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bre infini d'oiseaux faisaient résonner ces bocages de leurs doux chants; on voyait tout ensemble les fleurs du printemps qui naissaient sous les pas, avec les riches fruits de l'automne qui pendaient des arbres.

Là jamais on ne ressentit les ardeurs de la canicule; là jamais les noirs aquilons n'osèrent souffler, ni faire sentir les rigueurs de l'hiver. Ni la guerre altérée de sang, ni la cruelle envie qui mord d'une dent venimeuse, et qui porte des vipères entortillées dans son sein et autour de ses bras, ni les jalousies, ni les défiances, ni la crainte, ni les vains désirs n'approchent jamais de cet heureux séjour de la paix : le jour n'y finit point, et la nuit avec ses sombres voiles y est inconnue : une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et les environne de ses rayons comme d'un vêtement. Cette lumière n'est point semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels, et qui n'est que ténèbres; c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière ellc pénètre plus subtilement les corps les plus épais, que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal; elle n'éblouit jamais au contraire, elle fortifie les yeux, et porte dans le fond de l'âme je ne sais quelle sérénité. C'est d'elle seule que les hommes bien heureux sont nourris; elle sort d'eux, et elle y entre: elle les pénètre, et s'incorpore à eux comme les aliments s'incorporent à nous; ils la voient, ils la sentent, ils la respirent; elle fait naitre en eux une source intarissable de paix et de joie ils sont plongés dans cet abîme de délices comme les poissons dans la mer; ils ne veulent plus rien; ils ont tout sans rien avoir; car le goût de lumière pure apaise la faim de leur cœur. Tous leurs désirs sont rassasiés, et leur plénitude les élève au-dessus de tout ce que les hommes vides et affamés cherchent sur la terre: toutes les délices qui les environnent ne leur sont rien, parce que le comble de leur félicité, qui vient du dedans, ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ils voient de délicieux au dehors: ils sont tels que les dieux, qui, rassasiés de nectar et d'ambroisie, ne daigneraient pas se nourrir des viandes grossières qu'on leur présenterait à la table la plus exquise des hommes mortels. Tous les maux s'enfuient loin de ces lieux tranquilles : la mort, la maladie, la pauvreté, la douleur, les regrets, les remords, les craintes, les espérances mêmes qui coûtent souvent autant de peines que les craintes, les divisions, les dégoûts, les dépits Dy peuvent avoir aucune entrée.

Les hautes montagnes de Thrace, qui, de leurs

fronts couverts de neige et de glace depuis l'origine du monde, fendent les nues, seraient renversées de leurs fondements posés au centre de la terre, que les cœurs de ces hommes ne pourraient pas même être émus; seulement ils ont pitié des misères qui accablent les hommes vivants dans le monde : mais c'est une pitié douce et paisible qui n'altère en rien leur immuable félicité. Une jeunesse éternelle, une félicité sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leur visage; mais leur joie n'a rien de folâtre, d'indécent : c'est une joie douce, noble, pleine de majesté; c'est un goût sublime de la vérité et de la vertu qui les transporte; ils sont sans interruption, à chaque moment, dans le même saisissement de cœur où est une mère qui revoit son cher fils qu'elle avait cru mort; et cette joie, qui échappe bientôt à la mère, ne s'enfuit jamais du cœur de ces hommes. Jamais elle ne languit un instant : elle est toujours nouvelle pour eux; ils ont le transport de l'ivresse, sans en avoir le trouble et l'aveuglement. Ils s'entretiennent ensemble de ce qu'ils voient et de ce qu'ils goûtent; ils foulent à leurs pieds les molles délices, et les vaines grandeurs de leurs anciennes conditions qu'ils déplorent; ils repassent avec plaisir ces tristes, mais courtes années, où ils ont eu besoin de combattre contre eux-mêmes et contre le torrent des hommes corrompus pour devenir bons; ils admirent le secours des dieux qui les ont conduits, comme par la main, à la vertu, au milieu de tant de périls.

Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leur cœur comme un torrent de la divinité même qui s'unit à eux; ils voient, ils goûtent qu'ils sont heureux, et ils sentent qu'ils le seront toujours. Ils chantent les louanges des dieux, ils ne font tous ensemble qu'une seule voix, une seule pensée, un seul cœur, une même félicité, qui fait comme un flux et reflux dans ces âmes unies. Dans ce ravissement divin, les siècles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels; et cependant mille et mille siècles écoulés n'ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et toujours entière. Ils règnent tous ensemble, non sur des trônes que la main des hommes peut renverser, mais en eux-mêmes avec une puissance immuable; car ils n'ont plus besoin d'être redoutables par une puissance empruntée d'un peuple vil et misérable; ils ne portent plus ces vains diadè mes, dont l'éclat cache tant de craintes et de noirs soucis les dieux mêmes les ont couronnés de leurs propres mains avec des couronnes que rien ! ne peut flétrir.

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FENELON. Télémaque, liv. XIX

LETTRES.

PRÉCEPTES DU GENRE ET MODÈLE D'EXERCICE.

Le genre épistolaire eut, dans le siècle de Louis XIV, une assez grande importance: il avait fait la réputation de Balzac et de Voiture, suivis par cette foule d'imitateurs qui marche toujours à la suite des succès. Si les modèles ne sont plus guère lus, les copistes sont entièrement oubliés. Les gens plus curieux que difficiles vont encore chercher des anecdotes dans les lettres de GuyPatin, dans celles de madame Dunoyer, dans celles de Marana, connues sous le nom d'espion turc, etc. Tous ces livres, décriés auprès des gens instruits, ne sont guère que des recueils de satires grossières, ou d'historiettes romanesques et de contes populaires, aliments passagers de la malignité d'une génération, rebutés par la suivante. Un seul recueil de lettres a mérité de passer jusqu'à nous, et de vivre dans la postérité, et c'est celui dont l'auteur ne songeait à faire ni un roman, ni une satire, ni un ouvrage quelconque. Tout le monde me prévient, et nomme madame de Sévigné.

C'est avec justice qu'on lui a dit dans un poëme dont le sujet, ébauché dans un temps plus heureux, n'est guère de nature à être achevé dans le nôtre :

Charmante Sévigné, quels honneurs te sont dus!
Tu les as mérités, et non pas attendus.
Tu ne te flattais pas d'avoir pour confidente
Cette postérité pour qui l'on se tourmente.
Dans le cœur de Grignan tu répandais le tien :
Tes lettres font ta gloire et sont notre entretien.
Ce qu'on cherche sans fruit, tu le trouves sans peine.
Que tu m'as fait pleurer le trépas de Turenne!
Qui te surpassera dans l'art de raconter?
Ces portraits d'une cour qu'on se plaît à citer
Se retracent chez toi bien mieux que dans l'histoire;
Ces héros, dont ailleurs je n'appris que la gloire,
Je les vois, les entends, et converse avec eux.

Si le plus grand éloge d'un livre est d'être beaucoup relu, qui a été plus loué que ces lettres? Elles sont de toutes les heures à la ville, à la campagne, en voyage, on lit madame de Sévigné. N'est-ce pas un livre précieux, que celui qui vous amuse, vous intéresse et vous instruit presque sans vous demander d'attention? C'est l'entretien d'une femme très-aimable, dans lequel on n'est

point obligé de mettre du sien; ce qui est un grand attrait pour les esprits paresseux, et presque tous les hommes le sont, au moins la moitié de la journée.

Je sais bien que les détails historiques d'un siècle et d'une cour qui ont laissé une grande renommée, font une partie de l'intérêt qu'on prend à cette lecture. Mais la cour d'Anne d'Autriche et la Fronde sont aussi des objets piquants pour la curiosité, et madame de Motteville est un peu moins lue que madame de Sévigné. Il y a donc ici un avantage personnel; et qui pourrait l'ignorer ou le méconnaître ? C'est le mélange heureux du naturel, de la sensibilité et du goût; c'est une manière de narrer qui lui est propre. Rien n'est égal à la vivacité de ses tournures et au bonheur de ses expressions. Elle est toujours affectée de ce qu'elle dit et de ce qu'elle raconte ; elle peint comme si elle voyait, et l'on croit voir ce qu'elle peint. Une imagination active et mobile, comme l'est ordinairement celle des femmes, l'attache successivement à tous les objets : dès qu'elle s'en occupe, ils prennent un grand pouvoir sur elle. Voyez dans ses lettres la mort de Turenne : personne ne l'a pleuré de si bonne foi, mais personne ne l'a tant fait pleurer. C'est la plus attendrissante des oraisons funèbres de ce grand homme; mais ce n'est pas seulement, il faut l'avouer, parce que tout est vrai et senti; c'est qu'on ne se méfie pas d'une lettre comme d'un panégyrique. C'est une terrible tâche, que de dire: Ecoutezmoi, je vais louer : écoutez-moi, et vous allez pleurer. Alors précisément on pleure et on admire le moins qu'on peut; et, lorsque l'orateur nous y a forcés, il a fait son métier, et l'on peut mettre sur le compte de son art une partie de la gloire de son héros. Madame de Sévigné probablement n'aurait pas fait le beau discours de Fléchier; et, si elle produit plus d'impression, c'est qu'elle s'entretient plus familièrement avec nous, qu'elle n'a point de mission à remplir, que son âme parle à la nôtre, sans annoncer le dessein de parier, et qu'elle nous communique tout ce qu'elle

sent.

Ceux qui aiment à réfléchir et à tirer une instruction de leur plaisir même, peuvent trouver

dans ses lettres un autre avantage; c'est d'y voir sans nuage l'esprit de son temps, les opinions qui régnaient, ce qu'était le nom de Louis XIV, ce qu'était la cour, ce qu'était la dévotion, ce qu'était un prédicateur de Versailles, ce qu'était le confesseur du roi, le jésuite Lachaise, chez qui Luxembourg accusé allait faire une retraite ; cet assemblage de faiblesses, de religion et d'agrément, qui caractérisait les femmes les plus célebres; cette délicatesse d'esprit qui, dans les courtisans, se mêlait à l'adulation; ce ton qui était encore un peu celui de la chevalerie et de l'héroïsme, et qui n'excluait pas le talent de l'intrigue. Il est peu de livres qui donnent plus à penser à ceux qui lisent pour réfléchir, et non pas seulement pour s'amuser.

Une autre remarque à faire sur madame de Sévigné, c'est qu'on peut montrer beaucoup de goût dans son style et fort peu dans ses jugeinents, parce que notre style est notre esprit, et que nos jugements sont souvent l'esprit des autres, surtout dans ce qu'on appelle le monde. Les gens de lettres sont sujets à mal juger, par un intérêt qui va jusqu'à la passion: les gens du monde, d'abord par une indifférence qui leur fait adopter légèrement l'avis qu'on leur donne, ensuite par un entêtement qui leur fait soutenir le parti qu'ils ont embrassé. Voilà ce qui fait durer plus ou moins les préventions de société, source de tant d'injustices de là celles de madame de Sévigné envers Racine, dont elle a dit qu'il passera comme le café. Elle se défendait de l'admirer, pour ne pas avoir l'air de revenir sur Corneille. On croirait pourtant qu'il n'y a rien de plus simple et de plus aisé que d'admirer à la fois deux grands écrivains; mais il n'en est pas ainsi de la plupart des hommes. Il semble qu'ils n'aient tout au plus que ce qu'il faut pour en goûter un, qu'ils soient jaloux dans leur opinion, comme on l'est dans l'amour, et qu'ils ne puissent pas souffrir que l'on compare rien à l'objet de leur choix; et puis ne faut-il pas se dédommager sur l'un de la justice que l'on rend à l'autre, et faire la part de la malignité? On ne loue presque que pour rabaisser; et, sans sortir de notre temps, j'ai vu depuis vingt années sept ou huit écrivains, dont chacun a été à son tour le seul poëte, le seul génie, le seul talent que nous eussions. Il est vrai que le temps a mis tout le monde d'accord en les Lisant tous oublier, et il est bien juste de faire place à d'autres.

On a fait à madame de Sévigné un reproche plus grave, mais qui n'est nullement fondé. on a prétendu qu'elle faisait parade, dans ses lettres, d'un sentiment qui n'était point dans son âme; qu'en un mot, elle n'aimait point sa fille. Cette accusation est non-sculement dénuće de preuve,

mais de probabilité : on n'affecte pas ce ton-là; et si madame de Sévigné ne sentait rien, qui donc l'obligeait à cette effusion de tendresse? A quoi bon cette pénible hypocrisie? Heureusement elle est impossible. On contreferait plutôt le ton d'un amant que le cœur d'une mère; et madame de Sévigné ne pouvait puiser que dans le sien cette prodigieuse abondance d'expressions qui ne pouvait se sauver d'une ennuyeuse monotonie qu'à force de vérité.

Le faux est toujours fade, ennuyeux, fanguissant;
Mais la nature est vraie, et d'abord on la sent.

C'est Boileau qui l'a dit; et si ce n'était pas lui, ce serait la raison.

LA HARPE. Cours de Littérature, t. VII.

MADAME DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.

Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu'aujourd'hui, la plus digne d'envie; enfin une chose dont on ne trouve qu'un exemple dans les siècles passés, encore cet exemple n'est-il pas juste une chose que nous ne saurions croire à Paris, comment la pourrait-on croire à Lyon? une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde; une chose qui comble de joie madame de Rohan et madame de Hauteville; une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à vous la dire, devinez-la je vous la donne en trois. Jetez-vous votre langue aux chiens?

Hé bien! il faut donc vous la dire: M. de Lauzun épouse dimanche, au Louvre, devinez qui? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Madame de Coulanges dit: Voilà qui est bien difficile à deviner! c'est madame de la Vallière? - Point du tout, madame. C'est donc mademoiselle de Retz?

Point du tout vous êtes bien provinciale! Ah, vraiment, nous sommes bien bêtes! ditesvous c'est mademoiselle Colbert. Encore moins. C'est assurément mademoiselle de Créqui. Vous n'y êtes pas. Il faut donc à la fin vous la dire. Il épouse dimanche, au Louvre, avec la permission du roi, mademoiselle de... mademoiselle... devinez le nom; il épouse Mademoiselle, fille du feu Monsieur; Mademoiselle, petite-fille de Henri IV; Mademoiselle d'Eu,

Dombes, mademoiselle de Montpensier, mademoiselle d'Orléans; Mademoiselle, cousine germaine du roi; Mademoiselle, destinée au trône; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur.

Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous-même, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu'on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer; si enfin vous nous dites des injures, nous trouverons que vous avez raison; nous en avons fait autant que vous ; adieu. Les lettres qui seront portées par cet ordinaire vous feront voir si nous discns vrai ou non 1.

vous ai point assez recommandée à M. de Grignan, je ne l'ai point assez remercié de toutes ses politesses et de toute l'amitié qu'il a pour moi : j'en attendrai les effets sur tous les chapitres.

Je suis déjà dévorée de curiosité; je n'espère de consolation que de vos lettres, qui me feront encore bien soupirer. En un mot, ma fille, je ne vis que pour vous. Dieu me fasse la grâce de l'aimer quelque jour comme je vous aime! Jamais un départ n'a été si triste que le nôtre; nous ne disions pas un mot. Adieu, ma chère enfant; plaignez-moi de vous avoir quittée. Hélas! nous voilà dans les lettres.

MADAME DE SÉVIGNÉ A SA FILLE.

Voici un terrible jour, ma chère enfant, je vous avoue que je n'en puis plus. Je vous ai quittée dans un état qui augmente ma douleur. Je songe à tous les pas que vous faites, et à tous ceux que je fais; et combien il s'en faut qu'en marchant toujours de cette sorte, nous puissions jamais nous rencontrer! Mon cœur est en repos quand il est auprès de vous: c'est son état naturel, et le seul qui peut lui plaire.

Ce qui s'est passé ce matin me donne une douleur sensible et me fait un déchirement dont votre philosophie sait les raisons. Je les ai senties et les sentirai longtemps. J'ai le cœur et l'imagination tout remplis de vous, je n'y puis penser sans pleurer, et j'y pense toujours; de sorte que l'état où je suis n'est pas une chose soutenable : comme il est extrême, j'espère qu'il ne durera pas dans cette violence. Je vous cherche toujours, et je trouve que tout me manque, parce que vous me manquez. Mes yeux qui vous ont tant rencontrée, depuis quatorze mois ne vous trouvent plus. Le temps agréable qui est passé rend celui-ci douloureux, jusqu'à ce que je sois un peu accoutumée; mais ce ne sera jamais pour ne pas souhaiter ardemment de vous revoir et de vous embrasser.

Je ne dois pas espérer mieux de l'avenir que du passé; je sais ce que votre absence m'a fait souffrir, je serai encore plus à plaindre, parce que je me suis fait imprudemment une habitude nécessaire de vous voir. Il me semble que je ne vous ai pas assez embrassée en partant. Qu'avaisje à ménager! je ne vous ai point assez dit combien je suis contente de votre tendresse; je ne

Antonin Nompar de Caumont, duc de Lauzun, né en Gascogne en 1632. Le mariage dont il est question ici n'eut pas lieu du moins publiquement, le roi ayant retiré la per

CHRISTOPHE COLOMB AU ROI D'Espagne. De la Jamaique, 1503.

Sire,

Diégo Mendès, et ces papiers que je lui remets, apprendront à Votre Majesté quelles riches mines d'or j'ai découvertes à Véragua, et comment je me proposais de laisser mon frère à la rivière Berlin, si les volontés du ciel et les plus grands malheurs du monde ne m'en eussent empêché. Il suffit, au reste, que V. M. et ses successeurs recueillent la gloire et les avantages du tout, que la découverte s'achève, et que les premiers établissements se fassent par quelqu'un plus heureux que l'infortuné Colomb. Si Dieu m'est assez favorable pour conduire Mendès en Espagne, il fera sans doute comprendre à la reine ma maîtresse, ainsi qu'à Votre Majesté, que ce ne sera pas ici seulement un fort ou un château, mais la découverte d'un monde de sujets, de terres et de richesses, plus grand que l'imagination la plus vaste n'aurait pu se le figurer, ou que l'avarice ellemême n'aurait pu le désirer.

Mais ni le papier, ni la langue d'aucun mortel, ne pourront jamais vous exprimer l'angoisse et les affections de mon corps et de mon âme, ni vous peindre la misère et les dangers de mon fils, de mon frère et de mes amis. Depuis plus de dix mois nous sommes ici logés à découvert sur les ponts de nos vaisseaux échoués sur la côte. Ceux de mon équipage qui sont demeurés sains, se sont mutinés sous Perras de Séville; et mes amis, ceux qui me sont restés fidèles, sont ou malades, ou mourants. Nous avons détruit les provisions des Indiens, de manière qu'ils nous abandonnent, et que probablement nous périrons de faim. Tous ces malheurs sont augmentés par tant de circonstances qui les aggravent, qu'ils m'ont rendu le

mission qu'il avait donnée; plusieurs auteurs prétendent qu'il épousa secrètement Mile de Montpensier. Il mourut cn 1723. (N. E.)

plus déplorable objet d'infortune que le monde puisse jamais voir comme si le mécontentement du ciel secondait l'envie de l'Espagne, et qu'il voulût punir comme des crimes des entreprises et des services méritoires. Ciel, et vous, saints qui l'habitez, que le roi D. Ferdinand et mon illustre maîtresse Dona Isabelle sachent que mon tèle pour leur service et pour leurs intérêts m'a rendu le plus malheureux des hommes vivants, car il est impossible de vivre, et d'avoir des afflictions semblables aux miennes. J'appréhende et je prévois avec horreur ma destruction et celle de ces malheureux et braves gens qui vont périr pour l'amour de moi. Hélas! la justice et la piété se sont retirées aux cieux; et c'est un crime aujourd'hui d'avoir fait trop de bien aux hommes, Du de leur en avoir trop promis. Mes malheurs m'ont fait de la vie un fardeau, et je crains que les vains titres de vice-roi perpétuel et d'amiral ne m'aient rendu odieux à la nation espagnole.

On rirait d'indignation en voyant toutes les méthodes employées pour couper une trame déjà prête à se rompre; car je suis dans mon vieil âge, la goutte me cause des peines insupportables; languissant à présent, presque mourant de ce mal et de beaucoup d'autres, parmi des sauvages, où je n'ai ni aliments ni remèdes pour mon corps, ni prêtres ni sacrements pour mon âme; mes gens mutinés, mon fils et tous mes amis malades, (puisés et mourants. Les Indiens m'ont abandonné, et le gouverneur de Saint-Domingue a envoyé plutôt pour savoir si j'étais mort, ou pour m'enterrer vivant ici, que pour nous secourir; car son bateau ne nous a point parlé, ne nous a point donné de lettres, et n'a voulu en recevoir aucune de nous; d'où je conclus que les officiers de Votre Majesté ont intention que mes voyages et ma vie finissent ici.

O sainte mère de Dieu, qui avez compassion des malheureux et des opprimés, pourquoi Cenell Bovadilla ne m'a-t-il pas tué lorsqu'il nous dépouilla, mon frère et moi, de l'or qui nous avait coûté si cher, et nous envoya chargés de chaînes en Espagne, sans jugement, sans délit, sans l'ombre même du crime? Ces chaînes, hélas ! sont aujourd'hui mon seul trésor, et elles seront enterrées avec moi, si j'ai le bonheur d'avoir un cercueil ou un tombeau car je veux que le souvenir d'une action si tragique et si injuste meure avec moi, et que, pour l'honneur du nom espagnol, elle soit à jamais oubliée. S'il en eût été ainsi, ô bienheureuse Vierge! Obando ne nous aurait pas laissés, pendant dix à douze mois, prêts

Tous les renseignements nécessaires sur cette lettre prophétique de Christophe Colomb se trouvent dans l'édition qu'en a donnée M. Morelli, à Bassano, 1810, in-8o de 82 pages.

à périr par une méchanceté aussi grande que nos malheurs. Ah! que cette nouvelle infamie ne souille pas encore le nom castillan; et puissent les siècles futurs ne jamais savoir qu'il y eut dans celui-ci des misérables assez vils pour croire se faire un mérite auprès de Ferdinand, en détruisant l'infortuné Colomb, non pour ses crimes, mais pour avoir découvert et donné à l'Espagne un nouveau monde!

Ce fut vous, ô grand Dieu, qui m'inspirâtes et m'y conduisites! Montrez-moi quelque pitié, daignez faire grâce à cette malheureuse entreprise que la terre entière, et que tout ce qui dans l'univers aime la justice et l'humanité, pleure sur moi; et vous, saints anges du ciel, qui connaissez mon innocence, pardonnez au siècle présent trop envieux et trop endurci pour me plaindre' Sûrement ceux qui sont à naître pleureront un jour lorsqu'on leur dira que Colomb, avec sa propre fortune, avec peu de frais ou même aucuns de la part de la couronne, au hasard de sa vie et de celle de son frère, en vingt années et quatre voyages, a rendu de plus grands services à l'Espagne que jamais prince ou royaume n'en a reçu d'aucun homme; que cependant, sans l'accuser du moindre crime, on l'a laissé périr pauvre et misérable, après lui avoir tout enlevé, excepté ses chaînes; de manière que celui qui a donné à l'Espagne un nouveau monde, n'a pu trouver, ni dans celui-ci, ni dans l'ancien, une chaumière pour sa misérable famille et pour lui.

Mais si le ciel doit me persécuter encore, et semble mécontent de ce que j'ai fait, comme si la découverte de ce nouveau monde devait être fatale à l'ancien; s'il doit, par châtiment, mettre un terme, en ce lieu de misère, à ma malheureuse vie, vous, saints anges, qui secourez l'innocent et l'opprimé, faites parvenir ce papier à mon illustre maîtresse : elle sait combien j'ai souffert pour sa gloire et pour son service, elle aura assez de justice et de piété pour ne pas souffrir que le frère et les enfants d'un homme qui a donné à l'Espagne des richesses immenses, et qui a ajouté à ses domaines de vastes empires et des royaumes inconnus, soient réduits à manquer de pain, ou à vivre d'aumônes. Elle verra, si elle vit, que l'ingratitude et la cruauté provoqueront la colère céleste. Les richesses que j'ai découvertes appelleront tout le genre humain au pillage, et me susciteront des vengeurs; et la nation un jour souffrira peut-être pour les crimes que commettent aujourd'hui la méchanceté, l'ingratitude et l'envie.

Colomb, né en 1441, mourut en 1506, à Valladolid, n'ayant été récompensé des immenses services qu'il avait rendus à l'Espagne que par l'ingratitude de Ferdinand. (N. E.)

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