je le crus effectivement. Je continuai donc à boire de l'eau sur la garantie de Celse, ou plutôt je commençai à noyer la bile, en buvant copieusement de cette liqueur; et quoique de jour en jour je m'en sentisse plus incommodé, le préjugé l'emportait sur l'expérience. J'avais, comme on voit, une heureuse disposition à devenir médecin. Je ne pus pourtant résister toujours à la violence de mes maux, qui s'accrurent à un point, que je pris enfin la résolution de sortir de chez le docteur Sangrado. Mais il me chargea d'un nouvel emploi, qui me fit changer de sentiment. Écoute, mon enfant, me dit-il un jour, je ne suis point de ces maîtres durs et ingrats qui laissent vieillir leurs domestiques dans la servitude avant que de les récompenser. Je suis content de toi, je t'aime, et, sans attendre que tu m'aies servi plus long-temps, je veux faire ton bonheur; je veux tout à l'heure te découvrir le fin de l'art salutaire que je professe depuis tant d'années. Les autres médecins en font consister la connaissance dans mille sciences pénibles; et moi, je prétends t'abréger un chemin si long, et t'épargner la peine d'étudier la physique, la pharmacie, la botanique, et l'anatomie. soin de la noblesse et du clergé, tu iras pour moi dans les maisons du tiers-état, où l'on m'appellera; et, lorsque tu auras travaillé quelque temps, je te ferai agréger à notre corps. Tu es savant, Gil Blas, avant que d'être médecin, au lieu que les autres sont long-temps médecins, et la plupart toute leur vie, avant que d'être savans. >> Je remerciai le docteur de m'avoir si promptement rendu capable de lui servir de substitut, et pour reconnaître les bontés qu'il avait pour moi, je l'assurai que je suivrais toute ma vie ses opinions, quand elles seraient contraires à celles d'Hippocrate. Cette assurance pourtant n'était pas tout-à-fait sincère. Je désapprouvais son sentiment sur l'eau, et je me proposais de boire du vin tous les jours en allant voir mes malades. Je pendis au croc mon habit, pour en prendre un de mon maître, et me donner l'air d'un médecin. Après quoi, je me disposai à aller exercer la médecine aux dépens de qui il appartiendrait. Je débutai par un alguazil qui avait une pleurésie: j'ordonnai qu'on le saignât sans miséricorde, et qu'on ne lui plaignit point l'eau. J'entrai ensuite chez un pâ Sache, mon ami, qu'il ne faut que sai-tissier à qui la goutte faisait jeter les hauts gner et faire boire de l'eau chaude; voilà le secret de guérir toutes les maladies du monde. Oui, ce merveilleux secret que je te révèle, et que la nature, impénétrable à mes confrères, n'a pu dérober à mes observations, est renfermé dans ces deux points, dans la saignée et dans la boisson fréquente. Je n'ai plus rien à t'apprendre, tu sais la médecine à fond, et profitant du fruit de ma longue expérience, tu deviens tout d'un coup aussi habile que moi. Tu peux, continua-t-il, me soulager présentement: tu tiendras le matin notre registre, et l'après-midi tu sortiras pour aller voir une partie de mes malades; tandis que j'aurai cris. Je ne ménageai pas plus son sang que celui de l'alguazil, et je ne lui défendis point la boisson. Jé reçus douze réaux pour mes ordonnances, ce qui me fit prendre tant de goût à la profession, que je ne demandai plus que plaie et bosse. En sortant de la maison du pâtissier, je rencontrai Fabrice, mon compagnon d'études, que je n'avais pas vu depuis longtemps. Il me regarda pendant quelques momens avec surprise, puis il se mit à rire de toute sa force en se tenant les côtés. Ce n'était pas sans raison: j'avais un manteau qui traînait à terre, avec un pourpoint et un haut-de-chausses quatre fois plus longs et plus larges qu'il ne fal lait; je pouvais passer pour une figure originale. Je le laissai s'épanouir la rate, non sans être tenté de suivre son exemple; mais je me contraignis pour garder le décorum, dans la rue, et mieux contrefaire le médecin, qui n'est pas un animal risible. Si mon air ridicule avait excité les ris de Fabrice, mon sérieux les augmenta, et lorsqu'il s'en fut bien donné : « Vive Dieu! Gil Blas, me dit-il, te voilà plaisamment équipé; qui diable t'a déguisé de la sorte? - Tout beau, mon ami, lui répondis-je, tout beau; respecte un nouvel Hippocrate. Apprends que je suis le substitut du docteur Sangrado, qui est le plus fameux médecin de Valladolid; je demeure chez lui depuis trois semaines ; il m'a montré la médecine à fond; et comme il ne peut fournir à tous les malades qui le demandent, j'en vois une partie pour le soulager. Il va dans les grandes maisons, et moi dans les petites. - Fort bien, reprit Fabrice, c'est-à-dire qu'il t'abandonne le sang du peuple, et se réserve celui des personnes de qualité. Je te félicite de ton partage, il vaut mieux avoir affaire à la populace qu'au grand monde ; vive un médecin de faubourg! ses fautes sont moins en vue, et ses assassinats ne font point de bruit. Oui, mon enfant, ajoutat-il, ton sort me paraît digne d'envie; et, pour parler comme Alexandre, si je n'étais pas Fabrice, je voudrais être Gil Blas. » Pour faire voir à mon ami qu'il n'avait pas tort de vanter le bonheur de ma condition présente, je lui montrai les réaux de l'alguazil et du pâtissier; puis nous entrâmes dans un cabaret, pour en boire une partie. On nous apporta d'assez bon vin, que l'envie d'en goûter me fit trouver encore meilleur qu'il n'était. J'en bus à longs traits; et, n'en déplaise à l'oracle latin, à mesure que j'en versais dans mon estomac, je sentais que ce viscère ne me savait pas mauvais gré des injustices que je lui faisais. Nous demeurâmes long-temps dans ce cabaret, Fabrice et moi; nous y rimes bien aux dépens de nos maîtres, comme cela se pratique entre les valets; ensuite, voyant que la nuit approchait, nous nous séparâmes, après nous être mutuellement promis que les jours suivans, l'après-dîner, nous nous retrouverions att même lieu. LESAGE. LES BOTTES. La Rancune et l'Olive ayant trouvédans le prochain bourg une hôtellerie qui n'était pas encore fermée, ils y demandèrent à coucher; on les mit dans une chambre où était déjà couché un hôte, noble ou roturier, qui y avait soupé, et qui ayant à faire diligence pour des affaires qui ne sont pas venues à ma connaissance, faisait état de partir à la pointe du jour. L'arrivée des deux comédiens ne servit pas au dessein qu'il avait d'être à cheval de bonne heure; car il en fut éveillé, et peut-être en pesta-t-il en son ame; mais la présence de deux hommes d'aзsez bonne mine fut peutêtre cause qu'il n'en témoigna rien. La Rancune, qui était fort honnête, lui fit d'abord des excuses de ce qu'ils troublaient son repos, et lui demanda ensuite d'où il venait; il lui dit qu'il venait d'Anjou, et qu'il s'en allait en Normandie pour une affaire pressée. La Rancune en se déshabillant, et pendant qu'on chauffait des draps, continuait ses questions; mais comme elles n'étaient utiles ni à l'un ni à l'autre, et que le pauvre homme qu'on avait éveillé n'y trouvait pas son compte, il le pria de le laisser dormir. La Rancune lui en fit des excuses fort cordiales, et en même temps l'amour-propre lui faisant oublier celui du prochain, il résolut de s'approprier une paire de bottes neuves, qu'un garçon de l'hôtellerie venait de rapporter dans la chambre après les avoir nettoyées. L'Olive, qui n'avait alors d'autre envie que de bien dormir, se jeta dans le lit, et la Rancuné demeura auprès du feu, moins pour voir la fin du fagot qu'on avait allumé, que contenter sa noble ambition d'avoir pour une paire de bottes neuves aux dépens d'autrui. Quand il crut l'homme qu'il allait voler bien et dûment endormi, il prit ses bottes qui étaient au pied de son lit, et les ayant chaussées à cru, sans oublier dé s'attacher les éperons, s'alla mettre, ainsi botté et éperonné qu'il était, auprès de l'Olive. Il faut croire qu'il se tint sur les bords du lit, de peur que ses jambes armées ne touchassent aux jambes nues de son camarade, qui ne se serait pas tu d'une si nouvelle façon de se mettre entre deux draps, et ainsi aurait faire avorter son pu entreprise; le reste de la nuit se passa assez paisiblement. La Rancune dormit, ou en fit le semblant. Les coqs chantèrent, le jour vint, et l'homme qui couchait dans la chambre de nos comédiens se fit allumer du feu et s'habilla. Il fut question de se botter; une servante lui présenta les vieilles bottes de la Rancune qu'il rebuta durement; on lui soutint qu'elles étaient à lui; il se mit en colère, et fit une rumeur diabolique. L'hôte monta dans la chambre, et lui jura, foi de maître cabaretier, qu'il n'y avait point d'autres bottes que les siennes, nonseulement dans la maison, mais aussi dans le village; le curé même n'allant jamais à cheval. Là dessus il voulait lui parler des bonnes qualités de son curé, et lui conter de quelle façon il avait eu sa cure, et depuis quand il la possédait; le babil de l'hôte acheva de lui faire perdre patience. La Rancune et l'Olive, qui s'étaient éveillés au bruit, prirent connaissance de l'affaire, et dirent à l'hôte que cela était bien vilain. « Je me soucie d'une paire de bottes neuves comme d'une savatte, disait le pauvre débotté à la Rancune; mais il y va d'une affaire de grande importance pour un homme de condition à qui j'aimerais moins avoir manqué qu'à mon propre père; et si je trouvais les plus méchantes bottes du monde à vendre, j'en donnerais plus qu'on ne m'en demanderait. » La Rancone, qui s'était mis le corps hors du lit, haussait les épaules de temps en temps, et ne lui répondait rien, se repaissant les yeux de l'hôte et de la servante qui cherchaient inutilement les bottes, et du malheureux qui les avait perdues, qui cependant maudissait sa vie, et méditait, je crois, peut-être quelque chose de funeste, quand la Rancune, par une générosité sans exemple, et qui né lui était pas ordinaire, dit tout haut, en s'enfonçant dans son lit comme un homme qui meurt d'envie de dormir: « Morbleu, monsieur, ne faites tant de bruit pour vos bottes, et prenez les miennes, à condition que vous nous laisserez dormir, comme vous voulûtes hier que j'en fisse autant. >> Le malheureux qui ne l'était plus, puisqu'il retrouvait des bottes, eut peine à croire ce qu'il entendait, il fit un grand galimatias de mauvais remerciemens d'un ton de voix si passionné, que la Rancune eut peur qu'à la fin il ne vînt l'embrasser dans son lit. Ii s'écria donc en colère, et jurant doctement « Eh morbleu, monsieur vous êtes fàcheux, et que > quand vous perdez vos bottes, et quand vous remerciez ceux qui vous en donnent! au nom de Dieu, prenez les miennes, encore un coup, et je ne vous demande autre chose sinon vous me laissiez dorque mir, ou bien rendez-moi mes bottes, et faites tant de bruit qu'il vous plaira. » Il ouvrit la bouche pour répliquer, quand la Rancune s'écria: « Ah! mon Dieu que je dorme, ou que mes bottes me demeurent!»> Le maître du logis, à qui une façon de parler si absolue avait donné beaucoup de respect pour la Rancune, poussa hors de la chambre son hôte qui n'en fût pas demeuré là, tant il avait de ressentiment d'une paire de bottes si généreusement données. Il fallut pourtant sortir de la chambre, s'aller botter dans la cuisine; alors la Rancune se laissa aller au sommeil plus tranquillement qu'il n'avait fait la nuit, sa faculté de dormir n'étant plus combattue du désir de voler des bottes, et de la crainte d'être pris sur le fait. Pour l'Olive qui avait mieux employé la nuit que lui, il se leva de grand matin, et s'étant fait tirer du vin, s'amusa à boire, n'ayant rien de meilleur à faire. La Rancune dormit jusqu'à onze heures. Comme il s'habillait, Ragotin entra dans la chambre. La Rancune avait l'esprit fort présent. Il ne vit pas plus tôt Ragotin en souliers, qu'il crut que le hasard lui fournissait un moyen de cacher son larcin dont il n'était pas peu en peine. Il lui dit donc d'abord qu'il le priait de lui prêter ses souliers, et de vouloir prendre ses bottes qui le blessaient à un pied à cause qu'elles étaient neuves. Ragotin prit ce parti avec grande joie. SCARRON. LA PLUS EXTRAORDINAIRE DES AVENTURES QUE DON QUICHOTTE MIT A FIN. Don Quichotte et Sancho n'avaient pas fait deux cents pas, lorsque leurs oreilles furent frappées du bruit lointain d'une cascade. L'écuyer, qui ne pouvait manger sans boire, s'en réjouissait déjà, lorsqu'un bruit fort différent vint tempérer cette joie et donner l'alarme à Sancho qui naturellement n'était pas brave. Ils enten dirent de grands coups frappés par intervalles égaux, mêlés de cliquetis de fer et de ferrailles. Il était nuit. Ces ténèbres, cette solitude, le bruit du fer et de l'eau qui se confondaient avec le murmure des feuilles et le sifflemeut des vents, tout semblait se réunir pour inspirer la terreur. Mais don Quichotte, incapable d'effroi, s'élance sur Rossinante, et se couvrant de sa rondache: «< Ami, dit-il à son écuyer, apprends que le ciel me fit naître dans ce siècle de fer pour ramener l'âge d'or, que c'est à moi que sont réservées les actions sublimes, et que ma renommée doit effacer celle des guerriers de la table ronde, des pairs de France, des neuf preux, de tous les chevaliers du temps passé. Remarque, fidèle écuyer, ce bruit épouvantable des flots qui semblent se précipiter des montagnes de la lune. Hé bien, mon courage en augmente; je désire, je veux, je cours entreprendre cette aventure; sers les sangles de mon coursier, reste ici, attendsmoi trois jours si à cette époque je ne reviens point, va trouver au Toboso l'incomparable Dulcinée, et dis-lui que son chevalier est mort en tâchant de mériter la gloire de lui appartenir. En écoutant ces paroles, Sancho se mit à pleurer: « Monsieur, dit-il d'une voix attendrie, pourquoi vouloir tenter une si terrible aventure? Il est nuit, personne ne nous voit, personne ne nous traitera de poltrons quand nous nous détournerions un peu. Prenons ce parti, croyez-moi, dussions-nous ne pas boire de quatre jours. Je vous préviens d'abord que je n'ai plus soif. Pour l'amour de Dieu, monseigneur mon maître, attendez au moins qu'il soit jour. -Jour et nuit, lui répondit don Quichotte, il ne sera pas dit que rien m'ait empêché d'accomplir mes grands devoirs. Serre les sangles de Rossinante et attendsmoi; je serai bientôt mort ou vainqueur. » Sancho voyant que ses larmes, ses prières, ses conseils ne pouvaient rien sur son maître, résolut d'user d'adresse et de le forcer, malgré lui, d'attendre que le jour parût. Pour cela, dans le mêine temps qu'il serrait les sangles de Rossinante, il lui lia doucement les jambes de derrière avec le licou de son âne. Quand don Quichotte voulut partir, son cheval, au lieu de marcher, ne faisait que de petits sauts. « Vous le voyez, s'écria l'écuyer, le ciel, plus pitoyable que vous, ne veut pas que vous m'abandonniez. Il défend à Rossinante de vous obéir. Don Quichotte se désespérait; mais plus il piquait son cheval, et moins son cheval avançait, sans se douter de ce qui le re tenait. Allons, dit-il, puisque Rossinante ne veut pas marcher, je vais attendre l'aurore, quoique je verse des larmes de ce retard si cruel. Mais, monsieur, répondit Sancho, il n'y a pas là de quoi se désoler. Je vous ferai des contes pendant ce temps-là. » Sancho, en parlant ainsi, se rapprochait toujours de son maître, tant était grande la terreur que lui causait ce bruit continuel de ferrailles. Il finit par saisir, d'une main, l'arçon de la selle, et de l'autre la croupière, tenant ainsi fortement embrassée la cuisse gauche de notre héros. - Voyons donc, reprit celui-ci, quels sont ces contes que tu veux me faire. -Oh! j'en sais beaucoup, répondit Sancho; mais j'ignore pourquoi, dans ce moment, ils ne reviennent pas dans ma mémoire. Cependant je m'en vais tâcher de vous conter une histoire qui est la plus belle, la plus étonnante, la plus intéressante des histoires. Écoutez-moi, je vous prie, avec d'attention. un peu - Je vous dirai donc, monsieur, que dans un village de l'Estramadure, il y avait un berger-chevrier, quand je l'appelle berger-chevrier, j'entends dire qu'il gardait les chèvres. Or ce berger-chevrier, qui gardait des chèvres, s'appelait Lopez Ruis, lequel Lopez Ruis voulait épouser une bergère qui se nommait Toralva, laquelle bergère, nommée Toralva, était fille d'un pasteur fort riche, lequel pasteur fort riche....- Oh! si tu racontes de cette manière, en répétant deux fois la même chose, tu ne finiras jamais..........— Ah! monsieur, c'est la manière de conter chez il faut bien se conformer aux nous; usages de son pays. Allons, j'écoute, puisque mon malheureux sort me condamne à t'écouter.-Je vous disais, mon cher maître, que ce berger voulait épouser la bergère Toralva, qui était une grosse fille rondelette, vigoureuse, et tenant un peu de l'homme, car elle avait deux moustaches; il me semble que je la voie. Tu l'as donc connue? Non, Monsieur; mais celui qui m'apprit l'histoire me dit la tenir de quelqu'un qui avait pu voir la bergère Toralva; ainsi vous devez être sûr de la vérité du fait. Tant il y a que, les jours allant et venant, le diable, qui aime à brouiller, fit que le goût du berger Lopez Ruis pour la bergère Toralva devint, pour ainsi dire, de la haine. Quelle que fût la cause de ce changement, le berger Lopez Ruis se prit si fort en colère, qu'il résolut de s'en aller si loin, si loin que jamais il n'en entendît parler. Dès que la bergère Toralva vit que le berger Lopez Ruis ne voulait plus entendre parler d'elle, elle devint folle de lui. Vous savez que c'est assez l'usage; |