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ne peut être comparée à rien ni chez les modernes ni chez les anciens. Ce livre, qui eut un si grand renom, qui lança les traits les plus acérés contre toute la société religieuse et politique de l'époque, dont tous les caractères semblaient des allusions dirigées contre les chefs de l'Église et de l'État, ne nuisit point cependant à son auteur qui mourut tranquillement en 1552.

Rabelais eut des imitateurs. Guillaume des Autels composa la Mitistoire baragouine de Fanfreluche et Gaudichon; Beroald de Verville écrivit un salmigondis indécent, mais semé d'anecdotes pleines de verve et d'esprit. Les livres publiés, dans les années suivantes, sous le nom de Tabarin et de Bruscambille, ceux de Noël Dufail et d'Étienne Tabourot, seigneurs des Accords, appartiennent au même genre. Les Sérées de Guillaume Bouchet, de Poitiers, contiennent des détails curieux sur les mœurs du temps; et l'on trouve tout le sel de la satire, sans le cynisme qui la souille, dans l'Apologie pour Hérodote, de Henri Estienne, dans les écrits en prose d'Agrippa d'Aubigné, et surtout dans cette excellente Satire Ménippée, dont les auteurs, Le Roy, Rapin, Gillot, Pithou, etc., rendirent autant de services à Henri IV que les officiers qui lui gagnèrent des batailles. Jean Louveau, Gabriel Chapuis, Belleforest, quoique postérieurs à Rabelais, appartiennent plutôt au genre qu'avait mis en vogue la reine de Navarre. Leurs contes ne sont guère que des traductions ou des imitations de l'italien et de l'espagnol.

Ce besoin du conte sérieux ou comique fut peut-être la cause de la faiblesse de l'histoire, qui ne produisit guère pendant ce temps que des biographies et des mémoires anecdotiques. Nous ne parlons point du président de Thou, dont l'ouvrage, d'ailleurs si remarquable, est écrit en latin. Une des meilleures biographies du xvie siècle est l'Histoire du chevalier Bayard; son auteur anonyme se rapproche souvent de la charmante naïveté de Joinville. Brantôme décrit les mœurs des cours dépravées de Charles IX et de Henri III, et transporte dans son style l'obscénité des actions qu'il dépeint. Les Mémoires les plus instructifs et les plus intéressants de cette époque sont ceux de la princesse de Condé et de Sully; mais on n'y

retrouve déjà plus la naïveté des anciens chroniqueurs. Le Journal de l'Étoile est curieux sous le rapport historique. N'oublions point, parmi les écrivains sérieux de cet âge, Etienne Pasquier. Ses Recherches sur la France et son fameux plaidoyer contre les jésuites lui acquirent une juste réputation.

Mais les deux prosateurs de ce temps qui ont partagé avec Rabelais la gloire de survivre à leur siècle, et dont la renommée n'a fait que grandir à travers tous les changements survenus dans la langue et le goût de leurs concitoyens, ce sont Amyot et Montaigne. Malgré les fréquents essais tentés depuis Amyot sur les auteurs anciens qu'il a traduits, malgré les nombreux contre-sens qu'une connaissance plus approfondie de la langue grecque a découverts dans ses livres, ses vieilles translations de Plutarque et du Daphnis et Chloé de Longus, sont les seules que l'on relise toujours avec un nouveau plaisir, car lui seul sut être original en traduisant. Quant à Montaigne, il fut un génie à part dans son siècle. Il ne lui doit rien,

ou plutôt, dit M. Villemain, malgré son siècle, par la seule force de sa pensée, il se plaça de luimême à côté des écrivains les plus parfaits, nés dans les siècles les plus polis. Penseur profond sous le règne du pédantisme, auteur brillant et ingénieux dans une langue informe et grossière, il écrit avec le secours de sa raison et des anciens; son ouvrage reste et fait seul toute la gloire littéraire d'une nation; et lorsque, après de longues années, sous les auspices de quelques génies sublimes qui s'élancent à la fois, arrive enfin l'âge du bon goût et du talent, cet ouvrage, longtemps unique, demeure toujours original; et la France, enrichie tout à coup de tant de brillantes merveilles, ne sent pas refroidir son admiration pour ces antiques et naïves beautés. › Le livre des Essais n'eut ni modèle ni imitateurs. Étienne de La Boétie que Montaigne honora de son amitié, et dont il publia le Traité de la servitude volontaire, Charron qui se rapprocha de ses principes dans son Livre de la Sagesse, Mile de Gournay, sa nièce, qui défendit sa mémoire, Bodin, dont la République est d'ailleurs le meilleur écrit politique du siècle, ne peuvent cependant lui être comparés.

DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.

Nous venons de traverser une époque critique, féconde en bouleversements et en créations, agitée par la conscience d'un mieux possible, et qui lui échappe encore, parce que, dans son impatience d'atteindre le but, elle s'engage aveuglément dans des routes qui l'égarent. Cependant il a été facile, au milieu de cette anarchie générale, de reconnaître l'effet des influences indiquées dès le principe, et surtout de voir dominer toujours ce bon sens français dont Montaigne est jusqu'ici le plus parfait représentant. L'influence italienne et l'espagnole se sont ajoutées encore à celles qui les avaient précédées, et toutes enfin en ont subi une nouvelle qu'on peut appeler monarchique. Le découragement que jetèrent dans les esprits des guerres civiles accompagnées des plus horribles fléaux et où l'autorité royale finit toujours par triompher, les vertus publiques et privées de Henri IV, la politique intérieure et extérieure de Richelieu, enfin cette auréole de gloire à la fois solide et prestigieuse dont s'environna Louis XIV, tout contribua à étendre cette influence où toutes les autres vinrent se perdre. Elle sut modifier et coordonner tous les éléments divers, les rattacher par un lien commun, les diriger à un même but, et d'elle naquit enfin ce xvIe siècle, merveille de notre civilisation littéraire, objet d'admiration et d'imitation pour l'Europe, prodigieux ensemble où l'unité et la noblesse du monarchisme, la gravité et la pureté du christianisme, la politesse et l'élégance de la sociabilité française, la délicatesse et l'éclat de la galanterie chevaleresque se fondent et s'harmonisent dans. une savante imitation de l'antiquité. Il n'est aucune partie de ce magnifique tableau qui ne mérite d'être étudiée.

POÉSIE DIDACTIQUE, LYRIQUE, SATIRIQUE, FUGITIVE, ETC.

La sagesse de pensées, l'unité et la gravité de on, l'harmonieuse élégance de style, la régularité portée à l'excès et préférant la froideur même à la licence, qui devaient être les caractères distinctifs du xviie siècle, naquirent avec lui.

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Ce fut, en effet, en l'an 1600 que Malherbe fit paraître ses premiers ouvrages. Tout en déclarant à Ronsard une guerre à mort, son but semblait être de poursuivre la réforme qu'avait tentée ce poëte, c'est-à dire, de donner à la langue la vraie dignité qui lui manquait encore, mais de la poursuivre par une autre route. Au lieu d'emprunter, comme Ronsard, au grec et au latin les formes nouvelles que réclamait le français, ce fut du fond même de la langue qu'il prétendit, à force de correction et de travail, tirer toutes ses richesses; en même temps, il voulut contenir dans des bornes rigoureuses et la pensée et l'expression. Il suffit à Malherbe d'un bien petit nombre de vers pour réussir dans cette grande entreprise, mais son infatigable patience imprima à chacun d'eux toute la perfection qu'il était capable de leur donner. Sa réforme fut à la fois un acte de bon sens et d'art, et la langue surtout lui eut les plus grandes obligations; malheureusement, il exagéra lui-même ses principes: sa régularité tourna souvent en rigorisme austère, et rien n'adoucit la pesanteur des chaînes qu'il imposa à ceux qui lui succédèrent. Comme poëte, il enseigna le premier la science de l'enchainement correct des idées, la majesté et l'harmonie de la versification. Dans quelques-unes même de ses odes, surtout dans celle à Louis XIII, au moment de son départ pour La Rochelle, il porta la vigueur et le mouvement presque jusqu'au sublime; mais il ne connut jamais la grâce et l'abandon, qui semblaient répugner à la sévérité de sa nature; et l'on ne trouve chez lui quelques traces de sensibilité que dans ses fameuses Stances à Duperrier sur la mort de sa fille.

Ses élèves furent loin de l'égaler. Le sonnet était alors la forme de poésie la plus cultivée. C'est en ce genre que se distinguèrent surtout François Maynard, dont les compositions ne manquent point d'élégance; Gombaud, plus lourd et plus obscur, mais qui sut quelquefois aiguiser assez heureusement l'épigramme; Malleville, qui se fit un grand nom par le sonnet de la Belle Matineuse, comme plus tard le fameux sonnet de Desbarreaux sulfit à la réputation de ce poëte. Segrais et Racan préférèrent la pastorale et l'idylle fran

çaise n'a encore rien produit de supérieur au poème d'Atys par Segrais, et à la touchante et philosophique simplicité qui donne tant de charme à plusieurs des Stances pastorales de Racan. Quelques traits des Poésies sacrées de l'évêque Godeau sont restés dans la mémoire des amateurs. Mais rien de plus fade que la plupart des sonnets et des madrigaux de Sarrasin, de Desyvetaux, de Saint-Pavin, de Pavillon; rien de plus affecté que les écrits de ce Benserade, le poëte des ruelles, qui porta la passion du rondeau jusqu'à l'employer à traduire les Métamorphoses d'Ovide; rien de plus ampoulé que les poemes épiques assez fréquents aussi à cette époque et dont plusieurs ne sont guère connus maintenant que par les traits satiriques dont Boileau les poursuivit. Tels furent l'Alaric de Scudéri, le Moïse sauvé de SaintAmand, la Pucelle de Chapelain, le Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin, et cette Pharsale de Brébeuf, dont la renommée d'abord si brillante alla mourir obscurément dans les provinces. Cependant quelques tirades de Brébeuf ne sont pas indignes de tout éloge: il en est de même de plusieurs passages du poème de Saint-Louis par le père Le Moine, homme qui ne manquait ni de hardiesse dans la conception, ni d'élévation dans le style.

D'autres écrivains s'acquirent à moins de frais une réputation plus durable. Mme de La Suze, Mme et Mile Deshoulières, sans mériter pourtant toute leur renommée, ont mis dans quelques-unes de leurs pièces, sinon la philosophie rustique, du moins la grâce et l'harmonie de Racan. Saint-Aulaire, Lafare, Chaulieu, rappelèrent dans quelques madrigaux délicieux, ou dans des poésies légères pleines d'un aimable abandon, le génie d'Anacréon qu'ils avaient pris pour modèle; et Voltaire seul les surpassa, sans les faire oublier. Auprès d'eux il faut placer Chapelle, Bachaumont, Alexandre Lainez, moins connu et souvent aussi gracieux que Chapelle, Vergier, et l'abbé Grécourt, quoique ces derniers aient porté beaucoup trop loin le cynisme des images et la négligence de la versification. Je leur prefererais la gaieté franche et bachique du populaire maitre Adam Billaud, le menuisier de Nevers, qui, dans un âge de gravité, fit revivre seul le vieux Vau-de-Vire, et devança, Faret, la troupe joyeuse des Collé, des Gallet et des Piron.

avec

Mais de tous les poètes du xvne siècle, un seul a réellement continué Malherbe, et, avec un génie superieur au sien, est tombé aussi dans les mêmes fautes; ce poète, c'est Boileau-Despréaux. C'est dans l'un et l'autre la même austérité de raison, La même critique inexorable contre le mauvais goût de leur siècle, le même sens droit et ferme,

mais incomplet en quelque sorte, et plus jaloux. de la forme que du fond. Si Boileau eut une si immense renommée de son vivant, si chacune de ses paroles était un arrêt dans les questions littéraires, si l'assentiment universel le surnomma le législateur du Parnasse, il ne faut pas s'en étonner. C'est qu'avec le mérite éminent qui lui appartient en propre, il cut celui de l'à-propos ; il représenta parfaitement son temps. A sa raison, à sa clarté, à sa modération, à sa causticité toute française, il unit un monarchisme un peu janséniste, c'est-à-dire, cette légère teinte d'opposition tout à fait dans l'esprit de l'époque et qui n'altère ni l'aveugle soumission aux dogmes de l'Église, ni le dévouement à la personne du monarque porté jusqu'à l'adulation. La versification de Boileau est d'une élégance toujours grave et travaillée, même quand il plaisante; ses Epitres, supérieures à ses Satires, prouvent, par intervalles, qu'il n'était pas entièrement dépourvu de cette sensibilité dont au reste on chercherait vainement des témoignages dans ses autres écrits; et le Lutrin révèle en lui une imagination créatrice. L'Art poétique est son chef-d'œuvre ; si l'on y peut désirer une critique plus profonde et des vues plus larges, on y admirera toujours une haute raison, un goût délicat, une pureté et une richesse soutenue d'expressions, et cette foule de vers si universellement vrais qu'ils sont passés en proverbes et resteront les axiomes éternels de l'art.

Tandis que Boileau continuait Malherbe, un autre poête de cet âge, le plus naïf, le plus gracieux, le plus original de tous, si Molière n'eût pas existé, La Fontaine, reprenait Marot, Rabelais, et tout le xvIe siècle d'avant Ronsard; il recueillait, pour l'embellir, la succession de Villon et de la reine de Navarre, il y ajoutait ce charme qui n'est qu'à lui, cette instinctive spontanéité de talent qui lui assigne une place tout à fait à part au milieu des grands écrivains dont il était entouré. Dans ses Poésies diverses, dans ses Contes, dans ses Fables, surtout dans celles qui suivent les six premiers livres, il montra l'homme autant que le poête, et chez lui, comme chez Montaigne, c'est l'homme que nous cherchons, ses rêveries, ses regrets, ses désirs, ses confidences tantôt gaies et malicieuses, tantôt empreintes d'une douce mélancolie ou d'une profonde sensibilité. L'intérêt pour ainsi dire tout personnel qu'il prend à ce qu'il raconte fait le charme principal de ses récits; habile à se plier à tous les tons, il garde partout cette naïve négligence qu'il tenait de lui-même et de la vieille école qu'il avait spécialement étudiée; mais, en même temps, l'habitude de lire et d'entendre Racine, Boileau, et les écrivains les plus nobles

et les plus conects de son temps, l'empêche | la Cléopâtre de Benserade, le Mithridate du

de la porter jamais au point où elle devient faiblesse et incorrection. Tel est enfin l'extrême mérite de son style que la postérité, tout en lui donnant ce nom d'amour, le bon La Fontaine, déclara original et inimitable celui qui a si souvent imité les anciens et les modernes, et n'a jamais fait que donner une forme nouvelle à ce que d'autres avaient créé. On parlait dans le XVIIe siècle des Fables de Lenoble et de Boursault; on n'en a plus parlé depuis. Les Fables de La Motte-Houdart sont spirituelles et sensées, mais froides et prosaïques. Senecé, dans les Contes, fut un plus heureux imitateur de La Fontaine.

THÉATRE; TRAGÉDIES, COMÉDIES, OPÉRAS.

Il semble que la réforme introduite par Malherbe dans la poésie aurait dû exercer sur la scène une influence directe et rapide; car déjà Hardi, dans quelques-unes de ses dernières pièces, paraissait avoir entrevu, vaguement, il est vrai, le besoin d'une plus grande régularité dans les plans, d'une plus grande correction dans le style; mais il arriva que ceux qui lui succédèrent, tout en perfectionnant sa manière, sous plusieurs rapports, arrêtèrent les progrès de l'art sous d'autres points. Une exagération continuelle, quelque chose d'outré dans le tragique comme dans le comique, le mauvais goût plus funeste que la barbarie, qui du moins est énergique et naïve dans sa grossièreté, tel fut le cachet de presque toutes les compositions sous le règne de Louis XIII. Toutes les pièces de ce temps présentent de la fausseté dans les caractères, de l'en flure ou une fadeur quintessenciée dans le style, un éloignement universel pour le simple, le noble et le naturel. Peut-être faut-il attribuer ces défauts d'abord au cardinal de Richelieu, qui sans doute protégea comme ministre les sciences et les lettres, mais qui poëte lui-même, poëte jaloux, à l'esprit faux et étroit, leur imprima une direction funeste; ensuite à l'influence souvent pernicieuse qu'eurent alors les femmes sur la littérature, et enfin à l'imitation mal entendue du génie espagnol et italien dont on ne prit que l'affectation et les concelli sans en comprendre la grandeur, la richesse et l'originalité. C'est d'après ces données que l'on peut s'expliquer le succès scandaleux du Pyrame et Thisbe, du poëte Théophile Viaud, espèce de tragédie pastorale qui a tous les défauts des odes du même écrivain, mais où l'on voit cependant que la langue commence à sc former. Les plus célèbres pastorales après celles de Théophile furent l'Amaranthe de Gombaud, et la Sylvie de Mairet, qu'on n'avait pas oubliées sous Louis XIV. Les pièces de Scudéri, de Duryer,

Gascon La Calprenède, appartiennent à la même école. C'est à elle qu'il faut reprocher aussi l'invasion du burlesque dans la comédie, de ce burlesque favorisé par Richelieu, si sévèrement mais si justement flétri par Boileau, et qui n'est que l'exagération du plaisant, comme l'enflure est l'exagération du sérieux. Tandis que Scarron travestissait Virgile, et Colletet, Juvénal; que Dassoucy, qui s'intitulait empereur du burlesque, premier du nom, faisait l'Ovide en belle humeur; qu'enfin Jacques Jacques, chanoine d'Usez, parodiait même la Passion de J.-C., dans un poëme intitulé le Démon travesti, la scène comique était occupée par Gros-Guillaume, Gautier-Garguille, Guillot-Gorju et toute la famille des Turlupins. C'était pour eux qu'écrivaient Boisrobert, d'Ousset et beaucoup d'autres. Distinguons pourtant dans la foule Desmarets, l'auteur des Visionnaires, où tous les personnages, quoique fous, disent par intervalles des choses très-sensées; Cyrano de Bergerac, dont le Voyage dans la Lune et le Pédant joué ne manquent pas d'une originalité souvent de fort bon aloi; et enfin Scarron luimême, qui méritait mieux que Dassoucy le titre d'empereur du burlesque, et qui, sans parler du Roman comique, son chef-d'oeuvre, a su jeter des traits spirituels et des vers qui sont restés, à travers le bavardage ennuyeux de son poëme de Typhon et de ses deux comédies Jodelet et Don Japhet d'Arménie.

Cependant les semences jetées par Malherbe portèrent enfin leurs fruits sur la scène; le théàtre ancien fut plus savamment imité, si ce n'est dans son esprit, au moins dans la forme extérieure. Les règles sévères des classiques s'introduisirent peu à peu.

Les deux premières pièces rigoureusement classiques et où les trois unités furent observées sont la Sophonisbe de Mairet, et la Mariane de Tristan. La première est surtout remarquable, quoique la seconde ait eu beaucoup plus de réputation, et que les deux derniers actes de Mariane offrent, dans les sentiments et jusqu'à un certain point dans le style, du pathétique et de l'élévation. Rotrou perfectionna le langage de ses prédécesseurs: son Martyre de saint Genet, sa tragicomédie de Don Bernard de Cabière, offrent des beautés originales; mais ses principaux titres de gloire, la tragédie de Cosroës et surtout celle de Venceslas, étant postérieurs au Cid, on peut croire que le génie de ce dernier élève de Hardi fut fécondé par celui de Corneille, et qu'il doit presque tout son mérite à l'homme étonnant qui voulait bien l'appeler son père. Enfin, la poésie dramatique fit tout à coup un pas de géant, et Corneille apparut.

Esprit prodigieux, âme grande et enthousiaste, Corneille suffirait à la gloire de tout un théâtre. Son style, quand il est soutenu par le sujet, 'élève infiniment au-dessus de tout ce qui l'avait précédé. Sa tirade et son dialogue offrent les plus beaux modèles d'éloquence que possède la langue française. Plusieurs de ses traits sont si naturels et si pleins, qu'ils sont devenus dans notre mémoire inséparables de l'idée du sublime: il avait compris ou plutôt deviné que les sentiments nobles et grands dominent le mieux les hommes rassemblés, en même temps qu'ils étaient la source la plus féconde où pouvait puiser le talent. Horace nous montre l'enthousiasme de la patrie, Polyeucte celui de la religion. Avec toutes les passions du cœur humain, il introduisit aussi sur la scène tous les peuples dont les annales présentaient ces passions vivantes et agissantes. Romains, Espagnols, Parthes, Spartiates, Arméniens, Lombards, Huns, Vandales, tous s'offrirent à lui tour à tour. Il essaya tout en maître, la tragi-comédie dans Don Sanche, l'opéra dans Andromède, la comédie dans le Menteur; enfin, par une révélation presque instinctive du génie, il ajouta aux éléments de l'antique tragédie, à la terreur et à la pitié, les vrais éléments de la tragédie moderne, la religion, l'honneur et l'amour. Il fit le Cid. S'il avait suivi cette route, la France aurait un théâtre aussi original, aussi national qu'aucun autre peuple moderne, mais là il s'arrêta; chose singulière! ce dieu de la scène, qui pouvait créer un monde, sembla se repentir d'avoir bien fait, et détourna sa face de son œuvre si admirablement commencée. C'est pour cette raison que quelques beautés qui éclatent dans Cinna, dans Rodogune, dans Sertorius, dans Nicomède, dans la Mort de Pompée, dans tous ces chefs-d'œuvre qui succédèrent au Cid, Corneille, considéré comme artiste proprement dit, comme représentant d'une forme nouvelle de l'art, est peut-être inférieur à Racine.

Racine, qui lui succéda, eut cet avantage sur Corneille qu'il créa un système tragique complet, achevé, qu'on peut opposer au système grec. Non-seulement nul poëte ne mérite mieux que Racine d'être étudié comme écrivain, non-seulement sa supériorité dans l'expression et la versification le laisse seul et sans rival, mais il doit être admiré comme fondateur d'un genre et d'une école. Racine pouvait imiter Corneille, l'Alexandre est une étude de ce genre; il fit plus, il s'ouvrit une nouvelle route, et son système, que l'on peut appeler classico-français, sortit tout parfait de ses mains. Andromaque, Britannicus, Bajazet, Mithridate, Iphigénie, appartiennent à ce système. Phèdre en fut la plus éminente production. Racine semble y avoir considéré la pas

sion comme un type abstrait et dégagé de toute réalité individuelle; Phèdre, comme on l'a fort bien dit, n'est ni une Grecque, ni une Romaine, ni une Française, c'est la femme passionnée de tous les âges et de tous les pays. Cette vue qui s'arrête aux généralités dérive essentiellement de l'influence monarchique. Elle était l'expression de l'élégante et digne société où vivait Racine, à la cour du grand roi ; car rien n'est plus contraire à la dignité que les individualisations; et la critique moderne a parfaitement apprécié la nature de ce genre de drame, lorsqu'elle a établi que son principal mérite est d'analyser avec profondeur les passions qui appartiennent à notre nature, et de les mettre en action avec art, en partant, non point d'un fait, mais d'une série d'observations morales.

Le système dramatique de Racine fut mal compris, ou la perfection même qu'il lui avait donnée le rendit inaccessible à l'imitation; aussi Racine, chef d'une école, n'eut point d'élève digne de lui. Thomas Corneille, dans le Comte d'Essex, Longepierre, dans Médée et dans Guillaume Tell, La Fosse, dans Manlius, ont quelques reflets de la manière du grand Corneille. Mais ni Campistron, ni Duché, dont les tragédies sacrées ne sont pour. tant pas sans mérite, ni Genet, ni La Chapelle, ne peuvent, sous aucun rapport, se comparer à Racine. Si quelque chose le rappelle, et de bien loin encore, c'est l'harmonie de plusieurs scènes de l'Ariane de Thomas Corneille, et le pathétique des situations d'Inès de Castro par La MotteHoudart. D'ailleurs Racine, comme l'a dit Voltaire, fut un Raphaël qui ne fit point de Jules Romain. Et si l'on veut trouver ce Jules Romain, il faut attendre Voltaire lui-même.

Sous ce rapport, la comédie fut plus heureuse que la tragédie, et quoique Molière ait devancé de si loin tous ceux qui l'ont suivi, ses successeurs sont, en leur genre, bien supérieurs à ceux de Racine. Le moment où naquit Molière favorisait le génie comique. Il avait vu la Fronde, ce mélange singulier, dit M. Étienne, de libertinage et de révolte; ces guerres à la fois sanglantes et frivoles, ces magistrats en épée, ces évêques en uniforme, ces héroïnes de cour suivant tour à tour le quartier général et la procession, ces beaux esprits factieux improvisant des épigrammes au milieu des séditions, et des madrigaux sur le champ de bataille; cette physionomie de la société variée à l'infini, ce jeu forcé de toutes les positions, ce contraste de toutes les habitudes. Fronde fut peut-être, en effet, dans toutes les parties de la littérature, et surtout dans la comédie, une des causes de l'éclat littéraire du siècle de Louis XIV. Lui-même, sans doute, sut réchauffer et faire éclore ses germes; mais on peut remar

La

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