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PROMETTRE EST UN, ET TENIR EST UN AUTRE. La Fontaine.QUAND IL EST POLI, L'ORGUEILLEUX SE CROIT BON.-Node.

Pr. 97.-À LA BONNE HEURE NOUS A PRIS LA PLUIE.

ÉLISABETH.

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Elle se voyait réduite à ce degré de misère où il lui fallait tendre la main aux passants pour en obtenir une faible aumône, accordée avec distraction, ou refusée avec mépris. Au moment de le faire, un mouvement d'orgueil la retint; mais le froid était si violent, qu'en passant la nuit dehors, elle risquait sa vie, et sa vie ne lui appartenait pas. Cette pensée dompta la fierté de son cœur : une main sur ses yeux, elle avança l'autre vers le premier passant, et lui dit : "Au nom du père qui vous aime, de la mère de qui vous tenez le jour, donnez-moi de quoi payer un gîte pour cette nuit?" L'homme à qui elle s'adressait la regarda avec curiosité à la lueur du feu. "Jeune fille," lui répondit-il, vous faites là un vilain métier; ne pouvez-vous pas travailler? A votre âge on devrait savoir gagner sa vie ; vous aide! je n'aime point les mendiants.' Et il L'infortunée leva les yeux au ciel comme pour y chercher un ami: fortifiée par la voix consolante qui s'éleva alors dans son cœur, elle osa réitérer sa demande à plusieurs per

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Dieu

passa outre.

sonnes.

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Les unes passèrent sans l'entendre, d'autres lui donnèrent une si faible aumône qu'elle ne pouvait suffire à ses besoins. Enfin, comme la nuit s'avançait, que la foule s'écoulait, et que les feux allaient s'éteindre, la garde qui veillait aux portes du palais, en faisant sa ronde sur la place, s'approcha d'Elisabeth, et lui demanda pourquoi elle restait là. L'air dur et sauvage de ces soldats la glaça de terreur; elle fondit en larmes sans avoir le courage de répondre un seul mot. Les soldats, peu émus de ses pleurs, l'entourèrent en répétant leur question avec une insolente familiarité. La jeune fille répondit alors d'une voix tremblante: Je viens de par-delà Tobolsk pour demander à l'empereur la grâce de mon père; j'ai fait la route à pied ; et, comme je ne possède rien, personne n'a voulu me recevoir." A ces mots, les soldats éclatèrent de rire, en taxant son histoire d'imposture. L'innocente fille, vivement alarmée, voulut s'échapper; ils ne le permirent pas, et la retinrent malgré elle. "O mon Dieu! ô mon père !" s'écriat-elle avec l'accent du plus profond désespoir, ne viendrezvous pas à mon secours ? Avez-vous abandonné la pauvre Elisabeth?"

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Pendant ce débat, des hommes du peuple, attirés par le

Pr. 98.-ACHETER CHAT EN POCHE.

ON ESPÈRE JUSQU'AU BOUT, CONTRE TOUTE ESPÉRANCE. Saint Simon.-DIEU EST LA SOUVERAINE SAGESSE.-Académie.

C'EST LE COMBLE DE L'IGNORANCE QUE D'ÊTRE ORGUEILLEUX.-Fontenelle.

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Pr. 99.-MANGER SON PAIN DANS SA POCHE.

ÉLISABETH.

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bruit, s'étaient rassemblés en groupes, et laissaient éclater un murmure d'improbation contre la dureté des soldats. Elisabeth étend les bras, et s'écrie: "Je le jure à la face du ciel, je n'ai point menti; je viens à pied de par-delà Tobolsk pour demander la grâce de mon père; sauvez-moi, sauvez-moi, et que je ne meure du moins qu'après l'avoir obtenue?" Ces mots remuent tous les cœurs; plusieurs personnes s'avancent pour la secourir. Une d'elles dit aux soldats: "Je tiens l'auberge de Saint-Basile sur la place, je vais y loger cette jeune fille; elle paraît honnête, laissezla venir avec moi." Les soldats, émus enfin d'un peu de pitié, ne la retiennent plus, et se retirent. Elisabeth embrasse les genoux de son protecteur; il la relève, et la conduit dans son auberge à quelques pas de là. "Je n'ai pas une seule chambre à te donner," dit-il, elles sont toutes occupées; mais, pour une nuit, ma femme te recevra dans la sienne; elle est bonne, et se gênera sans peine pour t'obliger. Elisabeth tremblante le suit sans dire un seul mot; il l'introduit dans une petite salle basse, où une jeune femme, tenant un enfant dans ses bras, était assise près d'un poële elle se lève en les voyant. Son mari lui raconte à quel danger il vient d'arracher cette infortunée, et l'hospitalité qu'il lui a promise en son nom. La jeune femme confirme la promesse, et, prenant la main d'Elisabeth, elle lui dit avec un sourire plein de bonté : Pauvre petite, comme elle est pâle et agitée! mais rassurez-vous, nous aurons soin de vous, et une autre fois évitez, croyez-moi, de rester aussi tard sur la place. A votre âge, et dans les grandes villes, il ne faut jamais être à cette heure-ci dans les rues." Elisabeth répondit qu'elle n'avait aucun asile; que toutes les portes lui avaient été fermées : elle avoua sa misère sans honte, et raconta son voyage sans orgueil. La jeune femme pleura en l'écoutant; son mari pleura aussi; et ni l'un ni l'autre ne s'imaginèrent de soupçonner que ce récit ne fût pas sincère; leurs larmes leur en répondaient. Les gens du peuple ne se trompent guère à cet égard; les brillantes fictions ne sont point à leur portée, et la vérité a seule le droit de les toucher.

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Quand elle eut fini, Jacques Rossi, l'aubergiste, lui dit: Je n'ai pas grand crédit dans la ville; mais tout ce que je ferais pour moi-même, comptez que je le ferai pour vous.

Pr. 100A CARÈME PRENANT CHACUN A BESOIN DE SA POÊLE.

C'EST LE LOT DES ESPRITS RARES D'ALLIER LA JUSTESSE AVEC L'ADMIRATION.-Helvétius.

LE DÉSESPOIR NOUS MONTRE DANS LE PÉRIL MÊME UN MOYEN DE SALUT.- La Motte.

Pr. 101.- ON NE SAIT S'IL EST CHAIR OU POISSON.

ÉLISABETH.

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Per

La jeune femme serra la main de son mari en signe d'approbation, et demanda à Elisabeth si elle ne connaissait personne qui pût l'introduire auprès de l'empereur. sonne," dit-elle; car elle ne voulait pas nommer le jeune Smoloff, de peur de le compromettre; d'ailleurs, quel secours pouvait-elle en attendre, puisqu'il était en Livonie? "N'importe," reprit la jeune femme; "auprès de notre magnanime empereur la piété et le malheur sont les plus puissantes recommandations, et celles-là ne vous manqueront pas... "Oui, oui," interrompit Jacques Rossi ; "l'empereur Alexandre doit être couronné demain dans l'église de l'Assomption; il faut que vous vous trouviez sur son passage: vous vous jetterez à ses pieds, vous lui demanderez la grâce de votre père; je vous accompagnerai, je vous soutiendrai...”- -"Ah! mes généreux hôtes," s'écria Elisabeth, en saisissant leurs mains avec la plus vive reconnaissance," Dieu vous entend, et mes parents vous béniront; vous m'accompagnerez, vous me soutiendrez, vous me conduirez aux pieds de l'empereur...Peut-être serezvous témoins de mon bonheur, du plus grand bonheur qu'une créature humaine puisse goûter...Si j'obtiens la grâce de mon père, si je puis la lui rapporter, voir sa joie et celle de ma mère..." Elle ne put achever; l'image d'une pareille félicité lui ôta presque l'espérance de l'obtenir; il lui semblait qu'elle n'avait pas mérité d'être si heureuse. Ses hôtes ranimèrent son espoir par les éloges qu'ils donnèrent à la clémence d'Alexandre, par le récit qu'ils lui firent de toutes les grâces qu'il avait accordées, et du plaisir qu'il paraissait prendre à faire le bien. Elisabeth les écoutait avidement; elle aurait passé la nuit à les entendre; mais il était fort tard, ses hôtes voulurent qu'elle prît un peu de repos pour se préparer à la fatigue du lendemain. Jacques Rossi se retira dans une petite chambre au plus haut de la maison, et sa bonne femme reçut Elisabeth dans son propre lit. Pendant long-temps elle ne put dormir, son cœur était trop agité, trop plein, elle remerciait Dieu de tout, même de ses peines, dont l'excès lui avait valu la généreuse hospitalité qu'elle recevait. Si j'avais été moins malheureuse," se disait-elle, Jacques Rossi n'aurait pas eu pitié de moi." Quand le sommeil vint la surprendre, il ne lui ôta point de son bonheur; de doux songes le lui offrirent sous

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Pr. 102.-ON A BALAYÉ DEVANT SA PORTE.

C'EST ENHARDIR ET ABSOUDRE LE CRIME, QUE DE CONDAMNER L'INNOCENCE.-Bossuet.

L'AMOUR ET L'AMITIÉ S'EXCLUENT L'UN L'AUTRE. La Bruyère.-LES VRAIS APPAS SONT CEUX DE LA VERTU.-Le Brun.

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Pr. 103.-DORER LA PILULE À QUELQU'UN.

ÉLISABETH.

toutes les formes; tantôt elle croyait voir son père, tantôt la touchante figure de sa mère lui apparaissait brillante de joie; quelquefois il lui semblait entendre la voix de l'empereur lui-même, et quelquefois aussi un autre objet se montrait à travers une vapeur qui cachait ses traits, et ne lui permettait pas de les distinguer plus que les sentiments qu'il avait fait naître dans son cœur.

que lui

Le lendemain, de nombreuses salves d'artillerie, le roule-
ment des tambours, et les cris de joie de tout le peuple ayant
annoncé la fête du jour, Elisabeth, vêtue d'un habit
avait prêté sa bonne hôtesse, et appuyée sur le bras de
Jacques Rossi, se mêla parmi la foule qui suivait le cortége,
et se rendit à la grande église de l'Assomption, où l'empe-
reur Alexandre devait être couronné.

Le temple saint était éclairé de plus de mille flambeaux, et décoré avec une pompe éblouissante. Sur un trône éclatant, surmonté d'un riche dais, on voyait l'empereur et sa jeune épouse, vêtus d'habits magnifiques, et brillant d'une si extraordinaire beauté, qu'ils paraissaient à tous les regards comme des êtres célestes. Prosternée devant son auguste époux, la princesse recevait de ses mains la couronne impériale, et ceignait son front modeste de ce superbe gage de leur éternelle union. Vis-à-vis d'eux, le vénérable et digne patriarche de Moscou, du haut de la chaire de vérité rappelait à Alexandre, dans un discours éloquent et pathétique, tous les devoirs des rois, et l'effrayante responsabilité que Dieu fait peser sur leurs têtes, pour compenser la splendeur et la puissance dont il les environne. "Maître du plus vaste empire de l'univers," lui disait-il, “ vous qui allez jurer de présider aux destinées d'un état qui contient la cinquième partie du globe, n'oubliez jamais que vous allez répondre devant Dieu du sort de tant de milliers d'hommes, et qu'une injustice faite au moindre d'entre eux, et que vous auriez dû prévenir, vous sera comptée au dernier jour." A ces paroles le cœur du jeune empereur parut vivement ému: mais il y avait dans l'église un cœur qui n'était pas moins ému peut-être, c'était celui qui allait demander la grâce d'un père.

Au moment où Alexandre prononça le serment solennel par lequel il s'engageait à dévouer son temps et sa vie au bonheur de ses peuples, Elisabeth crut entendre la voix de Pr. 104.-FAIRE AVALER LA PILULE À QUELQU'UN.

COMME ON VOIT TOUS SES VOUX L'UN L'AUTRE SE DÉTRUIRE. Racine.CHAQUE MÉTIER A SON APPRENTISSAGE.-Lomb. de Langres.

C'EST MAL JUGER, DANS BIEN DES CAS, QUE DE JUGER SEULEMENT D'APRÈS SOI.- Condillac.

Pr. 105.-IL FAUT AVALER LES PILULES SANS LES MACHER.

ÉLISABETH.

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la clémence qui ordonnait de briser les chaînes de tous les malheureux : elle ne put se contenir plus long-temps. Avec une force surnaturelle, elle écarte la foule, se fait jour à travers les haies de soldats, s'élance vers le trône en s'écriant: "Grâce! grâce!" Cette voix, qui interrompait la cérémonie, causa beaucoup de rumeur; des gardes s'avancèrent et entraînèrent Elisabeth hors de l'église, en dépit de ses prières et des efforts du bon Jacques Rossi. Cependant l'empereur dans un si beau jour ne veut pas avoir été imploré en vain ; il ordonne à un de ses officiers d'aller savoir ce que cette femme demande. L'officier obéit: il sort de l'église, il entend les accents suppliants de l'infortunée qui se débat au milieu des gardes; il tressaille, précipite ses pas, la voit, la reconnaît, et s'écrie : C'est elle; c'est Elisabeth!" La jeune fille ne peut croire à tant de bonheur, elle ne peut croire que Smoloff soit là pour sauver son père; cependant c'est sa voix, ses traits, elle ne peut s'y méprendre; elle le regarde en silence, et étend ses bras vers lui comme s'il venait lui ouvrir les portes du ciel. Il court à elle, hors de lui-même; il lui prend la main, il doute presque de ce qu'il voit : Elisabeth,” lui dit-il, "est-ce bien toi? D'où viens-tu, ange du ciel ?"-"Je viens de Tobolsk."-" De Tobolsk, seule, à pied ?" Il tremblait d'agitation en parlant ainsi. 'Oui," répondit-elle, "je suis venue seule, à pied, pour demander la grâce de mon père, et on m'éloigne du trône, on m'arrache de devant l'empereur." "Viens, viens, Elisabeth," interrompit le jeune homme avec enthousiasme : "c'est moi qui te présenterai à l'empereur; viens lui faire entendre ta voix; viens lui adresser ta prière: il n'y résistera pas." Il écarte les soldats, ramène Elisabeth vers l'église. En ce moment, le cortège impérial défilait par la grande porte; aussitôt que le monarque parut, Smoloff se fit jour jusqu'à lui, en tenant Elisabeth par la main. Il se jette à genoux avec elle, il s'écrie:

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Sire, écoutez-moi, écoutez la voix du malheur, de la vertu : vous voyez devant vous la fille de l'infortuné Stanislas Potowsky. Elle arrive des déserts d'Ischim, où depuis douze ans ses parents languissent dans l'exil; elle est partie seule, sans secours; elle a fait la route à pied, demandant l'aumône, et bravant les rebuts, la misère, les tempêtes, tous les dangers, toutes les fatigues, pour venir implorer à vos

Pr. 106.-C'EST LE PLAIDOYER DES TROIS SOURDS.

C'EST LE CARACTÈRE D'UN ESPRIT LIBRE DE JUGER CE QU'IL HONORE.-La Harpe.

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