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vous dans le ciel, où j'espère être bientôt. En ce moment une voix éloignée, la voix d'un homme qui n'avait pas entendu les paroles du magistrat, et qui probablement s'impatientait, cria :

-Au gibet! au gibet! le shérif!

Ce cri n'eut point d'écho, il souleva même un murmure réprobateur; mais, malgré cela, le shérif comprit que, s'il avançait d'un pas, il était perdu, et qu'à la place où il se trouvait il devait être sauvé ou périr, il continua donc :

— Vous entendez, dit-il, il n'y a pas de temps à perdre, promettez-moi de faire ce que je vous ai demandé, ou je prierai un autre de me rendre ce service; car, vous le voyez, mon heure est venue, et je voudrais être sûr de ce que deviendront mes enfans après ma mort. Si vous avez des enfans, vous devez comprendre ma prière.

Le misérable avait des enfans; il écoutait l'œil fixe et la tête baissée. La voix éloignée cria encore :

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de ses menaces furieuses; mais sauvé par son courage et sa force d'esprit.

Restait le bourreau. C'était un autre sentiment que ceux que nous avons dépeints qui anima les furieux contre lesquels il eut à se défendre. Il avait vu le shérif se sauver, et il comprenait que ce qu'un homme a fait, un autre peut le faire de même, mais il était trop habile pour employer les mêmes moyens. Il comprit qu'à lui, bourreau, être détesté, sorte de monstre social, qui ne tenait à aucune des espèces qu'a créées la société, qu'à lui, proscrit moral du monde qu'il habitait, rien ne pouvait convenir des armes qui avaient sauvé le shérif. Ni sa résignation, ni son calme, ni son éloquent appel de noble paternité ne pouvait le protéger. S'il eût tenté une de ces influences sur ceux qui l'entouraient, la foule lui eût ri au nez, à coup sûr, et ce rire eût été la mort. Quand la foule se retourna vers lui, comme elle avait fait contre le shérif, elle l'entendit poussant à tue-tête le cri deVive le shérif! vive à jamais le shérif!

Quel était le but de Jacques en s'associant à cet élan de la multitude? Son but était de se mettre de moitié dans ses sentimens, afin de discuter sa vieavec elle d'égal à égal. En effet on fut obligé de l'interrompre dans ses cris. Une voix cria:- A ton tour, Jacques! Il parut ne pas la comprendre, et continua de crier avec plus d'enthousiasme encore :- Vive à jamais le shérif!

-Je te dis qu'on va te passer par tes propres outils, lui dit un autre, entendstu, Jacques? Mais Jacques continuait à hurler de plus fort en plus fort: Vive le shérif! vive notre digne shérif!

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lait et leur donnait un nom. Celle-ci s'ap

blait avoir oublié qu'on s'adressât à lui personnellement, c'est que c'eût été une horreur d'arracher un poil de la mousta-là n'était rien moins que ma garniture de

che de ce digne magistrat, tandis que, s'il y a quelque chose de mal dans cette affaire, on ne saurait en accuser que cet infàme Sawton, le gardien des tombeaux de Westminster.

Ce nouvel appât ne fut pas plutôt présenté à la colère de la multitude qu'elle y mordit à toutes dents. En moins de rien, Sawton lui parut être le seul coupable, et le nom de la nouvelle victime, circulant à l'instant de bouche en bouche, on se précipita avec de grands cris du côté de Westminster.

Pendant que la populace courait vers la demeure de Sawton, le malheureux se berçait de milles douces espérances. D'abord il avait calculé le temps minute à minute. Il avait fait une large part pour le trajet de Westminster à Tyburn, une autre part aussi, plus que suffisante, pour la durée de l'exécution; il avait prévu les accidens, les retards, et somme toute, cependant, tout devait être fini à son compte, trajet, exécution, supplice, et il pouvait savourer en paix la possession de ses cinquante guinées. Il s'était donc assis gravement tout seul, devant une table, en face d'une large bouteille d'eau-de-vie. Il en avait d'abord goûté les premières gorgées timidement et l'oreille au guet; mais le temps passant sans rien qui annonçât un malheur, et l'eau-de-vie aidant, il se rassura tout-à-fait et but plus à l'aise qu'il n'avait fait encore. Doucement, et par succession rapide de petites réflexions et de petits coups d'alcool, il se mit dans un état de satisfaction rieuse et bavarde qui n'était pas sans charme. Il tira de son coffre la bourse aux cinquante guinées, la répandit sur la table, et joua, à lui tout seul, avec ces adorables pièces d'or. Il les considérait et les étudiait sur leurs deux faces et sur leur cordon ; il leur par

pelait mon beau pourpoint fourré, celle

buffet en étain luisant; cette autre pourrait bien s'appeler chemises de toile de Flandre, et cette belle, toute neuve, suffirait à défrayer un dîner à la taverne du roi Henri, avec quelque joyeuse commère du quartier. Et tout en devisant avec sa fortune, le bonhomme buvait coup sur coup, pas beaucoup à la fois, mais souvent, mais toujours; et, par ce procédé régulier, il arriva à une contemplation béate et immobile de son or, qu'il avait réuni dans une seule masse. L'œil demi-fermé, la tête penchée sur sa poitrine, la bouche entre ouverte, la langue épaisse, la lèvre pendante, la parole obtuse, ravi, extasié, heureux enfin, il en était là de sa solitaire jouissance, lorsque des coups violens ébranlèrent sa porte, et que des cris plus violens l'appelèrent dans la rue.

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Dans l'état où il était, ce fut d'abord à peine s'il fit attention à ce bruit importun; il pensa que c'étaient quelques curieux qui voulaient visiter le monument voisin, et riant en lui-même, il dit comme si l'on pouvait l'entendre:

-

-Frappez! frappez! vous êtes bien sots de penser que je vais me déranger pour quelques méchans demi-schellings qu'on me donnera peut-être.

Mais déjà la porte était enfoncée; car la multitude, qui devait supposer que Sawton avait entendu son approche et qu'il refusait d'ouvrir, se hâta d'en finir avec lui. A l'aspect d'une demi-douzaine de forcenés qui entrèrent à la fois dans la chambre où il se trouvait, il se jeta sur son or pour le dérober à leurs regards; mais il n'était plus temps, et cette précaution qu'il avait voulu prendre comme d'instinct, car il était dans un état complet d'ivresse, parut une accusation et un aveu sans réplique à ceux qui s'étaient faits

ses juges. En moins de rien la table fut renversée, l'or éparpillé et disparu, et Sawton, jeté hors de sa maison, roula de mains en mains, et arriva presqu'en face de Jacques, le bourreau.

Ce jeu n'était que le prélude du divertissement que la populace avait imaginé chemin faisant. Elle entendit que Sawton fût soumis à la torture pour avouer le crime dont il était sans doute coupable, et ordonna au bourreau de la lui infliger, en ayant soin surtout de choisir le supplice le plus curieux. Faut-il peindre maintenant cette meute d'hommes aboyant autour d'un homme ivre, l'agaçant, riant de ses chutes, l'invitant à la joie, et lui annonçant qu'il marche à une fête, et répondant à ses questions sur cette fête : tu y seras, tu y seras! Atroce et ignoble plaisanterie qu'on applaudit dans l'Iphigénie de Racine où Agamemnon la dit à son enfant douce et bien aimée.

Ainsi courant ainsi dansant, ainsi chantant, ils arrivèrent à la maison du bourreau, où se trouvaient les instrumens de torture; mais c'était pour trop peu de spectateurs que ce spectacle eût été donné, et si cela se fût passé dans cette chambre fermée, ceux de la rue eussent été jaloux. Une idée soudaine, lumineuse, jaillit à l'esprit de quelques-uns, et immédiatement adoptée par tous, reçoit une merveilleuse exécution. Aussitôt le travail commence, des centaines d'hommes avec un ordre, avec une intelligence parfaite, défont le toit de la maison; d'abord les tuiles disparaissent, puis les lattes et la charpente: le plafond inférieur qu'elles soutenaient est aussi détruit. La salle de spectacle se trouve ainsi découverte, et en moins de temps peut-être que nous n'en mettons à l'écrire, la maison se trouva démolie jusqu'au niveau du plancher du premier étage. Toutes les maisons environnantes se hérissèrent de têtes et de curieux; les toits étaient couverts d'hommes

et d'enfans, tenus les uns aux autres par

une espèce d'enchantement; les fenêtres étaient garnies jusqu'au sommet de têtes échelonnées les unes sur les autres; chaque lucarne avait ses yeux ardens qui brillaient dans son étroite embrasure; chaque aspérité où pouvait se tenir un pied soutenait un homme, et à chaque trou où une main pouvait se glisser, un enfant était suspendu.

Est-ce encore une description à faire que la torture infligée à un homme ? C'est horreur sur horreur, sans doute, mais c'est nécessité; car nulle occasion au monde n'a peut-être été si favorable à montrer jusqu'où les égaremens du peuple peuvent aller, lorsqu'il subit l'influence d'un gouvernement sans humanité ni pudeur, lorsqu'il ne reçoit de ceux qui devraient lui enseigner le respect des lois et la modération qu'un exemple des caprices absolus et de la vengeance à tout prix. Cependant nous ne suivrons pas chaque mouvement du bourreau; nous ne répéterons pas chaque mouvement de la victime, d'abord elle voulut échapper, non par un sentiment de frayeur, mais parce qu'il lui paraissait joyeux de courir ainsi et de se faire poursuivre.

Le bourreau eut bientôt atteint Sawton. La foule, qui riait de leur course, fut bientôt attentive lorsque le bourreau eut assis le patient dans une chaise. A peine y fut-il placé que Jacques prit une de ses jambes qu'il plaça entre deux petites planches qu'il serra avec des cordes d'un bout à l'autre. Sawton, qui n'y comprenait rien, se laissait faire et riait de cette opération. Le bourreau fit de même pour l'autre jambe, et la mit, comme la première, entre deux planches. Sawton se réjouissait et riait aux éclats en frappant ses jambes l'une contre l'autre. La foule riait aussi; elle eût ri encore long-temps, si un cri perçant, affreux, terrible, ne l'eut tout-à-coup interrompue. Le bourreau avait fait signe à Simon, son fils, de lui apporter un coin,

il l'avait présenté sur les bords des planches qui encaissaient les jambes de Sawton, et frappant un coup de masse sur le coin, il l'avait fait pénétrer entre les planches. La douleur fut atroce, le cri épouvantable.

A partir de ce moment ce fut comme un effroyable dialogue entre les coups de masse et les cris de Sawton. Interrogez-le, interrogez-le! disent quelques voix. Le bourreau s'arrêta et demanda à Sawton quels étaient ses complices. Des cris de rage et de douleur lui répondirent seulement. Jacques s'apprêtait à enfoncer le coin de quelques lignes encore. Autre chose, cria la foule. Et Jacques se prépara à infliger un autre supplice au gardien.

Cependant tant de douleurs ne l'avaient pas en vain assailli. Elles avaient horriblement dissipé la fumée de l'ivresse. Peutêtre même un interrogatoire habilement dirigé eût tout-à-fait éclairé Sawton et on eût obtenu un aveu; mais il n'en devait pas être ainsi. Il fut étendu sur le dos, lié de manière à ne pouvoir ni fuir ni remuer, la tête élevée sur un petit carré de bois comme sur un traversin; le bourreau se servait d'un instrument qu'on ne pouvoit mieux comparer qu'à une de ces balances dont on se sert sur nos comptoirs, mais dans de plus grandes dimensions. Mais aux deux extrémités du balancier, au lieu des chaînes qui soutiennent le · plateau, pendait une baguette en acier mince et flexible, et au bout de cette tringle une petite boule en plomb.

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La foule était désappointée: ce n'était point là ce qu'elle avait imaginé. Ce supplice froid, sans mouvement, sans combat, n'avait rien d'attrayant, ni d'amusant, s'il faut dire le mot, et elle conçut une espèce d'horreur pour ce qu'elle avait fait. Mais comme il n'entre dans nul esprit humain, fât-ce celui d'un homme ou celui de vingt mille, de reconnaître tout de suite un tort, la foule s'excusa son action par l'espoir d'une révélation, et se dit en soi qu'elle ne serait point coupable si Sawton avouait le nom d'un complice, et si elle découvrait une juste vengeance à exercer. Elle cria donc au bourreau d'interroger Sawton. Quand on lui demanda s'il voulait découvrir ses complices, il murmura un nom. On l'entendit mal, mais on entendit qu'il parlait. Il se fit un prodigieux silence, et ces mots arrivèrent à quelques oreilles :

C'est Richard Barkstead qui m'a donné cinquante guinées. - Richard! répéta la multitude avec un accent de triomphe. Chez Richard! mort à Richard!

Et dans un moment toute la foule se détacha des maisons où elle était suspendue pour s'élancer vers la demeure de Richard. Le misérable gardien laissé étendu par terre, évité un moment pendant qu'il y avait assez de place pour lui et pour les autres, fut bientôt heurté du pied, et lorsque la foule se pressant sur la planche fut tellement serrée que chacun avait à peine la place de ses

peine la place de ses pieds, on lui marcha sur le corps, on le foula indifféremment,

et on finit par l'écraser sans rien de cette fureur qu'on avait montrée contre son prétendu crime, ni de cette pitié qu'avaient ensuite inspirée ses terribles souffrances.

Le cours de la foule se rétablissait insensiblement, et les cris de Meure Richard! chez Richard! d'abord isolés, s'étaient réunis dans une acclamation de réprobation universelle. Enfin, comme une masse d'eau qui tourbillonne dans une écluse, tant que les fissures des portes ne lui laissent qu'une pénible issue, et qui se verse avec un choc effrayant quand ces portes s'ouvrent tout-à-fait, la multitude, une fois que le passage fut frayé, se rua, plus furieuse que jamais, vers la rue qui conduisait chez Richard.

Enfin elle croit avoir atteint le vrai coupable, et, pour celui-là, il n'y aura rien d'assez cruel, tout sera juste, sans doute. On court, on s'élance, on approche. Les plus frénétiques atteignent l'extrémité de la rue où est située la maison. Ils appellent la foule à grands cris; ils s'élancent de nouveau, et arrivent jusqu'à la maison proscrite. Aussitôt ils montent vers la porte pour la heurter, et le premier qui lève la main recule épouvanté ; d'autres arrivent, ils excitent ceux qui sont devant eux, les pressent, les culbutent, et quand❘ ils sont à leur tour en face de la porte, ils reculent comme ceux qui les précédaient, et comme eux ils se taisent.

Cependant la foule, engagée dans cette longue rue, s'impatiente et veut approcher, car elle n'entend pas encore crier les membrures des toits, elle ne voit voler ni les tuiles, ni s'agiter les victimes. Les premiers passent, et ceux qui les poussaient arrivent, regardent à leur tour, et passent de même. Seulement, à mesure qu'ils envisagent cette porte, un cri sourd d'effroi et d'étonnement s'échappe d'eux pendant qu'ils fuient. Ainsi la foule, toujours poussée et toujours fuyant, passe dans la rue comme un torrent. Dans toute

sa longueur elle en bat les côtés, elle en heurte les bords, elle la remplit dans toute sa largeur; mais, arrivée devant la porte de Richard, à quelque pas avant et après, elle se creuse, s'éloigne du mur et fait une sorte de courbure, comme l'eau d'une rivière, chassée du bord par un éperon armé de poutres et chargé de pierres.

Quelle puissance surhumaine, quel bras de fer inflexible écartait donc cette masse vivante et terrible, et la faisait ployer en avant de cette porte? quel respect, quel sentiment sacré l'écartait ainsi de ses sentimens homicides? était-ce quelque objet du culte religieux ? quelque vénérable signe de pouvoir? quelque ordre d'un magistrat, affiché là et respecté sous le sceau des armes de Londres? Non, rien de tout cela n'eût retenu la foule, rien de ce qui ordinairement imposait à la turbulence n'eût suffi à cette heure, où elle avait brisé tous les liens de l'obéissance et de l'ordre. Une résistance de cette sorte n'eût fait qu'exaspérer ses fureurs; et, au lieu de fuir, de s'échapper et de se disséminer au bout de cette rue, comme il arrivait, saus oser s'entre-regarder, morne, taciturne, éperdue, elle eût fait un jouet ou une victime de plus de ce qu'on eût opposé à sa volonté souveraine ! Qu'était-ce donc? et pourquoi ce flot humain, toujours poussé en avant, arrivant furieux et frénétique à cette maison, semblait-il se calmer dès qu'il en voyait la porte? pourquoi s'écartait-il, muet et épouvanté, quand il passait devant elle? et pourquoi fuyait-il, tout haletant d'effroi, dès qu'il l'avait dépassée ? qu'y avait-il donc là de si épouvantable et de plus fort que tout un peuple?

Ce n'était qu'un signe, rien qu'une image, rien qu'une croix rouge, qui voulait dire à tous ceux qui la voyaient : -Ceci est une maison de pestiférés. M. FRÉDÉRIC SOULIÉ.

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