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ramides de rochers où se rassemblent les nuages.

Ce fut donc dans ces plaines où je conduisis Paul. Je le tenais sans cesse en action, marchant avec lui au soleil et à la pluie, de jour et de nuit, l'égarant exprès dans les bois, les défrichés, les champs, afin de distraire son esprit par les fatigues de son corps, et de donner le change à ses réflexions par l'ignorance du lieu où nous étions, et du chemin que nous avions perdu. Mais l'ame d'un ami retrouve partout les traces de l'objet aimé ! La nuit et le jour, le calme des solitudes et le bruit des habitations, le temps même qui emporte tant de souvenirs, rien ne peut l'en écarter. Comme l'aiguille touchée de l'aimant, elle a beau être agitée, dès qu'elle rentre dans son repos, elle se tourne vers le pôle qui l'attire. Quand je demandais à Paul, égaré au milieu des plaines :

Où irons-nous nous maintenant? Il se tournait vers le nord et me disait:-Voilà nos montagnes, retournons-y.

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pour

La mort, mon fils, est un bien tous les hommes. Elle est la nuit de ce jour inquiet qu'on appelle la vie. C'est dans le sommeil de la mort que reposent pour jamais les maladies, les douleurs, les chagrins, les craintes qui agitent sans cesse les malheureux vivans. Examinez les hommnes qui paraissent les plus heureux : vous verrez qu'ils ont acheté leur prétendu bonheur bien chèrement; la considération publique, par des maux domestiques; la fortune, par la perte de la santé ; le plaisir si rare d'être aimé, par des sacrifices continuels et souvent à la fin d'une vie sacrifiée aux intérêts d'autrui, ils ne voient autour d'eux que des amis faux et des pa

rens ingrats. Mais Virginie a été heureuse jusqu'au dernier moment. Elle l'a été avec nous par les biens de la nature, loin de nous par ceux de la vertu : et même dans le moment terrible où nous l'avons vue périr, elle était encore heureuse; car soit qu'elle jetàt les yeux sur une colonie entière à qui elle causait une désolation universelle, ou sur vous qui couriez avec tant d'intrépidité à son secours, elle a vu combien elle nous était chère à tous. Elle s'est fortifiée contre l'avenir, par le souvenir de l'innocence de sa vie, et elle a reçu alors le prix que le ciel réserve à la vertu, un courage supérieur au danger. Elle a pré~ senté à la mort un visage serein.

Mais Virginie existe encore. Mon fils, voyez que tout change sur la terre, et que rien ne s'y perd. Aucun art humain ne pourrait anéantir la plus petite particule de matière; et ce qui fut raisonnable, ser sible, aimant, vertueux, religieux, aurait péri, lorsque les élémens dont il était revêtu sont indestructibles! Ah! si Virginie a été heureuse avec nous, elle l'est maintenant bien davantage. Il y a un Dieu, mon fils toute la nature l'annonce, je n'ai pas besoin de vous le prouver. Il n'y a que la méchanceté des hommes qui leur fasse nier une justice qu'ils craignent. Son sentiment est dans votre cœur, ainsi que ses ouvrages sont sous vos yeux. Croyezvous donc qu'il laisse Virginie sans récompense?

Virginie maintenant est heureuse. Ah! si du séjour des anges elle pouvait se communiquer à vous, elle vous dirait, comme dans ses adieux: Oh! Paul! la vie n'est qu'une épreuve. J'ai été trouvée fidèle aux lois de la nature et de la vertu. J'ai traversé les mers pour obéir à mes parens; j'ai renoncé aux richesses pour conserver ma foi. Le ciel a trouvé ma carrière suffisamment remplie. J'ai échappé pour toujours à la pauvreté, à la calomnie, aux tempêtes, aux spec

tacles des douleurs d'autrui. Aucun des maux qui effraient les hommes ne peut plus désormais m'atteindre, et vous me plaignez!

Ma propre émotion mit fin à mon dis

cours.

Je ramenai Paul à son habitation. J'y trouvai sa mère et madame de la Tour dans un état de langueur qui avait encore augmenté. Marguerite était la plus abattue. Les caractères vifs, sur lesquels glissent les peines légères, sont ceux qui résistent le moins aux grands chagrins.

Elle me dit: O mon bon voisin! il m'a semblé cette nuit voir Virginie, vêtue de blanc, au milieu de bocages et de jardins délicieux. Elle m'a dit: Je jouis d'un

bonheur digne d'envie. Ensuite, elle s'est approchée de Paul d'un air riant, et l'a enlevé avec elle. Comme je m'efforçais de retenir mon fils, j'ai senti que je quittais moi-même la terre, et que le suivais avec un plaisir inexprimable. Alors j'ai voulu dire adieu à mon amie, mais je l'ai vue qui nous suivait avec Marie et Domingue. Mais ce que je trouve encore de plus étrange c'est que madame de la Tour a fait, cette même nuit, un songe accompagné des mêmes circonstances.

Je lui répondis-Mon amie, je crois que rien n'arrive dans le monde sans la permission de Dieu, les songes annoncent quelquefois la vérité.

Pourquoi douter des songes? la vie, remplie de tant de projets passagers et vains, est-elle autre chose qu'un songe?

Quoi qu'il en soit, celui de mes amies infortunées se réalisa bientôt. Paul mourut deux mois après la mort de sa chère Virginie, dont il prononçait sans cesse le nom. Marguerite vit venir sa fin huit jours après celle de son fils, avec une joie qu'il n'est donné qu'à la vertu d'éprouver. Elle fit les plus tendres adieux à madame de la Tour. Dans l'espérance, lui dit

elle, d'une douce et éternelle réunion, la mort est le plus grand des biens, ajouta-t-elle, on doit la désirer; si la vie est une punition, on doit en souhaiter la fin; si c'est une épreuve, on doit la demander

courte.

Le gouvernement prit soin de Domningue et de Marie, qui n'étaient plus en état de servir, et qui ne survécurent pas longtemps à leur maîtresse. Pour le pauvre fidèle, le chien de Paul, il était mort de langueur, à peu près dans le même temps que son maître.

J'emmenai chez moi madame de la Tour, qui se soutenait au milieu de si grandes pertes avec une grandeur d'ame incroyable. Elle avait consolé Paul et Marguerite jusqu'au dernier instant, comme si elle n'avait eu que leur malheur à supporter. Quand elle ne les vit plus, elle m'en parlait chaque jour comme d'amis chéris qui étaient dans le voisinage. Cependant elle ne leur survécut que d'un mois. Quant à sa tante, loin de lui reprocher ses maux, elle priait Dieu de les lui pardonner, et d'apaiser les troubles affreux d'esprit, où nous apprîmes qu'elle était tombée immédiatement après qu'elle eut renvoyé Virginie avec tant d'inhumanité.

Cette parente dénaturée ne porta pas loin la punition de sa dureté. J'appris par l'arrivée successive de plusieurs vaisseaux qu'elle était agitée de vapeurs qui lui rendaient la vie et la mort également insupportables. Tantôt elle se reprochait la fin prématurée de sa charmante petite nièce, et la perte de sa mère qui s'en était suivie; tantôt elle s'applaudissait d'avoir repoussé loin d'elles deux malheureuses, qui, disaitelle, avaient déshonoré sa maison par la bassesse de leurs inclinations. Quelquefois, se mettant en fureur à la vue de ce grand nombre de misérables dont Paris est rempli: » Que n'envoie-t-on pas, s'écriat-elle, ces fainéans périr dans nos colonies? « Elle ajoutait que les idées d'hu

manité, de vertu, de religion, adoptées par tous les peuples, n'étaient que des inventions de la politique de leurs princes; puis, se jetant tout à coup dans une extrémité opposée, elle s'abandonnait à des terreurs superstitieuses qui la remplissaient de frayeurs mortelles.

Mais ce qui acheva la fin d'une si déplorable existence fut le sujet même auquel elle avait sacrifié les sentimens de la nature. Elle eut le chagrin de voir que sa fortune passerait après elle à des parens qu'elle haïssait. Elle chercha donc à en aliéner la meilleure partie; mais ceux-ci, profitant des accès de vapeurs auxquels elle était sujette, la firent renfermer comme folle, et mettre ses biens en direction. Ainsi ses richesses mêmes achevèrent sa perte; et comme elles avaient endurci le cœur de celle qui les possédait, elles dénaturèrent de même le cœur de ceux qui les désiraient. Elle mourut donc, et, ce qui est le comble du malheur, avec assez d'usage de sa raison pour connaître qu'elle était connaître qu'elle était dépouillée et méprisée par les mêmes personnes dont l'opinion l'avait dirigée toute sa vie.

On a mis auprès de Virginie, au pied des mêmes roseaux, son ami Paul, et autour d'eux leurs tendres mères et leurs fidèles serviteurs. On n'a point élevé de marbres sur leurs humbles tertres, ni gravé d'inscriptions à leurs vertus; mais leur mémoire est restée ineffaçable dans le cœur de ceux qu'ils ont obligés. Leurs ombres n'ont pas besoin de l'éclat qu'ils ont fui pendant leur vie; mais si elles s'intéressent encore à ce qui se passe sur la terre, sans doute elles aiment à errer sous les toits de chaume qu'habite la vertu laborieuse; à consoler la pauvreté mécontente de son sort; à nourrir dans les jeunes ames le goût des biens naturels, l'amour du travail et la crainte des richesses.

La voix du peuple, qui se tait sur les monumens élevés à la gloire des rois, a

donné à quelques parties de cette île des noms qui éterniseront la perte de Virginie. On voit près de l'île d'Ambre, au milieu des écueils, un lieu appelé la passe du Saint-Géran, du nom de ce vaisseau qui y périt en la ramenant d'Europe. L'extrémité de cette longue pointe de terre que vous apercevez à troies lieues d'ici à demi couverte des flots de la mer, que le Saint-Géran ne put doubler la veille de l'ouragan pour entrer dans le port, s'appelle le cap malheureux; et voici devant nous, au bout de ce vallon, la Baie du tombeau, où Virginie fut trouvée ensevelie dans le sable, comme si la mer eût voulu rapporter son corps à sa famille, sur les mêmes rivages qu'elle avait honorés de son innocence.

Jeunes gens si tendrement unis! mères infortunés! chère famille! ces bois qui vous donnaient leurs ombrages, ces fontaines qui coulaient pour vous, ces coteaux où vous reposiez ensemble, déplo- . rent encore votre perte. Nul, depuis vous, n'a osé cultiver cette terre désolée, ni relever ces humbles cabanes. Vos chèvres sont devenues sauvages; vos vergers sont détruits; vos oiseaux sont enfuis; et on n'entend plus que les cris des éperviers qui volent en rond au haut de ce bassin de rochers. Pour moi, depuis que je ne vous vois plus, je suis comme un ami qui n'a plus d'amis, comme un père qui a perdu ses enfans, comme un voyageur qui erre sur la terre où je suis resté seul. »

En disant ces mots, ce bon vieillard s'éloigna en versant des larmes, et les miennes avaient coulé plus d'une fois pendant ce funeste récit.

Bernardin de Saint-Pierre.

LA JUSTICE EST LA VERTU DES ROIS.

Du temps du premier roi de Chypre, qu'on avait établi dans cette île, après Godefroi de Bouillon eût fait la conque quête de la Terre-Sainte, une dame de Gascogne alla par dévotion à Jérusalem, visiter le Saint-Sépulcre. A son retour, elle fut arrêtée par des voleurs, qui la dépouillèrent de tout son argent. Elle s'en plaignit au magistrat, et n'en ayant obtenu aucune sorte de satisfaction, elle résolut de s'en plaindre au roi lui-même. Quelqu'un lui dit qu'elle perdrait son temps et ses pas, parce que ce prince était si indolent et si peu craint, que non-seulement il ne réprimait point les insultes qu'on faisait à autrui, mais qu'il souffrait encore tranquillement celles qui lui étaient faites à lui-même; au point que lorsqu'on avait quelque mécontentement de sa part, on pouvait impunément décharger son cœur devant lui, de la manière la moins respectueuse et la moins mesurée.

Sur cet avis, la dame, désespérée de ne pouvoir tirer vengeance, ni la moindre satisfaction de l'outrage qu'elle avait essuyé, se proposa de railler du moins l'indolence et la lâcheté de ce roi. Elle se présenta devant lui, fondant en larmes : « Je ne viens pas, sire, dit-elle, dans l'espérance d'être vengée des insultes que j'ai reçues de quelques-uns de vos sujets; je viens seulement supplier Votre Majesté de m'apprendre comment elle fait pour pouvoir supporter les affronts et les injures qu'elle essuie tous les jours, à ce qu'on in'a assuré; peut-être qu'à votre exemple, sire, je pourrai souffrir patiemment l'outrage qui m'a été fait, et duquel je vous ferais bien volontiers le cadeau s'il m'était possible, puisque vous avez une si belle patience. >>

insensible à tout, ne le fut point à ce discours, et comme s'il fût sorti d'un profond sommeil, il s'arma de vigueur, commença par punir sévèrement ceux qui avaient offensé cette dame, et fut, depuis, très-exact à réprimer les attentats commis contre l'honneur de sa couronne.

TRADUIT DE L'Italien.

HISTOIRE DU CHIEN DE BRISQUET.

Monseigneur,

En notre forêt de Lions, vers le hameau de la Goupillière, tout près d'un ́grand puits-fontaine, qui appartient à la chapelle Saint-Mathurin, il y avait un bonhomme, bûcheron de son état, qui s'appelait Brisquet, ou autrement le fendeur à bonne hache, et qui vivait pauvrement du produit de ses fagots, avec sa femme, qui s'appelait Brisquette. Le bon Dieu leur avait donné deux jolis petits enfans, un garçon de sept ans qui était brun, et qui s'appelait Biscotin, et une blondine de six ans qui s'appelait Biscotine; outre cela ils avaient un chien bâtard, à poil frisé, noir par si ce n'est au museau tout le corps, qu'il avait couleur de feu; et c'était bien le meilleur chien du pays pour l'attachement qu'il avait à ses maîtres. On l'appelait la Bichonne, parce que c'était peut-être une chienne.

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Vous vous souvenez du temps où il vint tant de loups dans la forêt de Lions. C'était dans l'année des grandes neiges, que les pauvres gens eurent si grand'peine à vivre. Ce fut une terrible désolation dans le pays.

Brisquet, qui allait toujours à sa besogne, et qui ne craignait pas les loups, à cause de sa bonne hache, dit un matin à

Le roi, qui jusqu'alors s'était montré Brisquette : « Femme, je vous prie de

ne laisser courir ni Biscotin ni Biscotine, tant que M. le grand louvetier ne sera pas venu; il y aurait du danger pour eux. Ils ont assez de quoi marcher entre la butte et l'étang, depuis que j'ai planté des piquets le long de l'étang pour les préserver❘ d'accident. Je vous prie aussi, Brisquette, de ne pas laisser sortir la Bichonne, qui ne demande qu'à trotter. »

Brisquet disait tous les matins la même chose à Brisquette. Un soir il n'arriva pas à l'heure ordinaire. Brisquette venait sur le pas de la porte, rentrait, ressortait, et disait en se croisant les mains: «Mon Dieu, qu'il est attardé ! »

Et puis elle sortait encore en criant: << Eh! Brisquet! »

Et la Bichonne lui sautait jusqu'aux épaules, comme pour lui dire: N'iraije pas?

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Paix, lui dit Brisquette. - Écoute, Biscotine, va jusque devers la butte pour savoir si ton père ne revient pas ; — et toi, Biscotin, suis le chemin au bord de l'étang, en prenant bien garde s'il n'y de piquets qui manquent ; et crie fort, Brisquet! Brisquet!

a

pas

Paix la Bichonne! >>

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qu'à la butte et à l'étang; mais tu as pris par un autre chemin. >>

Brisquet ne posa pas sa bonne hache. Il se mit à courir dn côté de la butte.

« Si tu menais la Bichonne ? » lui cria Brisquette.

La Bichonne était déjà bien loin; elle était si loin que Brisquet la perdit bientôt de vue, et il avait beau crier : Biscotin! Biscotine! on ne lui répondit pas.

Alors, il se prit à pleurer, parce qu'il s'imagina que ses enfans étaient perdus.

Après avoir couru long-temps, il lui sembla reconnaître la voix de la Bichonne. Il marcha droit dans le fourré, à l'endroit où il l'avait entendue, et il y entra, sa bonne hache levée.

Le Bichonne était arrivée là, au moment où Biscotin et Biscotine allaient être dévorés par un gros loup. Elle s'était jetée devant en aboyant, pour que ses abois avertissent Brisquet. Brisquet, d'un coup de sa bonne hache, renversa le loup raide mort; mais il était trop tard pour la Bichonne. Elle ne vivait déjà plus.

Brisquet, Biscotin et Biscotine rejoignirent Brisquette. C'était une grande joie, et cependant tout le monde pleura. Il n'y avait pas un regard qui ne cherchât la Bichonne.

Brisquet enterra la Bichonne au fond de son petit courtil, sous une grosse pierre sur laquelle le maître d'école écrivit en latin :

C'est ici qu'est la Bichonne,
Le pauvre chien de Brisquet.

Et c'est depuis ce temps-là qu'on dit en proverbe malheureux comme le chien à Brisquet, qui n'allit qu'une fois au bois, et que le loup mangit.

CHARLES NODIER.

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