Images de page
PDF
ePub

LE NOYER DE JEAN-JACQUES.

Près de trente ans se sont écoulés depuis ma sortie de Bossey, sans que je m'en sois rappelé le séjour d'une manière agréable par des souvenirs un peu liés; mais depuis qu'ayant passé l'âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent, tandis que les autres s'effacent, et se gravent dans ma mé

en l'horrible tragédie, et vous abstenez de frémir si vous pouvez.

Il y avait hors la porte de la cour une terrasse à gauche en entrant, sur laquelle on allait souvent s'asseoir l'après-midi, mais qui n'avait point d'ombre. Pour lui en donner M. Lambercier y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solennité. Les deux pensionnaires en furent les parrains, et tandis qu'on comblait les creux, nous tenions l'arbre

moire avec des traits dont le charme et la | chacun d'une main, avec des chants de

force augmentent de jour en jour; comme si sentant déjà la vie qui s'échappe, je cherchais à la ressaisir par les commencemens. Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu'ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main, tandis que je répétais ma leçon; je vois tout l'arrangement de la chambre où nous étions: le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé, dans lequel la maison s'enfonçait sur le derrière, venaient ombrager la fenêtre, et passaient quelquefois jusqu'en dedans.

Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela; mais j'ai besoin, moi, de le lui dire. Que n'osé-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d'aise quand je me les rappelle. Cinq ou six surtout.... Composons. Je vous fais grâce des cinq, mais j'en veux une, une seule; pourvu qu'on me la laisse conter le plus longuement qu'il me sera possible pour prolonger mon plaisir.

O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-❘

triomphe. Onfit pour l'arroser une espèce de bassin tout autour du pied. Chaque jour, ardens spectateurs de cet arrosement, nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans l'idée très-naturelle qu'il était plus beau de planter un arbre sur la terrasse qu'un drapeau sur la brèche ; et nous résolûmes de nous procurer cette gloire sans la partager avec qui que ce

fût.

Pour cela nous allâmes couper une bouture d'un jeune saule, et nous la plantâmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de l'auguste noyer. Nous n'oubliâmes pas de faire aussi un creux autour de notre arbre. La difficulté était d'avoir de quoi le remplir; car l'eau venait d'assez loin, et on ne nous laissait pas courir pour en aller prendre. Cependant il en fallait absolument pour notre saule. Nous employâmes toutes sortes de ruses pour lui en fournir durant quelques jours, et cela nous réussit si bien que nous le vîmes bourgeonner et pousser de petites feuilles dont nous mesurions l'accroissement d'heure en heure, persuadés, quoiqu'il ne fût pas à un pied de terre, qu'il ne tarderait pas à nous ombrager.

[blocks in formation]

,

vîmes l'instant fatal où l'eau nous allait manquer, et nous nous désolions dans l'attente de voir notre arbre périr de sécheresse. Enfin la nécessité, mère de l'industrie, nous suggéra une invention pour garantir l'arbre et nous d'une mort certaine: ce fut de faire par dessous terre une rigole qui conduisit secrètement au saule une partie de l'eau dont on arrosait le noyer. Cette entreprise, exécutée avec ardeur ne réussit pourtant pas d'abord. Nous avions si mal pris la pente que l'eau ne coulait point. La terre s'éboulait et bouchait la rigole; l'entrée se remplissait d'ordures; tout allait de travers. Rien ne nous rebuta. Omnia vincit labor improbus. Nous creusâmes davantage la terre et notre bassin pour donner à l'eau son écoulement; nous coupâmes des fonds de boîtes en petites planches étroites, dont les unes mises de plat à la file, et d'autres posées en angle des deux côtés sur celleslà nous firent un canal triangulaire pour notre conduit.

,

Nous plantâmes, à l'entrée, de petits bouts de bois minces et à claire-voie qui, faisant une espèce de grillage ou de crapaudine, retenaient le limon et les pierres, sans boucher le passage à l'eau. Nous recouvrîmes soigneusement notre ouvrage de terre bien foulée, et le jour où tout fut fait nous attendîmes dans des transes d'espérance et de crainte l'heure de l'arrosement. Après des siècles d'attente, cette heure vint enfin; M. Lambercier vint aussi, à son ordinaire, assister à l'opération, durant laquelle nous nous tenions tous deux derrière lui pour cacher notre arbre, auquel très-heureusement il tournait le dos.

grand dommage, car il prenait grand plaisir à voir comment la terre du noyer était bonne et buvait avidement son eau. Frappé de la voir se partager entre deux bassins, il s'écrie à son tour, regarde, aperçoit la friponnerie, se fait brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches, et criant à pleine tête : Un aqueduc! un aqueduc! Il frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portait au milieu de nos cœurs. En un moment les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré, sans qu'il y eut durant cette expédition terrible nul autre mot prononcé, sinon l'exclamation qu'il répétait sans cesse. Un aqueduc! s'écriait-il en brisant tout, un aqueduc! un aqueduc!

On croira que l'aventure finit mal pour les petits architectes. On se trompera : tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage, et ne nous en parla plus; nous l'entendîmes même un peu après rire auprès de sa sœur à gorge déployée; car le rire de M. Lambercier s'entendait de loin; et ce qu'il y eût de plus étonnant encore, c'est que, passé le premier saisissement, nous ne fûmes pas nous-mêmes fort affligés. Nous plantâmes ailleurs un autre arbre, et nous nous rappelions souvent la catastrophe du premier, en répétant entre nous avec emphase: Un aqueduc! un aqueduc!

Jusques-là j'avais eu des accès d'orgueil par intervalles, quand j'étais Aristide ou Brutus. Ce fut ici mon premier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu construire un aqueduc de nos mains, avoir mis une bouture en concurrence avec un grand arbre, me paraissait le suprême degré de la gloire. A dix ans j'en jugeais mieux que César à trente.

A peine achevait-on de verser le premier sceau d'eau, que nous commençâmes d'en voir couler dans notre bassin. A cet aspect la prudence nous abandonna: nous nous mîmes à pousser des cris de joie qui L'idée de ce noyer et la petite histoire firent retourner M. Lambercier, et ce fut | qui s'y rapporte m'est si bien restée ou re

[merged small][ocr errors]

venue, qu'un de mes plus agréables projets dans mon voyage de Genève, en 1754, était d'aller à Bossey revoir les monumens des jeux de mon enfance, et surtout le cher noyer, qui devait alors avoir déjà le tiers d'un siècle. Je fus si continuellement obsédé, si peu maître de moi-même, que je ne pus trouver le moment de me satisfaire. Il y a peu d'apparence que cette occasion renaisse jamais pour moi. Cependant je n'en ai pas perdu le désir avec l'espérance, et je suis presque sûr que si jamais retournant dans ces lieux chéris, j'y retrouvais mon cher noyer encore en être, je l'arroserais de mes pleurs.

J.-J. ROUSSEAU.

MORT ET FUNÉRAILLES

DU

DUC DE REICHSTADT,

EX-ROI DE ROME.

Le retour désiré de sa mère parut, pendant quelques jours, suspendre les maux du duc de Reichstadt. Cette dernière consolation avait en quelque sorte ranimé un instant sa vie qui s'éteignait.

impériales qui décorent et dominent le palais de Schænbrünn, et l'on crut que le destin avait ainsi proclamé l'arrèt de mort dont il allait frapper le fils de Napoléon.

Le prince s'affaiblissait visiblement et son état s'aggravait tous les jours. On le transportait par fois dans une enceinte particulière des jardins de Schænbrünn, souvent on le plaçait sur le balcon saillant de son appartement, afin qu'il pût chercher cet air que n'aspirait plus qu'avec effort sa poitrine déchirée. Bientôt il fut impossible de l'ôter de son lit. Il était dans cette fluctuation d'espoir et de découragement, symptôme caractéristique de sa maladie; mais quand il nous parlait de sa mort prochaine, c'était avec la fermeté impassible d'un brave.

Le 21 juillet, dans la matinée, ses souffrances devinrent si poignantes; il éprouva de telles angoisses, que pour la première fois il avoua à son médecin qu'il souffrait. Alors il manifesta un profond dégoût de la vie. « Quand donc se terminera ma pénible existence ? » disait-il, au milieu des tourmens d'une fièvre dévorante. Dans cet instant même MarieLouise entrait : il eut la force de commander à son ame; avec un calme apparent, il répondit à ses demandes craintives, qu'il était bien; il chercha même à la rassurer sur son sort. Pendant le reste du jour, quoique ses souffrances n'eussent pas diminué, il prit part à ce qu'on disait autour de lui, et parla plusieurs fois avec satisfaction du voyage qu'il devait faire

en automne.

La population de Vienne prenait un vif intérêt à la triste situation du prince. On interrogeait sur son état tous ceux qui pouvaient en donner quelques renseignemens: de toutes parts arrivaient l'indication des remèdes, la proposition des spécifiques qui prouvaient beaucoup plus l'affection que le jugement de ceux qui Le soir, le docteur Malfatti nous anles adressaient. Lorsqu'un personnage nonça qu'il y avait tout à redouter pour important est dans une situation aussi la nuit suivante. Le baron de Moll ne quitta critique, le vulgaire dans les événemens pas la chambre du prince, mais à son naturels croit toujours lire des présages : insu; car il ne pouvait supporter la pensée la chaleur extrême qui régnait à cette que quelqu'un restât de nuit auprès de époque était interrompue par de fréquens lui. Pendant quelque temps, il parut s'asorages. La foudre renversa une des aigles | soupir; vers trois heures et demie, il se

impériale dans l'affliction. L'archiduchesse Sophie, alors en couches, fut dans un état de saisissement qui donna des inquiétudes. La cour était en larmes; et la funeste nouvelle, arrivant rapidement à Vienne, y causa un deuil général. On s'abordait, on se racontait ce triste événement; on s'entretenait des qualités aimables, de l'extérieur noble, de la figure intéressante, de l'intelligence active du jeune prince. Les hommes les plus simples étaient frappés du contraste de cette existence qui s'étei

leva tout à coup sur son séant, et s'écria : - « Je succombe!.... je succombe!.... >> (Ich gehe unter!...) Le baron de Moll et son valet de chambre le prirent dans leurs bras, cherchant à le calmer. Ma mère!.... ma mère!.... s'écria-t-il : ce furent ses dernières paroles..... Espérant d'abord que c'était une faiblesse passagère, le baron de Moll hésitait encore à aller avertir l'archiduchesse; cependant, quand il vit les traits du prince se fixer, et prendre un caractère de mort, il le confia au valet de chambre, et courut avertir la | gnait sans souvenir, avec la vie de Napogrande-maîtresse de Marie-Louise et l'archiduc François, à qui le prince avait demandé de l'assister dans ses derniers momens. Tous accoururent éperdus. Marie-Louise s'était cru la force de rester debout près de son fils expirant; elle tomba à genoux à côté de son lit. Le duc de Reichstadt ne pouvait plus parler: ses yeux éteints, se fixant sur sa mère, cherchaient à lui exprimer ces sentimens que sa bouche n'avait plus la faculté d'articuler.... Alors, le prélat qui l'assistait lui montra le ciel; il leva les yeux pour répondre à sa pensée... A cinq heures huit minutes, il s'éteignit sans convulsions, dans cette même chambre qu'avait occupée Napoléon triomphant; à cette même place, où, pour la dernière fois, dictant la paix en conquérant, il s'endormait dans toutes les illusions de la victoire et

des triomphes, se promettant un glorieux hymen et l'éternité de sa dynastie...

C'était le 22 juillet, anniversaire de l'acte qui avait donné au duc de Reichstadt son dernier nom et son dernier titre; anniversaire du jour où le jeune prince apprit à Schænbrünn, la mort de Napoléon !

Marie-Louise, anéantie de douleur auprès des restes de son fils, tomba dans un état que sa récente maladie rendait dangereux. L'annonce de cette mort, depuis

léon, si vaste, si pleine d'événemens, si remarquable par la grandeur des revers, autant que par l'éclat des triomphes. Toute cette histoire se déroulait alors à tous les yeux comme un vaste tableau. Ainsi, une fin silencieuse terminait ce terrible drame; ainsi, cette postérité, acquise par tant de sang, était flétrie et détruite dans son germe!... Un fleuve immense, dont les eaux furieuses avaient épouvanté le monde de ses ravages, venait de se perdre dans l'Océan comme un faible ruisseau !

En se rappelant que le génie de Napoléon avait jeté des feux dévorans, on s'était flatté que leduc de Reichstadt serait pour l'empire une lumière bienfaisante, qu'on regrettait de voir s'éteindre prématurément; ons'affligeait aussi pour le cœur paternel de l'empereur, qui serait brisé quand il apprendrait la mort de ce jeune prince, pour qui toujours il avait manifesté une affection particulière, soit que le duc de Reichstadt l'intéressât par le charme de son esprit, et par l'attachement profond qu'il lui montrait; soit qu'il voulût le dédommager ainsi de l'avoir sacrifié à ses devoirs de souverain, quand, pour sauver son peuple, il consentit à sa nais sance, et quand, pour assurer la paix du monde, il brisa lui-même la couronne que Napoléon avait déposée sur le jeune front

si long-temps prévue, plongea la famille | du fils de Marie-Louise.

[ocr errors]
[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][ocr errors][merged small]

Immédiatement après la mort du prince,
le baron de Moll partit de Schænbrünn,
chargé d'annoncer à l'empereur ce triste
événement, et de lui remettre quelques
lignes baignées des larmes de sa fille. Il
arriva de nuit à Lintz. La ville illuminée
célébrait la présence du souverain, et pro-
longeait les fêtes qui avaient marqué cette
journée. Revenant à Vienne, l'empereur
s'y était arrêté pour assister aux manœu-
vres des troupes qu'on y avait réunies, et
aux épreuves du nouveau système de forti-
fications inventé par l'archiduc Maximi-
lien. Le contraste de cette allégresse pu-
blique, de ces illuminations, de ces danses,
avec le triste message qui lui était confié,
avec le souvenir si présent des dernières
angoisses d'un prince qui lui était si cher,
redoublèrent la douleur du baron de Moll.
Il se rendit promptement au palais de
l'empereur. L'amertume de ce message
confié à l'impératrice, fut adoucie par les
soins consolateurs de cette princesse. Dès
qu'il fut averti de l'arrivée du baron de
Moll, l'empereur voulut le voir : il lui
fit raconter, répéter tous les détails de ces
tristes scènes, et son cœur se brisant à ce
récit, trois fois sa profonde douleur éclata
en abondantes larmes.

L'impératrice partageait les regrets de
son auguste époux, qui déplorait de voir
s'éteindre ainsi tant de nobles espérances,
tant de belles qualités. - « J'avais comp-
té, disait ce prince, que, si la Providence
ne devait pas le conserver à ma tendresse,
j'aurais du moins la consolation de rece-
voir son dernier soupir!! >>>

Après ces momens donnés à la vive expression d'une juste douleur, l'empereur renvoya le baron de Moll à MarieLouise, lui annoncer qu'il allait l'attendre dans ses terres de Persenbeug, pour pleurer librement ensemble celui qui fut l'objet de leur espoir et de leur affection.

il pût disposer, le prince n'avait fait aucune disposition testamentaire. MarieLouise récompensa généreusement tous les services rendus à son fils: elle accorda des pensions aux gens de la maison du prince.

Le duc de Reichstadt resta exposé à Schænbrünn, sur son lit de mort, pendant la journée du dimanche. Le lundi 23 juillet on procéda à l'autopsie cadavérique : l'état squirrheux et carcinomateux de ses poumons, l'absence presque absolue du sternum, et la faible construction de sa poitrine resserrée, indiquaientévidemment les causes irrémédiables de la mort, et démontraient qu'aucun secours n'aurait pu sauver son existence.

Dans la nuit suivante, il fut transporté à Vienne, dans une litière, à la lueur des flambeaux. Le peuple se pressait sur son passage, en foule, mais avec ordre, et dans un morne silence. On le déposa dans la chapelle de la cour, dans cette partie antique du palais commencée par Ottocare, et terminée par le fils de Rodolphe de Hapsbourg.

Le 24, dès huit heures du matin, le peuple se pressait dans les cours du palais, pour contempler une dernière fois les traits immobiles de celui qu'on avait vu animé d'une vie si active. Je me rendis à la chapelle avec le comte de Paar, aide-de-camp et ami fidèle du maréchal prince de Schwarzenberg. Pour arriver jusqu'à cette scène funèbre, nous traversâmes les galeries somptueuses connues sous le nom de salle des miroirs et des chevaliers, tout imprégnées encore des majestueux souvenirs de Joseph II et de Marie-Thérèse; nous pénétrâmes dans les galeries de la chapelle.

Le comte était profondément ému à la pensée de cette ère immense, dont nous apercevions le dernier terme. Investi de la

Dans l'incertitude de sa mort, n'ayant | confiance entière du maréchal de Schwar-
d'ailleurs aucune fortune actuelle dont
zenberg, il avait rempli plusieurs missions

« PrécédentContinuer »