LIVRE PREMIER LE LATIN ET LE GREC CHAPITRE PREMIER Organisation des études classiques avec la Renaissance et le XVI siècle I. Révolution littéraire et classique opérée par la Renaissance. II. Cette révolution est aidée par une transformation intérieure des collèges. III. Comment les études classiques se trouvent désormais fondées au xvIe siècle. IV. Influence de cette révolution sur l'esprit humain. I L'enseignement secondaire, tel que nous le com prenons aujourd'hui, a été constitué dans ses bases essentielles au xvIe siècle. Le Moyen Age n'avait guère connu que l'enseignement supérieur. A peine l'enfant savait-il un peu de latin, qu'on s'empressait de l'appliquer à la philosophie et à la théologie. Ce n'est pas que les écrivains de l'antiquité païenne fussent bannis des écoles à cette époque; nous y voyons citer fréquemment Virgile, Ovide, Lucain, Tite-Live, Salluste, Cicéron, Quintilien, etc., mais le goût faisait défaut et la littérature avait perdu dans l'opinion, toute l'importance qu'y avait pris la logique. L'enseignement des lettres était abandonné aux professeurs de grammaire, avec mission de mettre l'élève en mesure de suivre, vers douze ou treize ans, les cours de philosophie de la Faculté des arts. Il ne faut chercher dans les leçons de ces grammairiens rien qui rappelle, même de loin, ce que nous appelons aujourd'hui les études classiques 1. Durant ces siècles où Aristote était l'autorité suprême, où l'argumentation était la seule gymnastique de l'esprit, on avait hâte d'arriver à la seule science entourée d'honneurs, la seule capable d'illustrer professeurs et élèves, à la dialectique 2. Les formes syllogistiques semblaient à ce point la condition obligée de toute éducation intellectuelle que nous les retrouvons jusque chez les grammairiens et dans les livres paraissant, par la nature 1 En fait de grammaires on suivait Donat, Priscien, le Doctrinal d'Alexandre de Villedieu, le Grécisme d'Evrard de Béthune. On peut voir dans Ch. Thurot: De l'organisation de l'enseignement dans l'Université de Paris, p. 94 et seq., dans le P. Daniel: Des études classiques dans la Société chrétienne, p. 176 et seq., dans Le Clerc (t. XXIV de l'Histoire littéraire de France), ce qu'étaient l'enseignement de la grammaire, de la littérature et les études au Moyen Age. : 2 Le Moyen Age, dans ses écoles épiscopales et monastiques, avait enseigné le trivium et le quadrivium. Le trivium comprenait la grammaire, la rhétorique et la dialectique. C'est vers la fin du x11 siècle, comme nous le voyons par les plaintes de Jean de Sarisbéry, qu'on abandonna en grande partie le trivium et, par suite, la formation littéraire, l'étude de l'antiquité classique, pour se jeter presque immédiatement dans la dialectique. Les conséquences de ce changement se firent tout de suite sentir; les auteurs du XIIe siècle ont encore un goût, un art d'écrire qu'on ne trouve plus dans les âges suivants. - Voyez Léon Maître, les Écoles épiscopales et monastiques. même du sujet traité, devoir échapper aux subtilités de la scolastique. Qu'on ouvre par exemple le Doctrinal d'Alexandre de Villedieu et les commentaires dont il fut enrichi depuis le xm siècle, on se trouve condamné avant d'arriver au texte même, à apprendre quelle est la cause efficiente, la cause matérielle, la cause formelle, la cause finale du dit ouvrage, quelle est sa fin intrinsèque, extrinsèque, éloignée, plus éloignée, très éloignée. Ah! c'est que le grammairien devait préparer déjà le futur logicien; pendant quatre cents ans la montagne Sainte-Geneviève retentit des argumentations, des disputes de tout un peuple d'étudiants, et Vivès pouvait écrire encore en 1531 : « On dispute avant le dîner; on dispute pendant le dîner; on dispute après le dîner; on dispute en public, en particulier, en tout lieu, en tout temps. » Cette ergoterie à outrance avait discrédité la scolastique par les excès mêmes, par les subtilités dont elle elle n'avait pas su se défendre aux xive et xve siècles; elle était plus intolérable en littérature et en grammaire que dans les questions de philosophie et de théologie; aussi fut-elle expulsée de ce domaine par la Renaissance. L'antiquité grecque et romaine, en apparaissant tout à coup à des générations fatiguées de dialectique, comme une révélation éclatante du goût et du beau littéraire, passionna les esprits pour la lecture et l'imitation de tels chefs-d'œuvre. Les vieux professeurs, qui avaient appris le latin avec les anciennes méthodes, eurent bien quelque peine à se laisser convaincre qu'ils ne le savaient pas, mais plusieurs reconnurent qu'ils avaient fait fausse route. Les nouveaux venus voulurent étudier le latin et le grec dans les livres publiés ou commentés par les deux Estienne, les Budé, les Scaliger, les Casaubon, les Turnèbe, les Danès, les Dorat, les Passerat, les Lambin, érudits ou professeurs de premier ordre, qui devaient illustrer à jamais l'école philologique française et porter à sa perfection l'enseignement des lettres. L'opinion attacha dès lors à l'éducation classique l'importance que le Moyen Age avait accordée à la dialectique. Les grammairiens avaient eu dans l'âge précédent une situation humiliée; ils furent placés sur le même rang que les Artiens 1. L'enseignement de la grammaire et de la littérature n'avait eujusque là d'autre but que de conduire rapidement les élèves à la philosophie; il les retint désormais plus longtemps que la philosophie même, laquelle fut réduite à renfermer ses cours dans l'espace de deux années. Enfin les formes scolastiques furent abso-lument bannies de l'enseignement littéraire. Cette grande révolution créant réellement l'instruction secondaire telle qu'on la comprend de nos jours, remplaçant définitivement par une étude lente et graduée des textes classiques l'ancienne et rapide préparation à la philosophie scolastique faite dans un latin barbare, était accomplie dès les premières années du xvIe siècle. L'Université de Paris avait éprouvé sous Louis XI les premières influences de la Renaissance, et l'avait complètement acceptée au milieu du règne de François Ier. Ramus, dans son projet de réforme de l'Université de Paris adressé au roi Charles IX, constatait cette révolution : « Avant que Au moyen-âge on appelait Artiens les élèves appliqués à l'étude de la philosophie dans le but de passer maîtres ès arts. votre aïeul François Ier, lui disait-il, eût ranimé l'étude des humanités, une barbarie profonde régnait dans l'Université; on ne s'inquiétait nullement de la lecture des auteurs, et l'on croyait pouvoir, au moyen de l'argumentation, acquérir toute espèce de connaissances. L'argumentation remplissait la classe du matin et celle du soir. On ne se contentait pas de ces luttes intérieures dans les collèges, on mettait aux prises les divers établissements. C'était une fureur universelle: philosophes, médecins, jurisconsultes, théologiens consumaient dans les artifices du syllogisme les heures consacrées à l'enseignement. Ceux qui s'adonnaient à la grammaire et à la rhétorique vinrent les premiers à résipiscence; ils chassèrent des écoles l'inepte barbarie qui y régnait ; ils en revinrent aux poètes, aux historiens, aux orateurs; ils reconnurent les avantages d'un bon style; ils en cherchèrent le principe dans la lecture et dans l'imitation des écrivains classiques, et substituèrent à l'argumentation entre élèves l'interrogation bien autrement fructueuse que le professeur fait à l'élève au milieu de la leçon... » Voilà tracé par un contemporain le tableau des changements opérés dans l'éducation publique. La scolastique avait tout envahi au Moyen Age, elle était désormais bannie de l'instruction littéraire. Les professeurs de langues anciennes appliquaient les élèves à la lecture des antiques chefs-d'œuvre, et Ramus nous apprend que, sur dix heures de travail dans la journée, deux étaient consacrées à la leçon, une à l'étude des règles de la grammaire, sept à la lecture des textes classiques et à la composition. Heureuse distribution du temps, qui donna aux écri |