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d'Histoire littéraire

de la France

LE CID APRÈS CORNEILLE

(Suite et fin.)

II

Personne ne s'avisa, au xvIII° siècle, de refaire le Cid ni de le continuer; mais plusieurs écrivains assumèrent délibérément la tâche de le remanier. La mode était aux remaniements. On remaniait Tristan, on remaniait Quinault, on remaniait Corneille1. Je n'ai à parler ni de Tristan ni de Quinault, mais je voudrais dire quelques mots des modifications apportées au texte du Cid.

Déjà, en 1637, Scudéry estimait que le rôle de l'Infante était « froid et superflu ». Corneille lui-même faisait assez bon marché du personnage dans l'Examen du Cid et dans le discours du Poème dramatique. Je ne sais pas exactement à quelle époque les comédiens commencèrent à représenter le Cid tronqué, qui fut pendant si longtemps le seul admis au théâtre. Si l'on en croit Emile Picot, cette mutilation daterait de 1728. Le fait est qu'en 1733' parut à Amsterdam, dans un recueil intitulé Pièces dramatiques choisies et restituées par Monsieur ***, un Cid où l'Infante ne paraissait plus. Le Cid ainsi «< restitué » était l'œuvre de J.-B. Rousseau. La pièce est précédée d'un Avertissement où l'auteur expose ses idées et justifie les coupures qu'il a cru devoir faire. Selon lui, « la

1. La Mariamne de Tristan fut remaniée par J.-B. Rousseau. La Mère Coquette de Quinault par Collé. Collé remania également le Menteur (1770). La Suite du Menteur fut remaniée par Andrieux au début du 11x siècle.

2. Voir Gasté, La Querelle du Cid.

3. Bibliographie Cornélienne, p. 339.

4. Et non en 1634, comme il est dit dans la notice de la Collection des Grands Ecrivains.

5. Amsterdam, François Changuion, in-12. M. Rondel possède une très belle édition in-4⚫ du Cid de J.-B. Rousseau (sans lieu ni date). Cette édition, très rare, est très probablement l'édition originale et doit être antérieure de quelques années au recueil précité.

Revue d'HIST. LITTER. DE LA FRANCE (31 Ann.). XXXI.

1

longueur et l'inutilité du personnage de l'Infante » appesantit toute l'action « dont il traverse continuellement la course au milieu des endroits les plus intéressants ». Il poursuit : « On avoit toujours souhaité que cet épisode étranger au sujet pût être retranché au moins dans les représentations, mais personne jusqu'ici ne s'en étoit chargé, soit par la crainte d'y trouver plus de difficulté qu'il n'y en a, soit par une espèce de religion qui semble défendre de toucher à rien de ce qui appartient aux grands hommes. >> Iconoclaste d'un nouveau genre, Rousseau ne s'embarrassait pas de pareils préjugés : « On n'a pas cru que les fautes de Corneille méritassent plus de ménagement que celles de Virgile, ni que les retranchements qui se peuvent faire au Cid fussent plus criminels que ceux qui ont été faits autrefois à l'Énéide. Ce n'est point faire tort à un beau visage que d'en enlever une tache, et plus un ouvrage est digne d'estime, plus il mérite qu'on prenne soin d'en ôter ce qui le défigure. » En conséquence de quoi, J.-B. Rousseau, non seulement supprime les personnages de l'Infante, de Léonor et du Page', mais il fait, dans le rôle de Chimène notamment, d'assez nombreuses coupures. Toutes les scènes dans lesquelles Chimène se trouve en présence de l'Infante sont purement et simplement retranchées. Sont retranchés également, à l'acte IV, les deux derniers vers de la scène I. En revanche, s'il a beaucoup retranché, J.-B. Rousseau a eu le bon goût d'ajo uter fort peu*. Au deuxième acte, au début de la scène entre don Fernand, don Arias et don Sanche, il a intercalé, on ne sait trop pourquoi, d'ailleurs, les deux vers suivants :

Quoi ! me braver encor après ce qu'il a fait !

Par la rebellion couronner son forfait!

Le comte est donc si vain, etc.

Au cinquième acte, les deux vers que prononçait l'Infante, au début de la scène dernière,

Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse
Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse...

RODRIGUE.

Ne vous offensez point, sire... etc..

1. C'est-à-dire à l'acte Ir, la scène ; à l'acte II, la scène v; à l'acte V, les scènes n et um.

2. Acte II, scènes in et iv. Acte IV, scène п.

3. La scène finit par le vers : « Parlez à mon esprit de mon triste devoir ».

4. « Il ne m'en a coûté, dit-il dans son avertissement, que le supplément de deux

vers de liaison au second acte et de deux autres au cinquième. »

5. Le texte de l'édition in-4°, signalée plus haut, est exactement le même que celui du Recueil d'Amsterdam.

sont remplacés par les deux vers que voici, prononcés par don Fernand:

Approche-toi, Rodrigue, et toi, reçois, ma fille,

De la main de ton Roi, l'appui de la Castille.

Je n'ai point l'intention de défendre contre J.-B. Rousseau le rôle de l'Infante. J'ai déjà dit qu'au point de vue de la conception du caractère, le personnage de dona Urraque me paraissait, au XVIIe siècle, d'une très heureuse originalité. Il se peut que, dramatiquement, le rôle soit une erreur: Corneille, on l'a vu, n'était pas loin d'en convenir. Mais la tentative de J.-B. Rousseau n'en était pas moins dangereuse. J'admets que les plus grands chefs-d'œuvre ont leurs défauts. Mais s'il suffisait qu'un rôle déplût à un Monsieur*** pour qu'aussitôt il fut supprimé, nous risquerions bientôt de ne plus voir au théâtre, au lieu du Cid, de Cinna, de Britannicus ou de Phèdre, qu'un pseudo-Cid, un pseudo-Cinna, un pseudo-Britannicus ou une pseudo-Phèdre autrement dit, des œuvres défigurées et mutilées. Notez bien qu'il ne s'agit pas de la suppression d'une tirade un peu longue, comme la tirade d'Emilie, ou même de la suppression d'une scène. Il s'agit de la suppression de tout un rôle, de deux rôles, et nécessairement, par suite, d'un remaniement. Le principe admis, où s'arrêtera-t-on ? Il est bien difficile de fixer des limites en pareille matière. Un moment viendra (c'est inévitable) où l'on croira nécessaire d'aller plus loin et d'adapter Corneille ou Racine au goût du jour, ou, plus exactement, de les corriger. Et c'est précisément ce que certains, dès le XVIe siècle, allaient tenter.

Le texte établi par Rousseau fut adopté par les comédiens et bien reçu du public. On fit plus on retrancha fa scène première de l'acte I entre Chimène et Elvire; on retrancha également la tirade de Rodrigue (V, I) :

Est-il quelqu'ennemi qu'à présent je ne dompte?
Paraissez, Navarrois, etc.

Voltaire protesta : « Je ne sais pourquoi on supprime ce morceau dans les représentations... Cet enthousiasme de valeur et d'espérance messied-il au Cid, encouragé par sa maîtresse? » Et, à propos de la scène I du premir acte « Peut-on s'intéresser à la colère du comte et de don Diègue, si on n'est pas instruit des

1. J'ai entre les mains un Cid de 1817, « nouvelle édition conforme à la représentation » (Paris, Barba et Hubert). C'est le texte de Rousseau. Les quatre vers ajoutés ne sont plus entre guillemets, comme dans les éditions du xvur siècle, mais incorporés au texte de Corneille.

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