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paysan retournant au travail, ses outils sur l'éPaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misère, et moi, j'aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret: ‹ Jc suis encore homme. ›

Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du lieu, j'y serais des premiers avec ina troupe.

Si quelques mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisaient à mon voisinage, on saurait que j'aime la joie, et j'y serais invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueraient à la fête, et j'y trouverais, en échange, des biens d'un prix inestimable, des biens si peu connus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je souperais gaiement au bout de leur longue table, j'y ferais chorus au refrain d'une vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange de meilleur cœur qu'au bal de l'Opéra.

J.-J. ROUSSEAU, Émile.

BONHEUR DE JEAN-JACQUES DANS LA SOLITUDE.

Je ne saurais vous dire, monsieur, combien j'ai été touché de voir que vous m'estimiez le plus malheureux des hommes. Le public, sans doute, en jugera comme vous, et c'est ce qui m'afflige. Oh! que le sort dont j'ai joui n'est-il connu de tout l'univers ! chacun voudrait s'en faire un semblable! la paix régnerait sur la terre, les hommes ne songeraient plus à se nuire, et il n'y aurait plus de méchants, quand nul n'aurait d'intérêt à l'être. Mais de quoi jouissais-je enfin quand j'étais seul? de moi; de tout ce qu'a de beau le monde intellectuel; je rassemblais autour de moi tout ce qui pouvait flatter mon cœur; mes désirs étaient la mesure de mes plaisirs : non, jamais les plus voluptueux n'ont connu de pareilles délices, et j'ai cent fois plus joui de mes chimères, qu'ils ne font des réalités.

Quand mes douleurs me font tristement mesurer la longueur des nuits, que l'agitation de la fièvre m'empêche de goûter un seul instant de sommeil, souvent je me distrais de mon état présent, en songeant aux divers événements de ma vie; et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l'attendrissement, se partagent le soin de me faire oublier, quelques moments, mes souffrances. Quels temps croyez-vous, monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse; ils furent trop rares, trop mêlés d'amertume, et sont déjà trop loin de moi ce

avec

sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides, mais délicieux, que j'ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, les oiseaux de la campagne, les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin, quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettres ni visites n'en vinssent troubler le charme. Après avoir donné les matinées à divers soins, que je remplissais tous avec plaisir, parce que je pouvais les remettre à un autre temps, je me hâtais de diner pour échapper aux importuns, et me ménager une plus longue après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardents, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate, pressant le pas, dans la crainte que quelqu'un ne vint s'emparer de moi avant que je pusse m'esquiver; mais quand une fois j'avais pu doubler un certain coin, avec quel battement de cœur, quel petillement de joie je commençais à respirer en me sentant sauvé, en me disant: Me voilà maître de moi le reste de ce jour! J'allais alors d'un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert, où rien, en me montrant la main de l'homme, ne m'annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers importun ne vint s'interposer entre la nature et moi c'était là qu'elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L'or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d'un luxe qui touchait mon cœur; la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes que je foulais sous mes pieds, tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration; le concours de tant d'objets intéressants qui se disputaient mon attention, m'attirant sans cesse de l'un à l'autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisait souvent redire à moi-même: Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l'un d'eux.

Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la terre ainsi parée ; je la peuplais bientôt d'êtres selon mon cœur ; et, chassant bien loin l'opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportais, dans les asiles de la nature, des hommes dignes de les habiter; je m'en formais une société charmante dont je ne me sentais pas indigne ; je me faisais un siècle d'or à ma fantaisie, et, remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m'avaient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur désirait

encore, je m'attendrissais jusqu'aux larmes sur les vrais plaisirs de l'humanité : plaisirs délicieux, si près de nous, et qui sont désormais si loin des hommes! Oh! si dans ces moments quelque idée de Paris, de mon siècle et de ma petite gloriole d'auteur, venait troubler mes rêveries, avec quel dédain je les chassais à l'instant pour me livrer sans distraction aux sentiments exquis dont mon âme était pleine! Cependant, au milieu de tout cela, je l'avoue, le néant de mes chimères venait quelquefois me contrister tout à coup quand tous mes rêves se seraient tournés en réalité, ils ne m'auraient pas suffi; j'aurais imaginé, rêvé, désiré encore je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n'aurait pu remplir, un certain élancement de mon cœur vers une autre sorte de jouissance dont je n'avais pas l'idée, et dont pourtant je sentais le besoin: eh bien, monsieur, cela même était une jouissance, puisque j'en étais pénétré d'un sentiment très-vif, et d'une tristesse attirante que je n'aurais pas voulu ne pas avoir.

Bientôt, de la surface de la terre j'élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l'Être suprême qui embrasse tout; alors, l'esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas je me sentais, avec une sorte de volupté, accablé du poids de cet univers: je me livrais avec attendrissement à la confusion des grandes idées; j'aimais à me perdre en imagination dans l'espace; mon cœur resserré même dans les bornes des êtres s'y trouvait trop à l'étroit, j'étouffais dans l'univers. J'aurais voulu m'élancer dans l'infini je crois que, si j'eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l'agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois : O grand Etre! 6 grand Etre! sans pouvoir dire ni penser rien de plus.

Ainsi s'écoulaient dans un délire continuel les journées les plus charmantes que jamais créature humaine ait passées; et, quand le coucher du soleil me faisait songer à la retraite, étonné de la rapidité du temps, je croyais n'avoir pas mis assez à profit ma journée; je pensais en pouvoir jouir davantage encore, et, pour réparer le temps perdu, je me disais : Je reviendrai demain.

Je revenais à petits pas, la tête un peu fatiguée, mais le cœur content. Je me reposais agréablement au retour en me livrant à l'impression des objets, mais sans penser, sans imaginer, sans rien faire autre chose que sentir le calme et le bonheur de ma situation. Je trouvais mon couvert mis sur la terrasse, je soupais de grand appétit; dans mon fetit domestique, nulle image de servitude et de

dépendance ne troublait la bienveillance qui nous unissait tous: mon chien lui-même était mon ami, non mon esclave; nous avions toujours la même volonté; mais jamais il ne m'a obéi; ma gaieté durant toute la soirée témoignait que j'avais vécu seul tout le jour j'étais bien différent quand j'avais vu compagnie; j'étais rarement content des autres, et jamais de moi; le soir, j'étais grondeur et taciturne: cette remarque est de ma gouvernante; et, depuis qu'elle me l'a dite, je l'ai toujours trouvée juste en m'observant. Enfin, après avoir fait encore le soir quelques tours dans mon jardin, ou chanté quelque air sur mon épinette, je trouvais dans mon lit un repos de corps et d'âme cent fois plus doux que le sommeil

encore.

Ce sont là les jours qui ont fait le vrai bonheur de ma vie bonheur sans amertume, sans ennui, sans regrets, et auquel j'aurais borné volontiers tout celui de mon existence. Oui, monsieur, que de pareils jours remplissent pour moi l'éternité, je n'en demande point d'autres, et n'imagine pas que je sois beaucoup moins heureux dans ces ravissantes contemplations que les intelligences célestes; mais un corps qui souffre ôte à l'esprit sa liberté désormais je ne suis plus seul, j'ai un hôte qui m'importune; il faut m'en délivrer pour être à moi, et l'essai que j'ai fait de ces douces jouissances ne sert plus qu'à me faire attendre avec moins d'effroi le moment de les goûter sans distraction.

L'AMBITION.

J.-J. ROUSSEAU.

L'ambition montre à celui qu'elle aveugte, pour terme de ses poursuites, un état florissant, où il n'aura plus rien à désirer, parce que ses vœux seront accomplis, où il goûtera le plaisir le plus doux pour lui, et dont il est le plus sensiblement touché; savoir: de dominer, d'ordonner, d'être l'arbitre des affaires et le dispensateur des grâces, de briller dans un ministère, dans une dignité éclatante; d'y recevoir l'encens du public et ses soumissions; de s'y faire craindre, honorer, respecter.

Tout cela rassemblé dans un point de vue lu trace l'idée la plus agréable, et peint à son imagination l'objet le plus conforme aux vœux de son cœur; mais dans le fond ce n'est qu'une idée, et voici ce qu'il y a de plus réel; c'est que, pour atteindre jusque-là, il y a une route à tenir, pleine

1 Voyez Définitions, même sujet, par les mêmes orateurs.

l'épines et de difficultés : mais de quelles épines |
et de quelles difficultés! C'est que, pour parvenir
à cet état où l'ambition se figure tant d'agréments,
il faut prendre mille mesures toutes également
gênantes, et toutes contraires à ses inclinations;
qu'il faut se miner de réflexions et d'étude; rouler
pensées sur pensées, desseins sur desseins, comp-
ter toutes ses paroles, composer toutes ses dé-
marches; avoir une attention perpétuelle et sans
relâche, soit sur soi-même, soit sur les autres.
C'est que, pour contenter une seule passion, qui est
de s'élever à cet état, il faut s'exposer à devenir
la proie de toutes les passions; car y en a-t-il
une en nous que l'ambition ne suscite contre nous?
Et n'est-ce pas elle qui, selon les différentes
conjonctures et les divers sentiments dont elle
est émue, tantôt nous aigrit des dépits les plus
amers, tantôt nous envenime des plus mortelles
inimitiés, tantôt nous enflamme des plus violentes
colères, tantôt nous accable des plus profondes
tristesses, tantôt nous dessèche des mélancolies
les plus noires, tantôt nous dévore des plus cruelles
jalousies; qui fait souffrir à une âme comme une
espèce d'enfer, et qui la déchire par mille bour-
reaux intérieurs et domestiques? C'est que, pour
se pousser à cet état, et pour se faire jour au tra-
vers de tous les obstacles qui nous en ferment
les avenues, il faut entrer en guerre avec des
compétiteurs qui y prétendent aussi bien que
nous, qui nous éclairent dans nos intrigues, qui
nous dérangent dans nos projets, qui nous arrê-
tent dans nos voies; qu'il faut opposer crédit
à crédit, patron à patron, et pour cela s'assujettir
aux plus ennuyeuses assiduités, essuyer mille
rebuts, digérer mille dégoûts, se donner mille
movements, n'être plus à soi, et vivre dans le
tumulte et la confusion. C'est que, dans l'attente
de cet état, où l'on n'arrive pas tout d'un coup,
il faut supporter des retardements capables non-
seulement d'exercer, mais d'épuiser toute la pa-
tence; que, durant de longues années, il faut lan-
guir dans l'incertitude du succès, toujours flottant
entre l'espérance et la crainte, et souvent, après
des délais presque infinis, ayant encore l'affreux
déboire de voir toutes ses prétentions échouer, et
ne remportant, pour récompense de tant de pas
malheureusement perdus, que la rage dans le cœur
et la honte devant les hommes.

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L'ambition, ce désir insatiable de s'élever audessus et sur les ruines mêmes des autres ; ce ver qui pique le cœur et ne le laisse jamais tranquille; cette passion qui est le grand ressort des intrigues et de toutes les agitations des cours, qui forme les révolutions des États, et qui donne tous les jours à l'univers de nouveaux spectacles; cette passion qui ose tout, et à laquelle rien ne coûte, rend malheureux celui qui en est possédé.

L'ambitieux ne jouit de rien: ni de sa gloire, il la trouve obscure; ni de ses places, il veut monter plus haut; ni de sa prospérité, il sèche et dépérit au milieu de son abondance; ni des hommages qu'on lui rend, ils sont empoisonnés par ceux qu'il est obligé de rendre lui-même; ni de sa faveur, elle devient amère, dès qu'il faut la partager avec ses concurrents; ni de son repos, il est, malheureux à mesure qu'il est obligé d'être plus tranquille.

Son ambition, en le rendant ainsi malheureux, l'avilit encore et le dégrade. Que de bassesses pour parvenir! il faut paraître, non pas tel qu'on est, mais tel qu'on nous souhaite. Bassesse d'adula. tion; on encense et on adore l'idole qu'on mé prise: bassesse de lâcheté ; il faut savoir essuyer des dégoûts, dévorer des rebuts, et les recevoir presque comme des grâces: bassesse de dissimulation; n'avoir point de sentiment à soi, et no penser que d'après les autres: bassesse de déréglement; devenir les complices et peut-être les ministres des passions de ceux de qui nous dépendons, et entrer en part de leurs désordres, pour participer plus sûrement à leurs grâces: enfin bassesse même d'hypocrisie; emprunter quelquefois les apparences de la piété; jouer l'homme de bien pour parvenir, et faire servir à l'ambition la religion même qui la condamne. Je dis plus c'est que cet état, si l'on est enfin Qu'on nous dise après cela que c'est le vice des assez heureux pour s'y ingérer, bien loin de mettre grandes âmes : c'est le caractère d'un cœur lâche des bornes à l'ambition et d'en éteindre le feu, ne et rampant; c'est le trait le plus marqué d'une sert, au contraire, qu'à la piquer davantage et qu'à âme vile. Le devoir tout seul peut nous mener à l'allumer; que d'un degré on tend bientôt à un la gloire; celle qu'on doit aux bassesses et aux autre, tellement qu'il n'y a rien où l'on ne se porte, intrigues de l'ambition, porte toujours avec elle nirien où l'on se fixe; rien que l'on ne veuille avoir, un caractère de honte qui nous déshonore: elle rien dont on jouisse; que ce n'est qu'une per- ne promet les royaumes du monde, et toute leur Fuelle succession de vues, de désirs, d'entre-gloire, qu'à ceux qui se prosternent devant l'ini

quité, et qui se dégradent honteusement euxmêmes. On reproche toujours nos bassesses à notre élévation; nos places rappellent sans cesse les avilissements qui les ont méritées ; et les titres de nos honneurs et de nos dignités deviennent eux-mêmes les traits publics de notre ignominie.

L'ambition nous rend faux, lâches, timides, quand il faut soutenir les intérêts de la vérité. On craint toujours de déplaire, on veut toujours tout concilier, tout accommoder. On n'est pas capable de droiture, de candeur, d'une certaine noblesse qui inspire l'amour de l'équité, et qui seule fait les grands hommes, les bons sujets, les ministres fidèles et les magistrats illustres. Ainsi on ne saurait compter sur un cœur en qui l'ambition domine il n'a rien de sûr, rien de fixe, rien de grand; sans principes, sans maximes, sans sentiments, il prend toutes les formes, il se plie sans cesse au gré des passions d'autrui, prêt à tout également, selon que le vent tourne, ou à soutenir l'équité, ou à prêter sa protection à l'injustice. On a beau dire que l'ambition est la passion des grandes âmes; on n'est grand que par l'amour de la vérité, et lorsqu'on ne veut plaire que par elle.

LA MORT D'ALEXANDRE.

MASSILLON.

Alexandre fit son entrée dans Babylone, avec un éclat qui surpassait tout ce que l'univers avait jamais vu... Pour rendre son nom plus fameux que celui de Bacchus, il entra dans les Indes, où il poussa ses conquêtes plus loin que ce célèbre vainqueur; mais celui que les déserts, les fleuves et les montagnes n'étaient pas capables d'arrêter, fut contraint de céder à ses soldats rebutés qui lui demandaient du repos : réduit à se contenter des superbes monuments qu'il laissa sur les bords de l'Araspe, il ramena son armée par une autre route que celle qu'il avait tenue, et dompta tous les pays qu'il trouva sur son passage.

Il revint à Babylone craint et respecté, non pas comme un conquérant, mais comme un dieu; mais cet empire formidable qu'il avait conquis ne dura pas plus longtemps que sa vie, qui fut courte: à l'âge de trente-trois ans, au milieu des plus vastes desseins qu'un homme eût jamais conçus, et avec les plus justes espérances d'un heureux succès, il mourut sans avoir eu le loisir d'établir ses affaires, laissant un frère imbécile, et des enfants en bas age incapables de soutenir un si grand poids.

Mais ce qu'il y avait de plus funeste pour sa maison et pour son empire, est qu'il laissait des capitaines à qui il avait appris à ne respirer que

l'ambition et la guerre. Il prévit à queis excès is se porteraient quand il ne serait plus au monde; pour les retenir, ou de peur d'en être dédit, il n'osa nommer ni son successeur, ni le tuteur de ses enfants. Il prédit seulement que ses amis célébreraient ses funérailles par des batailles sanglantes, et il expira à la fleur de son âge, plein des tristes images de la confusion qui devait suivre sa mort. Son empire fut partagé, toute sa maison fut exterminée, et la Macédoine, l'ancien royaume de ses ancêtres, passa à une autre famille. Ainsi ce conquérant, le plus renommé et le plus illustre qui fut jamais, a été le dernier roi de sa race. S'il fût demeuré paisible dans la Macédoine, la grandeur de son empire n'aurait pas tenté ses capitaines, et il aurait pu laisser à ses enfants le royaume de ses pères; mais, parce qu'il avait été trop puissant, il fut la cause de la perte des siens. ET VOILA LE FRUIT GLORIEUX DE TANT DE CONQUÊTES!

LES FLEAUX DE DIEU.

COSSUET.

C'est le moyen de faire souvent injustice, que de juger toujours du mérite des conseils par la bonne fortune des événements. Ne nous laissons pas éblouir à l'éclat des choses qui réussissent : ce que les Grecs, ce que les Romains, ce que nous-mêmes avons appelé une prudence admirable, c'est une heureuse témérité.

Il y a eu des hommes dont la vie a été pleine de miracles, quoiqu'ils ne fussent pas saints, et qu'ils n'eussent pas dessein de l'être; le ciel bénissait toutes leurs fautes, le ciel couronnait toutes leurs folies.

Il devait périr cet homme fatal, il devait périr, dès le premier jour de sa conduite, par une telle entreprise; mais Dieu voulut se servir de lui pour punir le genre humain et tourmenter le monde : la justice de Dieu voulait se venger, et avait choisi cet homme pour être le ministre de ses vengeances.

La raison concluait qu'il tombât d'abord par les maximes qu'il a tenues; mais il est demeuré longtemps debout, par une raison plus haute qui l'a soutenu. Il a été affermi dans son pouvoir par une force étrangère, et qui n'était pas de lui, par une force qui appuie la faiblesse, qui arrête les chutes de ceux qui se précipitent, qui n'a que faire des bonnes maximes pour conduire les bons succès. Cet homme a duré pour travailler au dessein de la Providence. Il pensait exercer sa passion, et il exécutait les arrêts du ciel. Avant de se perdre, il a eu le loisir de perdre les peuples et les États, de mettre le feu aux quatre coins de

la terre, de gåter le présent et l'avenir par les maux qu'il a faits, par les exemples qu'il a laissés.

Un peu d'esprit et beaucoup d'autorité, c'est ce qui a presque toujours gouverné le monde, quelquefois avec succès, quelquefois non, selon l'humeur du siècle, selon la disposition des esprits, plus farouches ou plus apprivoisés.

Mais il faut toujours en venir là. Il est très-vrai qu'il y a quelque chose de divin, disons davantage, il n'y a rien que de divin dans les maladies qui travaillent les États. Ces dispositions, cette humeur, cette fièvre chaude de rébellion, cette lethargie de servitude, viennent de plus haut qu'on ne s'imagine. Dieu est le poète, et les hommes ne sont que les acteurs.

Ces grandes pièces qui se jouent sur la terre, ont été composées dans le ciel, et c'est souvent un faquin qui doit être l'Atrée ou l'Agamemnon.

Quand la Providence a quelque dessein, il ne lui importe guère de quels instruments et de quels moyens elle se serve. Entre ses mains, tout est foudre, tout est tempête, tout est déluge, tout est Alexandre ou César.

Dieu dit lui-même de ces gens-là qu'il les envoie en sa colère, et qu'ils sont les verges de sa fureur. Mais ne prenez pas ici l'un pour l'autre : les verges ne frappent ni ne blessent toutes seules; c'est l'envie, c'est la colère, c'est la fureur qui rendent les verges terribles et redoutables.

Cette main invisible donne les coups que le monde sent: il y a bien je ne sais quelle hardiesse qui menace de la part de l'homme; mais la force qui accable est toute de Dieu 1.

BALZAC.

est seul dans la foule; le passé n'est rien; le présent se resserre; l'avenir disparaît; l'instant qui s'écoule périt éternellement, sans être d'aucune utilité pour l'instant qui doit suivre.

En parcourant l'histoire des empires et des arts, je vois partout quelques hommes sur des hauteurs, et en bas le troupeau du genre humain qui suit de loin et à pas lents. Je vois la gloire qui guide les premiers, et ils guident l'univers 2.

THOMAS. Essai sur les éloges.

LA GLOIRE HUMAINE.

Le propre de la gloire, c'est d'amasser autour de soi tout ce qu'elle peut. L'homme se trouve trop petit tout seul. Il tâche de s'agrandir, et de s'accroître comme il peut. Il pense qu'il s'incorpore tout ce qu'il amasse, tout ce qu'il acquiert, tout ce qu'il gagne. Il s'imagine croître lui-même avec son train qu'il augmente, avec ses appartements qu'il rehausse, avec son domaine qu'il étend. Il ne peut augmenter sa taille et sa grandeur naturelle, il y applique ce qu'il peut par le dehors, et s'imagine qu'il devient plus grand, et qu'il se multiplie quand on parle de lui, quand il est dans la bouche de tous les hommes, quand il fait du bruit dans le monde. La vertu toute seule

lui paraît trop unie et trop simple.

Quelquefois, à la vérité, la gloire se présente comme d'elle-même, et vient, pour ainsi dire, de bonne grâce. Alors je ne sais quoi nous dit dans le cœur que nous la méritons d'autant plus que nous l'avons moins recherchée; mais elle n'en est alors que plus dangereuse.

BOSSUET.

LA GLOIRE.

On a beaucoup déclamé contre la gloire; cela est naturel : il est beaucoup plus aisé d'en dire du mal que de la mériter. Tacite était plus ingénu, il convenait que c'était la dernière passion du sage; et apparemment la sienne. Il y a des hommes qui se vantent de la mépriser, et, pour qu'on n'en doute pas, ils le répètent : c'est une raison de plus pour ne les point croire. Chacun en secret y prétend; mais l'un s'affiche, et l'autre se cache. Lun a la vanité des petites choses, et l'autre l'orgueil des grandes. Corneille mettait sa gloire a faire Cinna; un courtisan de son siècle, à paraitre avec grâce dans un ballet.

Voulez-vous savoir ce que peut le sentiment de la gloire? Otez-le de dessus la terre, tout change; le regard de l'homme n'anime plus l'homme, il

Balzac écrivait ce morceau il y a plus de deux cents ans.

LE PRÉSENT, L'AVENIR.

Les hommes passent comme les fleurs qui s'épanouissent le matin, et qui le soir sont flétries et foulées aux pieds. Les générations des hommes s'écoulent comme les ondes d'un fleuve rapide; rien ne peut arrêter le temps, qui entraîne après lui tout ce qui parait le plus immobile. Toimême, ô mon fils, mon cher fils, toi-même qui jouis maintenant d'une jeunesse si vive et si féconde en plaisirs, souviens-toi que ce bel âge n'est qu'une fleur qui sera presque aussitôt séchée qu'éclose tu te verras changer insensiblement; les grâces riantes, les doux plaisirs qui t'accom pagnent, la force, la santé, la joie, s'évanouiront comme un beau songe; il ne t'en resters

*Voyez plus haut, Definitions.

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