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MÈME SUJET.

Au milieu de cette foule d'ennemis triomphants, considérez le lion du Nord qui s'éveille: ses regards ardents semblent dévorer la proie que lui marque la fortune génie impatient de s'offrir à la renommée, vaste, pénétrant, exalté par le malheur et par ces pressentiments secrets qui dévouent impérieusement à la gloire certains êtres privilégiés qu'elle a choisis, je le vois se précipiter sur ce héâtre sanglant, avec une puissance mûrie par de longues combinaisons et des talents agrandis par la réflexion et la prévoyance. Soldat et général, conquérant et politique, ministre et roi, ne connaissant d'autre faste qu'une milice nombreuse, seule magnificence d'un trône fondé par les armes. Je le vois, aussi rapide que mesuré dans ses mouvements, unir la force de la discipline à la force de l'exemple, communiquer à tout ce qui l'approche cette vigueur, cette flamme inconnue au reste des hommes; être partout, réparer tout, diriger lui-même avec art tous les coups qu'il porte; attaquer ce trône chancelant sur lequel son ennemi parait s'appuyer, en détacher brusquement les rameaux les plus féconds, et, s'élevant bientôt au-dessus de l'art même par la fermeté de ce coup d'œil que rien ne trouble, montrer déjà le secret de ses ressources qui doivent étonner la victoire même et tromper la fortune, lorsqu'elle lui sera contraire.

BOISMONT. Oraison funèbre de l'impératrice
Marie-Thérèse.

MALESHERBES.

J'ai vu plusieurs fois cet illustre vieillard, et je me rappelle sa figure ouverte et calme, et son air un peu distrait; ses principes étaient sévères, et sa société était douce: magistrat intègre, père tendre, ami zélé, il jouissait de l'estime générale et de la bienveillance universelle. Tout, dans sa vie publique et privée, avait été bon et honorable; mais l'éclat extraordinaire que jeta la fin de sa carrière a, pour ainsi dire, placé tout le reste dans l'ombre, et l'imagination ne s'y arrête pas.

L'histoire a conservé un grand nombre de traits de dévouement qui honorent l'humanité. Des citoyens se sont sacrifiés pour leur pays, des rois se sont immolés pour le salut de leurs peuples, et tous les jours des milliers de héros obscurs affrontent les plus éminents périls pour servir la patrie on le souverain, qui, dans la monarchie, ne fait qu'un avec l'Etat. Entre ces belles actions, ce qui

↑ Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, ministre sous Louis XVI, naquit à Paris en 1721. 11 mourut sur l'échafaud, le 22 avril 1794, victime de son dévouement

distingue celle de M. de Malesherbes, c'est l'absence de tous les motifs qui excitent ordinairement les hommes, et qui les portent à des résolutions courageuses. En effet, on ne saurait attribuer son dévouement généreux à un de ces élans de patriotisme, si commun chez les anciens, et qui était, chez eux, poussé jusqu'au fanatisme; ce n'était pas non plus l'amour de la gloire ou l'ambition, passions qui portent à de si grands sacrifices; l'honneur, ce tyran impérieux qui se fait obéir, en menaçant de la honte, bien plus redoutable que la mort, n'exigeait rien de lui: enfin il ne fut pas entraîné par une de ces amitiés vives et fortes, si rares entre des égaux, impossibles lorsqu'il y a une grande inégalité de rang, surtout dans l'occasion dont il s'agit, puisque l'étiquette de la cour de France s'opposait à ce que la haute robe eût aucune intimité avec la famille royale, la noblesse militaire étant seule admise aux chasses et aux soupers, où les princes se familiarisaient avec elle. Il est bien vrai que M. de Malesherbes, ayant été quelque temps ministre, avait été à portée d'apprécier le cœur du roi, et de connaître ses intentions bienfaisantes; mais ce sentiment n'est point de l'amitié. Quels furent donc les motifs de cette courageuse détermination? Une pieuse fidélité envers un souverain déchu sans être dégradé, une noble pitié pour le malheur.

La simplicité de la forme releva merveilleusement la beauté de l'action: point d'enthousiasme, point de bravade. Il plaida cette cause mémorable comme si elle eût pu être gagnée; moins sans doute dans l'espoir de sauver son royal client, que pour se procurer un accès auprès de lui, et pour lui offrir la seule consolation digne de lui, les épanchements d'un cœur vertueux et sensible.

L'héroïsme calme n'excite pas seulement notre admiration, il nous inspire une affection personnelle pour celui qui développe à nos yeux un si beau caractère, et ce sentiment n'a rien que de juste; car l'on ne peut réellement compter que sur un courage désintéressé et pur dans ses motifs, qui ne doit rien à l'exemple, aux circonstances, ou à la vivacité des passions. Un ancien a dit, en parlant de Caton, que la lutte d'un homme vertueux aux prises avec l'infortune était un spectacle digne de fixer les regards de la Divinité; l'on pourrait ajouter que celui qui se présente de lui-même à un danger imminent, par vertu, qui l'affronte avec une héroïque fermeté, en est la plus parfaite image'.

M. le duc DE LEVIS.

pour le roi, qu'il avait cu le courage de defenure devantfa convention. (N. E )

CARACTÈRES LITTÉRAIRES.

HOMÈRE.

Je ne suis qu'un Scythe, et l'harmonie des vers d'Homère, cette harmonie qui transporte les Grecs, échappe souvent à mes organes trop grossiers; mais je ne suis plus maitre de mon admiration, quand je vois ce génie altier planer, pour ainsi dire, sur l'univers, lançant de toutes parts ses regards embrasés, recueillant les feux et les couleurs dont les objets étincellent à sa vue; assistant au conseil des dieux; sondant les replis du cœur humain, et bientôt, riche de ses découvertes, ivre des beautés de la nature, et ne pouvant plus supporter l'ardeur qui le dévore, la répandre avec profusion dans ses tableaux et dans ses expressions; mettre aux prises le ciel avec la terre, et les passions avec elles-mêmes; nous éblouir par ces traits de lumière qui n'appartiennent qu'aux talents supérieurs, nous entraîner par ces saillies de sentiment qui sont le vrai sublime, et toujours laisser dans notre âme une impression profonde qui semble l'étendre et l'agrandir.

Car ce qui distingue surtout Homère, c'est de tout animer, et de nous pénétrer sans cesse des mouvements qui l'agitent; c'est de tout subordonner à la passion principale, de la suivre dans ses fougues, dans ses écarts, dans ses inconséquences, de la porter jusqu'aux nues, et de la faire tomber, quand il le faut, par la force du sentiment et de la vertu, comme la flamme de l'Etna que le vent repousse au fond de l'abîme; c'est d'avoir saisi de grands caractères, d'avoir différencié la puissance, la bravoure et les autres qualités de ses personnages, non par des descriptions froides et fastidieuses, mais par des coups de pinceau rapides et vigoureux, ou par des fictions neuves et semées presque au hasard dans ses ouvrages.

Je monte avec lui dans les cieux : je reconnais Vénus tout entière à cette ceinture d'où s'échappent sans cesse les feux de l'amour, les désirs impatients, les grâces séduisantes et les charmes inexprimables du langage et des yeux je reconnais Pallas et ses fureurs, a cette égide où sont suspenduesla Terreur, la Discorde, la Violence,

et la tête épouvantable de l'horrible Gorgone: Jupiter et Neptune sont les plus puissants des dieux; mais il faut à Neptune un trident pour secouer la terre; à Jupiter, un clin d'oeil pour ébranler l'Olympe. Je descends sur la terre : Achille, Ajax et Diomède sont les plus redoutables des Grecs; mais Diomède se retire à l'aspect de l'armée troyenne; Ajax ne cède qu'après l'avoir repoussée plusieurs fois; Achille se montre, et elle disparaît 1.

BARTHELEMY. Voyage d'Anacharsis

ÆSCHYLE.

Eschyle reçut des mains de Phrynicus, veloppée d'un vêtement grossier, le visage couciple de Thespis, la tragédie dans l'enfance, envert de fausses couleurs, ou d'un masque sans caractère, n'ayant ni grâces ni dignité dans ses mouvements, inspirant le désir de l'intérêt qu'elle remuait à peine, éprise encore des farces et des facéties qui avaient amusé ses premières années, s'exprimant quelquefois avec élégance et dignité, souvent dans un style faible, rampant et souillé d'obscénités grossières.

Le père de la tragédie, car c'est le nom qu'on peut donner à ce grand homme, avait reçu de la nature une àme forte et ardente. Son silence et sa gravité annonçaient l'austérité de son caractère. Dans les batailles de Marathon, de Salamine et de Platée, où tant d'Athéniens se distinguerent par leur valeur, il fit remarquer la sienne. Il s'était nourri, dès sa plus grande jeunesse, da ces poëtes qui, voisins des temps héroïques, concevaient d'aussi grandes idées qu'on faisait alors de grandes choses. L'histoire des siècles reculés offrait à son imagination vive des succès et des revers éclatants, des trônes ensanglantés, des sublimes, des crimes et des vengeances, partout passions impétueuses et dévorantes, des vertus l'empreinte de la grandeur, et souvent celle de la férocité.

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Dans quelques-unes de ses pièces, l'exposition du sujet a trop d'étendue; dans d'autres, elle n'a pas assez de clarté: quoiqu'il pèche souvent contre les règles qu'on a depuis établies, il les a presque

toutes entrevues.

On peut dire d'Eschyle ce qu'il dit lui-même du héros Hippomédon: L'Épouvante marche devant lui, la tête élevée jusqu'aux cieux. Il inspire partout une terreur profonde et salutaire; car il n'accable notre âme par des secousses violentes, que pour la relever aussitôt par l'idée qu'il lui donne de sa force. Ses héros aiment mieux être écrasés par la foudre que de faire une bassesse, et leur courage est plus inflexible que la loi fatale de la nécessité. Cependant il savait mettre des bornes aux émotions qu'il était si jaloux d'exciter; il évita toujours d'ensanglanter la scène, parce que ses tableaux devaient être effrayants sans être horribles.

Ce n'est que rarement qu'il fait couler des larmes, et qu'il excite la pitié, soit que la nature lui eût refusé cette douce sensibilité qui a besoin de se communiquer aux autres, soit plutôt qu'il craignit de les amollir. Jamais il n'eût exposé sur la scène des Phèdre et des Sthénobée; jamais il n'a peint les douceurs et les fureurs de l'amour; il ne voyait dans les différents accès de cette passion que des faiblesses ou des crimes d'un dangereux exemple pour les mœurs, et il voulait qu'on fût forcé d'estimer ceux qu'on est forcé de plaindre.

Ses plans sont d'une extrême simplicité. Il négligeait ou ne connaissait pas assez l'art de sauver les invraisemblances, de nouer ou de dénouer ane action, d'en lier étroitement les différentes parties, de la presser ou de la suspendre par des reconnaissances et par d'autres accidents imprévus il n'intéresse quelquefois que par le récit des faits et par la vivacité du dialogue; d'autres fois, que par la force du style, ou par la terreur du spectacle. Il parait qu'il regardait l'unité d'action et de temps comme essentielle, celle de lieu comme moins nécessaire.

Le caractère et les mœurs de ses personnages sont convenables et se démentent rarement. I choisit pour l'ordinaire ses modèles dans les temps héroïques, et les soutient à l'élévation où Homère avait placé les siens. Il se plait à peindre des âmes vigoureuses, franches, supérieures à la crainte, dévouées à la patrie, insatiables de gloire et de combats, plus grandes qu'elles ne le sont aujourd'hui, telles qu'il en voulait former pour la défense de la Grèce; car il écrivait dans le temps de la guerre des Perses.

Il règne, dans quelques-uns de ses ouvrages, une obscurité qui provient, non-seulement de son extrême précision et de la hardiesse de ses figures,

mais encore des termes nouveaux dont il affecte d'enrichir ou de hérisser son style. Eschyle ne voulait pas que ses héros s'exprimassent comme le commun des hommes; leur élocution devait être au-dessus du langage vulgaire ; elle est souvent au-dessus du langage connu. Pour fortifier sa diction, des mots volumineux, et durement construits des débris de quelques autres, s'élèvent du milieu de la phrase, comme ces tours superbes qui dominent sur les remparts d'une ville 1.

L'éloquence d'Eschyle était trop forte pour l'assujettir aux recherches de l'élégance, de l'harmonie et de la correction; son essor trop audacieux, pour ne pas l'exposer à des écarts et à des chutes. C'est un style en général noble et sublime en certains endroits, grand avec excès, et pompeux jusqu'à l'enflure; quelquefois méconnaissable et révoltant par des comparaisons ignobles, des jeux de mots puérils, et d'autres vices qui sont communs à cet auteur avec ceux qui ont plus de génie que de goût. Malgré ses défauts, il mérite un rang très-distingué parmi les plus célèbres poëtes de la Grèce.

LE MÊME Ibid.

ÆSCHYLE, SOPHOCLE, EURIPIDE.

Malgré les préventions et la haine d'Aristophane contre Euripide, sa décision, en assignant le premier rang à Eschyle, le second à Sophocle, et le troisième à Euripide, était alors conforme à l'opinion de la plupart des Athéniens: sans l'approuver, sans la combattre, je vais rapporter les changements que les deux derniers firent à l'ouvrage du premier.

Sophocle reprochait trois défauts à Eschyle: la hauteur excessive des idées, l'appareil gigantesque des expressions, la pénible disposition des plans; et ces défauts, il se flattait de les avoir évités.

Si les modèles qu'on nous présente au théâtre se trouvaient à une trop grande élévation, leurs malheurs n'auraient pas le droit de nous attendrir, ni leurs exemples celui de nous instruire. Les héros de Sophocle sont à la distance précise où notre admiration et notre intérêt peuvent atteindre: comme ils sont au-dessus de nous, sans être loin de nous, tout ce qui les concerne ne nous est ni trop étranger, ni trop familier; et, comme ils conservent de la faiblesse dans les plus affreux revers, il en résulte un pathétique sublime qui caractérise spécialement ce poëte.

Il respecte tellement les limites de la véritable

1 Comparaison d'Aristeubanc.

grandeur, que, dans la crainte de les franchir, | il lui arrive quelquefois de n'en pas approcher. Au milieu d'une course rapide, au moment qu'il va tout embraser, on le voit soudain s'arrêter et s'éteindre on dirait alors qu'il préfère les chutes aux écarts.

Il n'était pas propre à s'appesantir sur les faiblesses du cœur humain, ni sur des crimes ignobles; il lui fallait des âmes fortes, sensibles, et par là même intéressantes des âmes ébranlées par l'infortune, sans en être accablées ni enorgueillies.

En réduisant l'héroïsme à sa juste mesure, Sophocle baissa le ton de la tragédie, et bannit ces expressions qu'une imagination furieuse dictait à Eschyle, et qui jetaient l'épouvante dans l'âme des spectateurs: son style, comme celui d'Homère, est plein de force, de magnificence, de noblesse et de douceur; jusque dans la peinture des passions les plus violentes, il s'assortit heureusement à la dignité des personnages.

Eschyle peignit les hommes plus grands qu'ils ne peuvent être; Sophocle, comme ils devraient être; Euripide, tels qu'ils sont. Les deux premiers avaient négligé des passions et des situations que le troisième crut susceptibles de grands effets. Il représenta tantôt des princesses brûlantes d'amour, et ne respirant que l'adultère et les forfaits; tantôt des rois dégradés par l'adversité, au point de se couvrir de haillons, et de tendre la main, à l'exemple des mendiants. Ces tableaux, où l'on ne retrouvait plus l'empreinte de la main d'Eschyle, ni celle de Sophocle, soulevèrent d'abord les esprits on disait qu'on ne devait, sous aucun prétexte, souiller le caractère ni le rang des héros de la scène; qu'il était honteux de décrire avec art des images honteuses, et dangereux de prêter au vice l'autorité des grands exemples.

Mais ce n'était plus le temps où les lois de la Grèce infligeaient une peine aux artistes qui ne traitaient pas leur sujet avec une certaine décence. Les âmes s'énervaient, et les bornes de la convenance s'éloignaient de jour en jour; la plupart des Athéniens furent moins blessés des atteintes que les pièces d'Euripide portaient aux idées reçues, qu'entraînés par le sentiment dont il avait su les animer; car ce poëte, habile à manier toutes les affections de l'âme, est admirable lorsqu'il peint les fureurs de l'amour, ou qu'il excite les émotions de la pitié : c'est alors que, se surpassant lui-même, il parvient quelquefois au sublime, pour lequel il semble que la nature ne l'avait pas destiné. Les Athéniens s'attendrirent sur le sort de Phèdre coupable; ils pleurèrent sur celui du malheureux Télèphe, et l'auteur fut justifié.

Dans les pièces d'Eschyle et de Sophocic, es passions, empressées d'arriver à leur but, ne

prodiguent point des maximes qui suspendraient leur marche; le second surtout a cela de particulier, que tout en courant, et presque sans y penser, d'un seul trait il décide le caractère et dévoile les sentiments secrets de ceux qu'il met en scène. C'est ainsi que, dans son Antigone, un mot échappé comme par hasard à cette princesse laisse éclater son amour pour le fils de Créon. Euripide multiplia les sentences et les réflexions; il se fit un plaisir ou un devoir d'étaler ses connaissances, et se livra souvent à des formes oratoires de là les divers jugements qu'on porte de cet auteur, et les divers aspects sous lesquels on peut l'envisager. Comme philosophe, il eut un grand nombre de partisans; les disciples d'Anaxagore et ceux de Socrate, à l'exemple de leurs maitres, se félicitèrent de voir leur doctrine applaudie sur le théâtre; et, sans pardonner à leur nouvel interprète quelques expressions trop favorables au despotisme, ils se déclarèrent ouvertement pour un écrivain qui inspirait l'amour des devoirs et de la vertu, et qui, portant ses regards plus loin, annonçait hautement qu'on ne doit pas accuser les dieux de tant de passions honteuses, mais les hommes qui les leur attribuent; et, comme il insistait avec force sur les dogmes importants de la morale, il fut mis au nombre des sages, et il sera toujours regardé comme le philosophe de la scène.

Son éloquence, qui quelquefois dégénère en une vaine abondance de paroles, ne l'a pas rendu moins célèbre parmi les orateurs en général, et parmi ceux du barreau en particulier; il opère la persuasion par la chaleur de ses sentiments, et la conviction par l'adresse avec laquelle il amène les réponses et les répliques.

Les beautés que les philosophes et les orateurs admirent dans ses écrits sont des défauts réels aux yeux de ses censeurs : ils soutiennent que tant de phrases de rhétorique, tant de maximes accumulées, de digressions savantes et de disputes oiseuses, refroidissent l'intérêt, et mettent à cet égard Euripide fort au-dessous de Sophocle, qui ne dit rien d'inutile.

Aschyle avait conservé dans son style les hardiesses du dithyrambe, et Sophocle la magnificence de l'épopée : Euripide fixa la langue de la tragédie; il ne retint presque aucune des expressions spécialement consacrées à la poésie mais il sut tellement choisir et employer celles du langage ordinaire, que, sous leur heureuse combinaison, la faiblesse de la pensée semble disparaître, et le mot le plus commun s'ennoblir. Telle est la magie de ce style enchanteur, qui, dans un Juste tempérament entre la bassesse et l'élévation, est presque toujours élégant et clair, presque tou jours harmonicus, coulant, et si flexible, qu'il pa

rait se prêter sans effort à tous les besoins de l'âme. C'était néanmoins avec une extrême difficulté qu'il faisait des vers faciles. De même que Platon, Zeuxis, et tous ceux qui aspirent à la perfection, il jugeait ses ouvrages avec la sévérité d'un rival, et les soignait avec la tendresse d'un père. Il disait une fois que trois de ses vers lui avaient coûté trois jours de travail. — J'en aurais fait cent à votre place, lui dit un poëte médiocre. — Je le crois, répondit Euripide, mais ils n'auraient subsisté que trois jours.

Quant à la conduite des pièces, la supériorité. de Sophocle est généralement reconnue on pourrait même démontrer que c'est d'après lui que les lois de la tragédie ont presque toutes été rédigées; mais comme, en fait de goût, l'analyse d'un bon ouvrage est presque toujours un mauvais ouvrage, parce que les beautés sages et régulières y perdent une partie de leur prix, il suffira de dire en général que cet auteur s'est garanti des fautes essentielles qu'on reproche à son rival.

Euripide réussit rarement dans la disposition de ses sujets: tantôt il y blesse la vraisemblance; tantôt les incidents y sont amenés par force; d'autres fois, son action cesse de faire un même tout; presque toujours les nœuds et les dénoûments laissent quelque chose à désirer, et ses chœurs n'ont souvent qu'un rapport indirect avec l'action.

Dans les pièces d'Aschyle et de Sophocle, un heureux artifice éclaircit le sujet dès les premières scènes; Euripide lui-même semble leur avoirdérobé leur secret dans sa Médée et dans son Iphigénie en Aulide. Cependant, quoique en général sa manière soit sans art, elle n'est point condamnée par d'habiles critiques.

Eschyle, Sophocle et Euripide sont et seront toujours placés à la tête de ceux qui ont illustré la scène. D'où vient donc que, sur le grand nombre des pièces qu'ils présentèrent au concours, le premier ne fut couronné que treize fois, le second que dix-huit fois, le troisième que cinq? C'est que la multitude décida de la victoire, et que le public a depuis fixé les rangs. La multitude avait des protecteurs dont elle épousait les passions; des favoris dont elle soutenait les intérêts de là tant d'intrigues, de violences et d'injustices qui éclatèrent dans le moment de la décision. D'un autre côté, le public, c'est-à-dire la plus saine partie de la nation, se laissa quelquefois éblouir par de légères beautés, éparses dans des ouvrages médiocres; mais il ne tarda pas à mettre les hommes de génie à leur place, lorsqu'il fut averti de leur supériorité par les vaines tentatives de leurs rivaux et de leurs successeurs '. LE MÊME

Voyez en vers, même portrait.

HIPPOCRATE, OU LE VRAI MÉDECIN.

Hippocrate naquit dans l'ile de Cos, la première année de la quatre-vingtième olympiade. Il était de la famille des Asclépiades, qui, depuis plusieurs siècles, conserve la doctrine d'Esculape, auquel elle rapporte son origine. Elle a formé trois écoles établies, l'une à Rhodes, la seconde à Gnide, et la troisième à Cos. Il reçut de son père Héraclide les éléments des sciences; et convaincu bientôt que, pour connaître l'essence de chaque corps en particulier, il faudrait remonter aux principes constitutifs de l'univers, il s'appliqua tellement à la physique générale, qu'il tient un rang honorable parmi ceux qui s'y sont le plus distingués.

Les intérêts de la médecine se trouvaient alors entre les mains de deux classes d'hommes qui travaillaient, à l'insu l'une de l'autre, à lui ménager un triomphe éclatant: d'un côté, les philosophes ne pouvaient s'occuper du système général de la nature, sans laisser tomber quelques regards sur le corps humain, sans assigner à certaines causes les vicissitudes qu'il éprouve souvent; d'un autre côté, les descendants d'Esculape traitaient les maladies suivant des règles confirmées par de nombreuses guérisons, et leurs trois écoles se félicitaient à l'envi de plusieurs excellentes découvertes. Les philosophies discouraient, les Asclepiades agissaient. Hippocrate, enrichi des connaissances des uns et des autres, conçut une de ces grandes et importantes idées qui servent d'époques à l'histoire du génie : ce fut d'éclairer l'expérience par le raisonnement, et de rectifier la théorie par la pratique. Dans cette théorie, néanmoins, il n'admit que les principes relatifs aux divers phénomènes que présente le corps humain, considéré dans les rapports de maladie et de santé.

A la faveur de cette méthode, l'art élevé à la dignité de la science marcha d'un pas plus ferme dans la route qu'il venait de s'ouvrir, et Hippocrate acheva paisiblement une révolution qui a changé la face de la médecine.

Ni l'amour du gain, ni le désir de la célébrité, n'animèrent ses travaux. On ne vit jamais dans son âme qu'un sentiment, l'amour du bien; et dans le cours de sa longue vie, qu'un seul fait, le soulagement des malades.

Il a laissé plusieurs ouvrages. Les uns ne sent que les journaux des maladies qu'il avait suivies ; les autres contiennent les résultats de son expérience et de celle des siècles antérieurs ; d'autres enfin traitent des devoirs du médecin, et de plusieurs parties de la médecine ou de la physique: tous doivent être médités avec attention, parce que l'auteur se contente souvent d'y jeter les smences de sa doctrine, et que son style est

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