brage ma porte. Encore ce petit plaisir, et je mourrai content. S'il ne te faut que cela, dit la Mort, je veux bien te satisfaire ; « Et elle monta dans l'oranger pour cueillir une orange; mais lorsqu'elle voulut descendre, elle ne le put pas; Federigo s'y opposait. -Ah! Federigo, tu m'as trompée, s'écria-t-elle; je suis maintenant en ta puissance; mais rends-moi la liberté, et je te promets dix ans de vie. » - Dix ans ! voilà grand'chose! dit Federigo. Si tu veux descendre, ma mie, il faut être plus libérale. -Je t'en donnerai vingt. Que veux-tu? j'aime à vivre. - Allons, va pour cent ans, dit la Mort, il faut bien en passer par là, et elle put aussitôt descendre. Dès qu'elle fut partie, Federigo se leva dans un état de santé parfaite, et commença une nouvelle vie avec la force d'un jeune homme et l'expérience d'un vieillard. Tout ce que l'on sait de cette nouvelle existence est qu'il continua à satisfaire curieusement toutes ses passions, et particulièrement ses appétits charnels, faisant un peu de bien quand l'occasion s'en présentait; mais sans plus songer à son salut que pendant que pendant sa première vie. Les cent ans révolus, la Mort vint de nouveau frapper à sa porte, et le trouva dans son lit. -Es-tu prêt? lui dit-elle. - J'ai envoyé chercher mon confesseur, répondit Federigo; assieds-toi près du feu, jusqu'à ce qu'il vienne. Je n'attends que l'absolution pour m'élancer avec toi dans l'éternité. La Mort, qui était bonne personne, La mort vit bien qu'elle était retenue sur l'escabeau, comme autrefois sur l'oranger par une puissance surnaturelle; mais, dans sa fureur, elle ne voulait rien accorder. -Je sais un moyen de te rendre raisonnable, dit Federigo, et il fit jeter trois fagots sur le feu. La flamme eut en un moment rempli toute la cheminée, en sorte que la Mort était au supplice. -Grâce, grâce ! s'écria-t-elle en sentant brûler ses vieux os; je te promets quarante ans de santé ! A ces mots, Federigo dénoua le charme, et la Mort s'enfuit à demi rôtie. Au bout du terme, elle revint chercher son homme, qui l'attendait de pied ferme, un sac sur le dos. Federigo le joueur, répondit la Mort. N'ouvrez pas, s'écria Pluton, qui se rappela aussitôt les douze parties qu'il avait perdues : ce coquin-là dépeuplerait mon empire. Pluton refusant d'ouvrir, la Mort transporta son prisonnier aux portes du purgatoire; mais l'ange de garde lui en interdit l'entrée, ayant reconnu qu'il se trouvait en état de péché mortel. Il fallut donc à toutes forces et au grand regret de la Mort, qui en voulait à Federigo, diriger le convoi vers les régions célestes. -Qui es-tu? dit saint Pierre à Federigo, quand la Mort l'eut déposé à l'entrée du paradis. -Votre ancien hôte, répondit-il, qui vous régala jadis du produit de sa chasse. Jésus-Christ de ton arrivée : nous verrons ce qu'il dira. Notre-Seigneur, étant averti, vint à la porte du paradis, où il trouva Federigo à genoux sur le seuil, avec ses douze ames, six de chaque côté. Lors, se laissant toucher de compassion: Passe encore pour toi, dit-il à Federigo; mais ces douze ames que l'enfer réclame, je ne saurais en conscience les laisser entrer. - Eh quoi! Seigneur, dit Federigo, lorsque j'eus l'honneur de vous recevoir dans ma maison, n'étiez-vous pas accompagné de douze voyageurs que j'ai accueillis, ainsi que vous, du mieux qu'il me fut possible? - Il n'y a pas moyen de résister à cet homme, dit Jésus-Christ: entrez donc, puisque vous voilà; mais ne vous vantez pas de la grâce que je vous fais, elle serait de mauvais exemple. P. MERIMÉE. PAUL ET VIRGINIE.] Sur le côté oriental de la montagne, qui s'élève derrière le Port-Louis de l'Ilede-France, on voit sur un terrain, jadis cultivé, les ruines de deux petites cabanes. Elles sont situées presque au milieu du bassin, formé par de grands rochers, qui n'a qu'une seule ouverture tournée au nord. De cette ouverture on aperçoit, sur la gauche, la montagne appelée le Morne de la découverte, d'où l'on signale les vaisseaux qui abordent dans l'île, et au bas de cette montagne, la ville nommée le Port-Louis; sur la droite, le chemin qui mène du Port-Louis au quartier des Pamplemousses; ensuite l'église de ce nom, qui s'élève avec ses avenues de bambous, au milieu d'une grande plaine; et plus pa loin, une forêt qui s'étend jusqu'aux extrémités de l'île. On distingue devant soi, sur les bords de la mer, la baie du tombeau; un peu sur la droite, le cap Malheureux; et au-delà la pleine mer, où raissent à fleur d'eau quelques îlôts inhabités, entre autres le coin de mire, qui ressemble à un bastion au milieu des flots. A l'entrée de ce bassin, d'où l'on découvre tant d'objets, les échos de la montagne répètent sans cesse le bruit des vents qui agitent les forêts voisines, et le fracas des vagues qui se brisent au loin sur les rescifs; mais au pied même des cabanes, on n'entend plus aucun bruit, et on ne voit autour de soi que de grands rochers escarpés comme des murailles. Des bouquets d'arbres croissent à leurs bases, dans leurs fentes et jusque sur leurs cimes où s'arrêtent les nuages. Les pluies, que leurs pitons attirent, peignent souvent les couleurs de l'arc-en-ciel sur leurs flancs verts et bruns, et entretiennent à leurs pieds les sources dont se forme la petite rivière des Lataniers. Un grand silence règne dans leur enceinte, où tout est paisible, l'air, les eaux et la lumière. A peine l'écho y répète le murmure des palmistes qui croissent sur leurs plateaux élevés, et dont on voit les longues flèches toujours balancées par les vents. Un jour doux éclaire le fond de ce bassin, où le soleil ne luit qu'à midi; mais dès l'aurore ses rayons en frappent le couronnement, dont les pieds, s'élevant au-dessus des ombres de la montagne, paraissent d'or et de pourpre sur l'azur des cieux. un bâton de bois d'ébène. Ses cheveux étaient tout blancs, et sa physionomie noble et sainte. Je le saluai avec respect. Il me rendit mon salut; et m'ayant considéré un moment, il s'approcha de moi, et vint se reposer sur le tertre sur lequel j'étais assis. Excité par cette marque de confiance, je lui adressai la parole: Mon père, lui dis-je, pourriez-vous m'apprendre à qui ont appartenu ces deux cabanes? Ꭹ Il me répondit: -Mon fils, ces masures et ce terrain inculte étaient habités, il y a environ vingt ans, par deux familles qui avaient trouvé le bonheur. Leur histoire est touchante; mais dans cette île, située sur la route des Indes, quel Européen peut s'intéresser au sort de quelques particuliers obscurs? qui voudrait même y vivre heureux, mais pauvre et ignoré? Les hommes ne veulent connaître que l'histoire des grands et des rois qui ne sert à personne. Mon père, repris-je, il est aisé de juger à votre air et à vos discours que vous avez acquis une grande expérience. Si vous en avez le temps, racontez-moi, je vous prie, ce que vous savez des anciens habitans de ce désert, et croyez que l'homme même le plus dépravé par les préjugés du monde, aime à entendre parler du bonheur que donnent la nature et la vertu. Alors comme quelqu'un qui cherche à se rappeler diverses circonstances, après avoir appuyé quelque temps ses mains sur son front, voici ce que ce vieillard me raconta : III En 1726, un jeune homme de Normandie, appelé M. de La Tour, après avoir sollicité en vain du service en France, et des secours dans sa famille, se détermina à venir dans cette île pour y chercher fortune. Il avait avec lui une jeune femme qu'il aimait beaucoup, et dont il était également aimé. Elle était d'une ancienne et riche maison de sa province; mais il l'avait épousée en secret et sans dot, parce J'aimais à me rendre dans ce lieu où l'on jouit à la fois d'une vue immense et d'une solitude profonde. Un jour que j'étais assis au pied de ces cabanes, et que j'en considérais les ruines, un homme déjà sur l'âge vint à passer aux environs; il était, suivant la coutume des anciens habitans, en petite veste et en long caleçon. Il marchait nu-pieds, et s'appuyait sur que les parens de sa femme s'étaient opposés à son mariage, attendu qu'il n'était pas gentilhomme. Il la laissa au Port-Louis de cette île, et il s'embarqua pour Madagascar, dans l'espérance d'y acheter quelques noirs, et de revenir promptement ici former une habitation. Il débarqua à Madagascar, vers la mauvaise saison qui commence à la mi-octobre, et peu de temps après son arrivée, il y mourut des fièvres pestilentielles qui y règnent pendant six mois de l'année, et qui empêcheront toujours les nations européennes d'y faire des établissemens fixes. Les effets qu'il avait emportés avec lui furent dispersés après sa mort, comme il arrive ordinairement à ceux qui meurent hors de leur patrie. Sa femme, restée à l'Ile-de-France, se trouva veuve, enceinte, et n'ayant pour tout bien au monde qu'une négresse, dans un pays où elle n'avait ni crédit, ni recommandation. Ne voulant rien solliciter auprès d'aucun homme, après la mort de celui qu'elle avait uniquement aimé, son malheur lui donna du courage. Elle résolut de cultiver avec son esclave un petit coin de terre, afin de se procurer de quoi vivre. Dans une île presque déserte, dont le terrain était à discrétion, elle ne choisit point les cantons les plus fertiles ni les plus favorables au commerce; mais cherchant quelque gorge de montague, quelque asile caché, où elle pût vivre seule et inconnue, elle s'achemina de la ville vers ces rochers, pour s'y retirer comme dans un nid. C'est un instinct commun à tous les êtres sensibles et souffrans de se réfugier dans les lieux les plus sauvages et les plus déserts, comme si des rochers étaient des remparts contre l'infortune, et comme si le calme de la nature pouvait apaiser les troubles malheureux de l'ame; mais la Providence qui vient à notre secours, lorsque nous ne voulons que les biens nécessaires, en réservait un à madame de La Tour, que ne donnent ni les richesses, ni la grandeur, c'était une amie. Dans ce lieu, depuis un an, demeurait une femme vive, bonne et sensible; elle s'appelait Marguerite. Elle était née en Bretagne, d'une simple famille de paysans, dont elle était chérie, et qui l'aurait rendue heureuse, si elle n'avait eu la faiblesse d'ajouter foi à l'amour d'un gentilhomme de son voisinage, qui lui avait promis de l'épouser; mais il s'éloigna bientôt d'elle, et lui refusa même de lui assurer une subsistance pour son enfant. Elle s'était déterminée alors à quitter pour toujours le village où elle était née, et à fuir aux colonies, loin de son pays. Un vieux noir, qu'elle avait acquis de quelques deniers empruntés, cultivait avec elle un petit coin de ce canton. Madame de La Tour, suivie de sa négresse, trouva dans ces lieux Marguerite qui allaitait son enfant. Elle fut charmée de rencontrer une femme dans une position qu'elle jugea semblable à la sienne. Elle lui parla en peu de mots de sa condition passée et de ses besoins présens. Marguerite, au récit de madame de La Tour, fut émue de pitié, elle ne lui déguisa rien, et lui offrit en pleurant, sa cabane et son amitié. Madame de La Tour, touchée d'un accueil si tendre, lui dit, en la serrant dans ses bras: « Ah! Dieu veut finir mes peines, puisqu'il vous inspire plus de bonté envers moi qui suis étrangère, que jamais je n'en ai trouvé dans mes parens. >>> Je connaissais Marguerite; et quoique je demeure à une lieue et demie d'ici, je me regardais comme son voisin. Dans les villes d'Europe, une rue, un simple mur, empêche les membres d'une même famille de se réunir pendant des années entières; mais dans les colonies nouvelles, on considère comme ses voisins, ceux dont on n'est séparé que par des bois et par des montagnes. Dans ce temps-là surtout, où cette île faisait peu de commerce aux Indes, le simple voisinage y était un titre d'amitié, et l'hospitalité envers les étrangers un devoir et un plaisir. Lorsque j'appris que ma voisine avait une compagne, je fus la voir pour tâcher d'être utile à l'une et à l'autre. Je trouvai dans madame de La Tour une personne d'une figure intéressante, pleine de noblesse et de mélancolie. Elle était alors sur le point d'accoucher. Je dis à ces deux dames, qu'il convenait, pour l'intérêt de leurs enfans, et surtout pour empêcher l'établissement de quelque autre habitant, de partager entre elles le fond de ce bassin, qui contient environ vingt arpens. Elles s'en rapportèrent à moi pour ce partage; j'en formai deux portions à peu près égales; l'une renfermait la partie supérieure de cette enceinte, depuis ce piton de rocher couvert de nuages, d'où sort la source de la rivière des Lataniers, jusqu'à cette ouverture escarpée que vous voyez au haut de la montagne, et qu'on appelle l'embrasure, parce qu'elle ressemble en effet à une embrasure de canon. Le fond de ce sol est si rempli de rochers et de ravins, qu'à peine on peut y marcher; cependant il produit de grands arbres, et il est rempli de fontaines et de petits ruisseaux. Dans l'autre portion je compris toute la partie inférieure qui s'étend le long de la rivière des Lataniers, jusqu'à l'ouverture où nous sommes, d'où cette rivière commence à couler entre deux collines jusqu'à la mer. Vous y voyez quelques lisières de prairies, et un terrain' assez uni, mais qui n'est guère meilleur que l'autre; car, dans la saison des pluies, il est marécageux; et dans la sécheresse, il est dur comme du plomb. Quand on y veut alors ouvrir une tranchée, on est obligé de le couper avec des haches. Après avoir fait ces deux partages, j'engageai ces deux dames à les tirer au sort; la partie supérieure échut à madame de La Tour, et l'inférieure à Marguerite; l'une et l'autre furent contentes de leur lot; mais elles me prièrent de ne pas me séparer de leur demeure, « afin, mê dirent-elles, que nous puissions toujours nous voir, nous parler et nous entr'aider. » Il fallait cependant à chacune d'elles une retraite particulière. La case de Marguerite se trouvait au milieu du bassin, précisément sur les limites de son terrain. Je bâtis tout auprès, sur celui de madame de La Tour, une autre case, en sorte que ces deux amies étaient à la fois dans le voisinage l'une de l'autre, et sur la propriété de leurs familles ; moi-même j'ai coupé des palissades dans la montagne; j'ai apporté des feuilles de lataniers des bords de la mer, pour construiré ces deux cabanes, où vous ne voyez plus maintenant, mi porte ni couverture. Hélas! il n'en reste encore que trop pour m'en souvenir !Le temps qui détruit si rapidement les monumens des empires, semble respecter dans ces déserts, ceux de l'amitié, pour perpétuer mes regrets jusqu'à la fin de ma vie. A peine la seconde de ces cabanes était achevée, que madame de La Tour accoucha d'une fille. J'avais été le parrain de l'enfant de Marguerite, qui s'appelait Paul; madame de La Tour me pria aussi de nommer sa fille conjointement avec son amie. Celle-ci lui donna le nom de Virginie. Elle sera vertueuse, dit-elle, et elle sera heureuse; je n'ai connu le malheur qu'en cessant de l'être. Lorsque madame de La Tour fut relevée de ses couches, ces deux petites habitations commencèrent à être de quelque rapport, à l'aide des soins que j'y donnais de temps en temps, mais surtout par les travaux assidus de leurs esclaves. Celui de Marguerite, appelé Domingue, était un noir jolof, encore robuste, quoique déjà sur l'âge. Il avait de l'expérience et un bon sens naturel; il cultivait indifféremment sur les deux habitations les terrains qui lui semblaient les plus fertiles, et il y mettait les semences qui leur convenaient le |