublé : ses naseaux fument; ses regards brûlants errent sur les amphithéatres; il semble également en proie à la surprise, à la fureur. Tout à coup il se précipite sur un cavalier qui le blesse, et fuit rapidement à l'autre bout. Le taureau s'irrite, le poursuit de près, frappe à coups redoublés la terre, et fond sur le voile éclatant que lui présente un combattant à pied. L'adroit Espagnol, dans le même instant, évite à la fois sa rencontre, suspend à ses cornes le voile léger, et lui darde une flèche aiguë qui de nouveau fait couler son sang. Percé bientôt de toutes les lances, blessé de ces traits pénétrants dont le fer courbé reste dans la plaie, l'animal bondit dans l'arène, pousse d'horribles mugissements, s'agite en parcourant le cirque, secoue les flèches nombreuses enfoncées dans son large cou, fait voler ensemble les cailloux broyés, les lambeaux de pourpre sanglants, les flots d'écume rougie, et tombe enfin épuisé d'efforts, de colère et de douleur.

FLORIAN. Gonzalve de Cordoue, liv. v

CATINAT A L'HÔTEL DES INVALIDES.

L'enclos des Chartreux, qui n'était pas éloigné de sa demeure, était la promenade qu'il préférait d'ordinaire tout ce qui inspirait le calme et le recueillement semblait lui plaire et l'appeler; et pour un homme qui avait tout fait et tout vu, des horames qui ont renoncé à tout ne pouvaient pas être un spectacle indifférent. On fut surpris un jour de le voir dans cet enclos, comme autrefois le sage de Phrygie, jouer avec des enfants. Mais n'est-ce pas ce que fait tous les jours le philosophe, quand il vit avec les passions des hommes? La demeure royale de ces guerriers qui ont donné leurs jours à la patrie, et dont elle nourrit la vieillesse, ce prytanée militaire était aussi l'objet de ses fréquentes visites. Un enfant (c'était le fils de son hoinme d'affaires) qui l'avait entendu parler avec éloge de ce vénérable édifice, vint un jour, avec l'empressement naïf de son âge, prier le maréchal de Catinat de le mener à l'hôtel des Invalides il y consent, prend l'enfant par la main, le mène avec lui, arrive aux portes. A la vue du maréchal, la garde se range sous les armes, les tambours se font entendre, les cours se remplissent; on répète de tous côtés : Voilà le père la Pensée! Ce mouvement, ce bruit, causent à l'enfant quelque frayeur. Catinat le rassure : ‹ Ce sont, dit-il, des marques de l'amitié qu'ont pour moi ces hommes respectables. Il le conduit partout, lui fait tout voir. L'heure du repas sonne; il entre dans la salle où les soldats s'assemblent, et, avec cette noble simplicité, cette franchise de mœurs guerrières qui rapprochent ceux que le même courage et les mêmes périls ont rendus égaux: A la santé, dit-il, de mes

anciens camarades! › Il boit, et fait boire l'enfant avec lui. Les soldats, debout et découverts, répondent par des acclamations qui le suivent jusqu'aux portes; et il sort, emportant dans son erur la douce émotion de cette scène, trop audessus de l'âme d'un enfant, mais dont le récit, conservé dans les mémoires de sa vie, a pour nous, encore aujourd'hui, quelque chose d'attendrissant et d'auguste.

LA HARPE, Éloge de Culinal.

diners auxquets on ne s'était point attendu. Cela saisit Vatel; il dit plusieurs fois : « Je suis perdu d'honneur; voici une affaire que je ne supporterai pas. Il dit à Gourville: La tête me tourne; il y a douze nuits que je n'ai dormi; aidez-moi à donner des ordres. Gourville le soulagea en ce qu'il put. Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais à la vingt-cinquième, lui revenait toujours à l'esprit. Gourville le dit à M. le prince. M. le prince alla jusque dans la chambre de Vatel, et lui dit: Vatel,

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tout va bien; rien n'était plus beau que le souper du roi. Il répondit: Monseigneur, votre bonté m'achève, je sais que le rôti a manqué à deux tables. › -Point du tout, dit M. le prince, ne vous fâchez point; tout va ‹ bien. Minuit vjent: le feu d'artifice ne réussit point, il fut couvert d'un nuage; il coûtait seize mille francs. A quatre heures du matin, Vatel s'en va partout; il trouve tout endormi. Il rencontre un petit pourvoyeur, qui lui apportait seulement deux charges de marée. Il lui demande: Est-ce là tout?» - Oui, monsieur. Il ne savait pas que Vatel avait envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps; les autres pourvoyeurs ne vinrent point. Sa tête s'échauffait; il crut qu'il n'y aurait point d'autre marée. Il trouva Gourville; il lui dit : « Monsieur, je ne

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survivrai point à cet affront-ci. › Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur, mais ce ne fut qu'au troisième coup (car il s'en donna deux qui n'étaient pas mortels) qu'il tomba mort. La marée cependant arrive de tous côtés, on cherche Vatel pour la distribuer; on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang. On court à M. le prince, qui fut au désespoir. M. le duc pleura; c'était sur Vatel que tournait tout son voyage de Bourgogne. M. le prince le dit au roi fort tristement. On dit que c'était à force d'avoir de l'honneur à sa manière. On le loua fort; on loua et blama son courage.

Mine DE SÉVIGNÉ. Lettres.

MORT DE "ATEL.

Le roi arriva jeudi an soir 1; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa; il y eut quelques Lables où le rôti manqua, à cause de plusieurs

A Chantilly, alson de campagne du prince de Condé, chez qui le roi devait passer quelques jours. Vatel était le maitre d'hotel, et Gourville, l'intendant du prince. (N. E.)

CALME AU MILIEU DE L'OCÉAN.

Dix fois le soleil fit son tour sans que le vent fût apaisé. Il tombe enfin, et bientôt après un calme profond lui succède. Les ondes, violemment émues, se balancent longtemps encore après que le vent a cessé. Mais insensiblement leurs sillons s'aplanissent; et, sur une mer immobile, le navire, comme enchaîné, cherche inutilement dans les airs un souffle qui l'ébranle; la voile, cent fois déployée, retombe cent fois sur les mâts. L'onde, le ciel, un horizon vague, où la vue a

beau s'enfoncer, dans l'abîme de l'étendue un vide profond et sans bornes, le silence et l'immensité, voilà ce que présente aux matelots ce triste et fatal hémisphère. Consternés et glacés d'effroi, ils demandent au ciel des orages et des tempêtes; et le ciel, devenu d'airain comme la mer, ne leur offre de toutes parts qu'une affreuse sérénité. Les jours, les nuits s'écoulent dans ce repos funeste: ce soleil, dont l'éclat naissant ranime et réjouit la terre, ces étoiles, dont les nochers aiment à voir briller les feux étincelants, ce liquide cristal des eaux, qu'avec tant de plaisir nous contemplons du rivage, lorsqu'il réfléchit la lumière et répète l'azur des cieux, ne forment plus qu'un spectacle funeste; et tout ce qui, dans la nature, annonce la paix et la joie, ne porte ici que l'épouvante, et ne présage que la mort.

Cependant les vivres s'épuisent; on les réduit, on les dispense d'une main avare et sévère. La nature, qui voit tarir les sources de la vie, en devient plus avide; et plus les ressources diminuent, plus on sent croître les besoins. A la disette enfin succède la famine, fléau terrible sur la terre, mais plus terrible mille fois sur le vaste abîme des eaux; car au moins sur la terre quelque lueur d'espérance peut abuser la douleur et soutenir le courage; mais au milieu d'une mer immense, solitaire, et environné du néant, l'homme, dans l'abandon de toute la nature, n'a pas même l'illusion pour le sauver du désespoir : il voit comme un abime l'espace épouvantable qui l'éloigne de tout secours; sa pensée et ses vœux s'y perdent; la voix même de l'espérance ne peut arriver jusqu'à lui.

Les premiers accès de la faim se font sentir sur le vaisseau cruelle alternative de douleur et de rage, où l'on vit des malheureux, étendus sur les bancs, lever les mains vers le ciel, avec des plaintes lamentables, ou courir, éperdus et furieux, de la proue à la poupe, et demander au moins que la mort vint finir leurs maux!

MARMONTEL. Les Incas.

SYMPTÔMES ET RAVAGES D'UN OURAGAN A L'Ile-de-FRANCE.

Un de ces étés qui désolent de temps à autre les terres situées entre les tropiques vint étendre ici ses ravages. C'était vers la fin de décembre, lorsque le soleil au Capricorne échauffe, pendant trois semaines, l'Ile-de-France de ses feux verticaux. Le vent du sud-est, qui y règne presque toute l'année, n'y soufllait plus. De longs tour-billons de poussière s'élevaient sur les chemins et restaient suspendus en l'air. La terre se fendait de toutes parts; l'herbe était brûlée, des exhalaisons

1 Voyez les Narrations et Descriptions d'orages, en prose

et en vers.

chaudes sortaient du flanc des montagnes, et la plupart de leurs ruisseaux étaient desséchés. Aucun nuage ne venait du côté de la mer. Seulement, pendant le jour, des vapeurs rousses s'élevaient de dessus ses plaines, et paraissaient, au coucher du soleil, comme les flammes d'un incendie. La nuit même n'apportait aucun rafraîchissement à l'atmosphère embrasée. L'orbe de la lune tout rouge se levait dans un horizon embrumé,d'une grandeur démesurée. Les troupeaux abattus sur les flancs des collines, le cou tendu vers le ciel, aspirant l'air, faisaient retentir les vallons de tristes mugissements: le Cafre même qui les conduisait se couchait sur la terre, pour y trouver de la fraicheur. Partout le sol était brûlant; et l'air étouffant retentissait du bourdonnement des insectes qui cherchaient à se désaltérer dans le sang des hommes et des animaux.

Cependant ces chaleurs excessives élevèrent de l'Océan des vapeurs qui couvrirent l'ile comme un vaste parasol. Les sommets des montagnes les rassemblaient autour d'eux, et de longs sillons de feu sortaient de temps en temps de leurs pitons embrumés. Bientôt des tonnerres affreux firent retentir de leurs éclats les bois, les plaines et les vallons des pluies épouvantables, semblables à des cataractes, tombèrent du ciel. Des torrents écumeux se précipitaient le long des flancs de cette montagne; le fond de ce bassin était devenu une mer; le plateau où sont assises les cabanes, unc petite île; et l'entrée de ce vallon, une écluse par où sortaient pêle-mêle, avec les eaux mugissantes, les terres, les arbres et les rochers. Sur le soir, la pluie cessa, le vent alisé du sud-est reprit son cours ordinaire; les nuages orageux furent jetés vers le nord-ouest, et le soleil couchant parut à l'horizon 1.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. Paul et Virginie.

SONGE DE MARC-AURÈLE.

Je voulus méditer sur la douleur; la nuit était déjà avancée; le besoin du sommeil fatiguait ma paupière; je luttai quelque temps; enfin, je fus obligé de céder, et je m'assoupis; mais dans cet intervalle je crus avoir un songe. Il me sembla voir dans un vaste portique une multitude d'hommes rassemblés; ils avaient tous quelque chose d'auguste et de grand. Quoique je n'eusse jamais vécu avec eux, leurs traits pourtant ne m'étaient pas étrangers; je crus me rappeler que j'avais souvent contemplé leurs statues dans Rome. Je les regardais tous, quand une voix terrible et forte retentit sous le portique: Mortels, apprenez à souffrir! Au même instant, devant l'un, je vis

2 L'auteur fait allusion à ce que l'histoire nous apprend de Mucius Scévola, de Socrate et de Caton. (N. E.)

s'allumer des flammes, et il y posa la main. On apporta à l'autre du poison; il but, et fit une libation aux dieux. Le troisième était debout auprès d'une statue de la Liberté brisée; il tenait d'une main un livre; de l'autre, il prit une épée, dont il regardait la pointe. Plus loin, je distinguai un homme tout sanglant, mais calme et plus tranquille que ses bourreaux ; je courus à lui en m'écriant O Régulus! est-ce toi? Je ne pus soutenir le spectacle de ses maux; et je détournai mes regards. Alors j'aperçus Fabricius dans la pauvreté, Scipion mourant dans l'exil, Épictète écrivant dans les chaines, Sénèque et Traséas les veines ouvertes, et regardant d'un air tranquille leur sang couler. Environné de tous ces grands hommes malheureux, je versais des larmes; ils parurent étonnés. L'un d'eux, ce fut Caton, approcha de moi, et me dit: Ne nous plains pas, mais imite-nous; et toi aussi, apprends à vaincre la douleur! Cependant il me parut prêt à tourner contre lui le fer qu'il tenait à la main; je voulus l'arrête, je frémis, et je m'éveillai. Je réflechis sur ce songe, et je conçus que ces prétendus maux n'avaient pas le droit d'ébranler mon courage; je résolus d'être homme, de souffrir, et de faire le bien.

THOMAS Eloge de Marc-Aurèle.

JUGEMENTS EXERCÉS EN ÉGYPTE SUR LES MORTS.

Il y avait un lac qu'il fallait traverser pour arriver au lieu de la sépulture sur les bords de ce lac on arrêtait le mort. Qui que tu sois, rends

finissait par invoquer sur lui le dieu redoutable des morts, et par le confier, pour ainsi dire, à la Divinité, en la suppliant de ne pas l'abandonner dans ce monde obscur et inconnu où il venait d'entrer. Enfin, en le quittant, et le quittant pour jamais, on lui disait, pour soi et pour le peuple, le long et éternel adieu. Tout cela ensemble, surtout chez une nation austère et grave, devait affecter profondément, inspirer des idées augustes de religion et de morale.

On ne peut douter que ces éloges, avant qu'ils fussent prodigués et corrompus, ne fissent une forte impression sur les âmes. Leur institution ressemblait beaucoup à celle de nos oraisons funèbres; mais il y a une différence remarquable, c'est qu'ils étaient accordés à la vertu, non à la dignité. Le laboureur et l'artisan y avaient droit comme le souverain. Ce n'était point alors une cérémonie vaine, où un orateur, que personne ne croyait, venait parler de vertus qu'il ne croyait pas davantage; tachait de se passionner un instant pour ce qui était quelquefois l'objet du mépris public et du sien; et, entassant avec harmonie des mensonges mercenaires, flattait longuement les morts, pour être loué lui-même ou récompensé par les vivants. Alors on ne louait pas l'humanité d'un général qui avait été cruel; le désintéressement d'un magistrat qui avait vendu les lois tout était simple et vrai. Les princes eux-mêmes étaient soumis au jugement, comme le reste des hommes, et ils n'étaient loués que lorsqu'ils l'avaient mérité. Il est juste que la tombe soit une barrière entre la flatterie et le prince, et que la vérité commence où le pouvoir cesse. Nous savons, par l'histoire, que plusieurs rois

élever ces pyramides immenses, furent flétris par la loi, et privés des tombeaux qu'ils s'étaient eux-mêmes construits.

Depuis trois mille ans ces usages ne subsistent plus, et il n'y a dans aucun pays du monde des magistrats établis pour juger la mémoire des rois; mais la renommée fait la fonction de ce tribunal : plus terrible, parce qu'on ne peut la corrompre, elle dicte les arrêts, la postérité les écoute, et l'histoire les écrit1.

compte à la patrie de tes actions. Qu'as-tu fait du temps de la vie? La loi t'interroge, la patrie t'écoute, la vérité te juge. Alors il compa-d'Égypte, qui avaient foulé leurs peuples pour raissait sans titre et sans pouvoir, réduit à lui seul, et escorté seulement de ses vertus ou de ses vices. Là, se dévoilaient les crimes secrets, et ceux que le crédit ou la puissance du mort avaient étouffés pendant sa vie. Là, celui dont on avait fletri l'innocence, venait à son tour flétrir le calomniateur, et redemander l'honneur qui lui avait été enlevé. Le citoyen convaincu de n'avoir point observé les lois était condamné : la peine était l'infamie; mais le citoyen vertueux était récompensé d'un éloge public: l'honneur de le prononcer était réservé aux parents. Or. assemblait la famille, les enfants venaient recevoir des leçons de vertu en entendant louer leur père. Le peuple s'y rendait en foule; le magistrat y présidait. Alors on célébrait l'homme juste à l'aspect de sa cendre; on rappelait les lieux, les moments et les jours où il avait fait des actions vertueuses; on le remerciait de ce qu'il avait servi la patrie et les hommes; on proposait son exemple à ceux qui avaient encore à vivre et à mourir. L'orateur

THOMAS. Essai sur les Éloges.

L'ORAGE ET La caverne des serpents au pérou.

Un murmure profond donne le signal de la guerre que les vents vont se déclarer. Tout à coup leur fureur s'annonce par d'effroyables sifflements. Une épaisse nuit enveloppe le ciel et le

▲ Voyez, en vers, Jugements des rois d'Égyple après leur mort.

confond avec la terre; la foudre, en déchirant ce voile ténébreux, en redouble encore la noirceur; cent tonnerres qui roulent et semblent rebondir sur une chaîne de montagnes, en se succédant l'un à l'autre, ne forment qu'un mugissement qui s'abaisse et qui se renfle comme celui des vagues. Aux secousses que la montagne reçoit du tonnerre et des vents, elle s'ébranle, elle s'entr'ouvre; et de ses flancs, avec un bruit horrible, tombent de rapides torrents. Les animaux épouvantés s'élançaient des bois dans la plaine; et, à la clarté de la foudre, les trois voyageurs palissants voyaient passer à côté d'eux le lion, le tigre, le lynx, le léopard, aussi tremblants qu'eux-mêmes dans ce péril universel de la nature, il n'y a plus de férocité, et la crainte a tout adouci.

1

L'un des guides d'Alonzo avait, dans sa frayeur, gagné la cime d'une roche. Un torrent qui se précipite en bondissant la déracine et l'entraîne, et le sauvage qui l'embrasse roule avec elle dans les flots. L'autre Indien croyait avoir trouvé son salut dans le creux d'un arbre; mais une colonne de feu, dont le sommet touche à la nue, descend sur l'arbre, et le consume avec le malheureux qui s'y était sauvé.

Cependant Molina s'épuisait à lutter contre la violence des eaux; il gravissait dans les ténèbres, saisissant tour à tour les branches, les racines des bois qu'il rencontrait, sans songer à ses guides, sans autre sentiment que le soin de sa propre vie; car il est des moments d'effroi où toute compassion cesse, où l'homme, absorbé en lui-même, n'est plus sensible que pour lui.

Enfin il arrive, en rampant, au bas d'un rocher escarpe; et, à la lueur des éclairs, il voit une caverne dont la profonde et ténébreuse horreur l'aurait glacé dans tout autre moment. Meurtri, épuisé de fatigue, il se jette au fond de cet antre; et là, rendant grâces au ciel, il tombe dans l'accablement.

L'orage enfin s'apaise les tonnerres, les vents cessent d'ébranler la montagne; les eaux des torrents, moins rapides, ne mugissent plus à l'entour; et Molina sent couler dans ses veines le baume du sommeil. Mais un bruit, plus terrible que celui des tempêtes, le frappe au moment même qu'il allait s'endormir.

Ce bruit, pareil au broiement des cailloux, est celui d'une multitude de serpents 2, dont la caverne est le refuge. La voûte en est revêtue; et, entrelacés l'un à l'autre, ils forment, dans leurs

1 Alonzo de Molina, l'un des héros du roman des Incas, et les deux guides qui l'accompagnaient dans son voyage de Tumbès à Quito. (N. E.)

2 Les serpents à sonnettes.

mouvements, ce bruit qu'Alonzo reconnaît. Il sait que le venin de ces serpents est le plus subtil des poisons; qu'il allume soudain, et dans toutes les veines, un feu qui dévore et consume, au milieu des douleurs les plus intolérables, le malheureux qui en est atteint. Il les entend, il croit les voir rampants autour de lui, ou pendus sur sa tête, ou roulés sur eux-mêmes, et prêts à s'élancer sur lui. Son courage épuisé succombe; son sang se glace de frayeur; à peine ose-t-il respirer. S'il veut se traîner hors de l'antre, sous ses mains, sous ses pas, il tremble de presser un des dangereux reptiles. Transi, frissonnant, immobile, environné de mille morts, il passe la plus longue nuit dans une pénible agonie, désirant, frémissant de revoir la lumière, se reprochant la crainte qui le tient enchaîné, et faisant sur lui-même d'inutiles efforts pour surmonter cette faiblesse.

Le jour qui vint l'éclairer justifia sa frayeur. Il vit réellement tout le danger qu'il avait pressenti; il le vit plus horrible encore. Il fallait mourir ou s'échapper. Il ramasse péniblement le peu de forces qui lui restent; il se soulève avec lenteur, se courbe, et, les mains appuyées sur ses genoux tremblants, il sort de la caverne, aussi défait, aussi pàle qu'un spectre qui sortirait de son tombeau. Le même orage qui l'avait jeté dans le péril l'en préserva; car les serpents en avaient eu autant de frayeur que lui-même; et c'est l'instinct de tous les animaux, dès que le péril les occupe, de cesser d'être malfaisants.

Un jour serein consolait la nature des ravages de la nuit. La terre, échappée comme d'un naufrage, en offrait partout les débris. Des forêts qui, la veille, s'élançaient jusqu'aux nues, étaient courbées vers la terre; d'autres semblaient se hérisser encore d'horreur. Des collines qu'Alonzo avait vues s'arrondir sous leur verdoyante parure, entr'ouvertes en précipices, lui montraient leurs flancs déchirés. De vieux arbres déracinés, précipités du haut des monts, le pin, le palmier, le gaïac, le caobo, le cèdre, étendus, épars dans la plaine, la couvraient de leurs troncs brisés et de leurs branches fracassées. Des dents de rochers, détachées, marquaient la place des torrents; leur lit profond était bordé d'un nombre effrayant d'animaux doux, cruels, timides, féroces, qui avaient été submergés et revomis par les eaux.

Cependant ces eaux écoulées laissaient les bois et les campagnes se ranimer aux feux du jour naissant. Le ciel semblait avoir fait la paix avec la terre et lui sourire en signe de faveur et d'amour. Tout ce qui respirait encore recominençait à jouir de la vie : les oiseaux, les bêtes sauavaient oublié leur effroi; car le prompt vages

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