dino (on appelait ainsi les aides du geolier en chef) lui permit d'entrer dans ma prison, l'enfant courut à moi, embrassant mes jambes avec un cri de joie; je le pris dans mes bras, et je ne saurais exprimer avec quels transports il me comblait de caresses. Je n'ai jamais su son nom; il ignorait qu'il en eût un; il était toujours gai; cet enfant éprouvait la autant de bonheur que peut à cet âge en éprouver le fils d'un prince. De là, j'appris que l'humeur peut se rendre indépendante des lieux. Gouvernons l'imagination, presque partout nous serons bien. Quand le soir on se met au lit sans faim et sans douleurs aiguës, qu'importe si le lit est sous le toit qu'on nomme une prison ou sous celui qu'on appelle un palais? Mais elle criait quelquefois cette imagination. Quelle grossière parodie que tout ceci! au lieu de mes élèves chéris, Giacomo et Giolio, parés des dons les plus brillans de la nature, le sort m'envoie pour élève un petit sourd-muet tout déguenillé, le fils d'un malfaiteur peutêtre...., qui deviendra tout au plus un secondino, ce qu'en termes moins choisis on appellerait un sbire. Mais à peine entendais-je le cri perçant de mon petit muet, que je sentais tout mon sang en émoi, comme un père qui entend la voix de son fils, et je n'avais plus d'autre pensée que celle-ci: Une ame humaine dans l'âge de l'innocence est toujours digne de respect. On m'avait changé de chambre; j'en occupais une beaucoup plus triste et plus sombre ; je ne voyais plus mon petit muet. Mais sur la galerie placée sous ma fenêtre, au niveau de ma prison, passaient et repassaient, du matin au soir, d'autres prisonniers, pour la plupart gens de basse condition; il ne m'était pas possible d'arrêter long-temps mes yeux sur eux, tant leur passage était rapide, et cependant j'étais touché en les voyant. Il y avait aussi beaucoup de femmes arrêtées; un seul mur assez mince me sé parait d'une des chambres où elles étaient renfermées; les pauvres créatures m'étourdissaient de leurs chansons et trop souvent de leurs querelles. Le soir, quand toutes les rumeurs avaient cessé, je les entendais s'entretenir ensemble. Une femme est pour moi un être sublime qui remplit mon cœur de nobles images; mais avilie, méprisable, elle trouble, afflige, désenchante mon cœur : et là il n'y avait pas de causes politiques ni aucune autre qui pût me faire illusion. Cependant entre ces voix de femmes, il en était resté quelques-unes de suaves qui me plaisaient et m'étaient chères; une surtout s'élevait plus rarement et n'expri mait jamais une pensée vulgaire. Elle chantait peu, et le plus souvent ces deur seuls vers si pathétiques: Chi rende alla meschina La sua felicita. Quelquefois elle chantait les litanies, ses compagnes se joignaient à elle; mais j'avais le don de reconnaître la voix de Madeleine entre toutes les autres, toujours acharnées à me la ravir. Oui, Madeleine était le nom de cette infortunée; quand ses compagnes lui racontaient leur peine, elle gémissait et disait: Courage, chère amie! le Seigneur ne délaisse personne. Je me la représentais belle, plus malheureuse que coupable, née pour la vertu, et capable d'y revenir; je m'attendrissais en l'écoutant, et je priais pour elle. En raisonnant ainsi, je fus cent fois tenté d'élever la voix et de parler à Madeleine; une fois même j'avais déja commencé la première syllabe de son nom, Mad! chose étrange le cœur me battit | l'air dans le corridor pendant quinze ou O puisses-tu, pécheresse inconnue, n'a- -Madeleine, qui, es-tu? oui, moi aussi je t'ai connue, moi aussi j'ai entendu tes chants, et jusqu'à ce jour j'avais ignoré ton nom. vingt minutes; parce qu'il était moins exposé aux regards que celui de Silvio, le secondino y exerçait une surveillance moins sévère. Une fois, cette pauvreinconnue, qui chantait d'une manière si touchante, s'approcha de ma fenêtre, et me dit doucement bonsoir! je lisais, je lève les yeux et je vois une jeune fille qui me parut belle, elle était un peu pâle, son regard était expressif et mélancolique, je répondis, ô bonsoir ! et mon accent signifiait: béni celui qui t'envoie au prison nier délaissé! me? - Qui êtes-vous, pauvre jeune homJe suis ici pour cause politique. - Carbonarisme? Oui. - O mon Dieu! Puis-je vous rendre quelque service? j'ai plus de liberté que vous, vous comprenez? Oh! oui, je voudrais vous prier... - Dites, dites, je le ferai avec plaisir, si je le puis. J'allais dire: apportez-moi un crayon, je ne voulais exposer personne, et cette crainte me retint. Vous vouliez me demander quelque chose..... vous méfiez-vous de moi? m'estimez vous si peu?..... - Non, non, sur mon honneur, poveri! j'étais désolé de lui avoir inspiré un pareil doute, je lui tendis la main à travers les barreaux; elle la prit et la serra. Vous chantez quelquefois, vos chansons sont si belles! je les apprendrais vo - Jamais! en vérité! Dedans, dedans! cria un des secondini; elle ne prit que le temps de me Madeleine était au no 9 du corridor dont j'occupais le no 11. Deux fois la semaine, les femmes venaient prendre | jeter un regard plein de tristesse. Je ne sau chambre, je m'efforçais de considérer toutes choses avec une grossière, une matérielle et cynique sagesse. Cette coupable disposition dura six ou sept jours. rais dire combien son apparition me fut | santais avec ceux qui entraient dans ma douce et cruelle, elle réveilla dans mon ame le souvenir de ma mère, de mes sœurs,...... j'étais plongé depuis deux heures dans cette rêverie lorsque j'entendis une voix qui m'appelait. - Numéro onze, onze, onze. - Qui m'appelle ? C'est la dame du no 9, qui souhaite une bonne nuit au numéro 11. Bonne nuit donc à la dame du no 9, et que Dieu Ja bénisse! Ah! qu'il nous bénisse tous! Je ne la vis plus, parce que la mince faveur de respirer un peu d'air coûtait cinq sous chaque fois; et la pauvre fille ne pouvait peut-être pas les payer. Mais, depuis ce jour-là, chaque soir à huit heures, elle souhaitait au no 11 un peu de patience et une bonne nuit. MARONCELLI. La nuit du 18 au 19 février 1821, je fus enlevé de cette prison, conduit à Venise et installé sous les Plombs, célèbres prisons d'état depuis le temps de la république vénitienne. Là ce calme dont je croyais m'être fait une habitude à Milan m'abandonna tout à coup, et ces jours-là furent pour moi des jours d'enfer; je cessai de prier, je doutai de la justice de Dieu.... La colère est plus immorale, plus coupable qu'on ne le croit généralement; on ne peut rugir du matin au soir, l'ame la plus tourmentée par sa propre fureur a de nécessité ses heures de repos, ces heures se ressentent de l'immoralité de celles qui ont précédé; alors on s'imagine être en paix, cette paix est mauvaise, elle est impie, sauvage, ironique, sans dignité; on rêve le désordre, l'ivresse, la raillerie, voila tout. Je chantais des heures entières, je plai Ma bible était chargée de poussière, un jeune enfant du geôlier me dit en me caressant: - Depuis que monsieur ne lit plus ce bouquin, il me paraît moins triste. - Il te semble?..... Je pris la bible, j'en enlevai la poussière avec mon mouchoir, et l'ayant ouverte sans y penser, mes yeux tombèrent sur ces paroles. Et il dit à ses disciples : il est impossible qu'il n'arrive pas de scandales; mais malheur à celui par qui les scandales arrivent ! il vaudrait mieux pour lui qu'il fut jeté à la mer avec une meule au col que de scandaliser un de ces enfans. Je rougis. - Petit drôle, répondis-je avec tendresse et vivacité, ce livre n'est pas un bouquin et je suis bien plus malheureux depuis que j'ai cessé de le lire, ah! que ne peux-tu juger ma souffrance lorsque je suis seul et que tu m'entends chanter comme un forcené!...... Je t'avais abandonné, mon Dieu! m'écriai-je dès que l'enfant fut parti, tu n'as livré à moi-même, et je suis tombé dans toute l'horreur du désespoir... Je posai la bible sur une chaise, je m'agenouillai pour lire; et moi qui ai tant de peine à pleurer, je fondis en larmes. Lorsque ces combats eurent cessé, je goûtai une paix ineffable; les interrogatoires que me faisait subir la commission, quelque pénibles qu'ils fussent, ne m'entraînaient plus à de longuesanxiétés. Je prenais soin, dans ma position délicate, de ne pas manquer à mes devoirs d'honneur et d'amitié, et je disais : Dieu fasse le reste. Cependant ma solitude devint de plus en plus profonde; les deux enfans du | d'oubli et d'infidélité, pouvais-je me geôlier furent envoyés à l'école; sa femme plaindre si les prospérités de ce monde et sa nièce ne paraissaient plus que pour m'étaient ravies, dussé-je me consumer m'apporter le café, et me laissaient aussidans ma prison, ou périr de mort violente? tốt. Voyant si rarement des créatures humaines, je remarquai quelques fourmis qui venaient sur ma fenêtre, et je les nourris si magnifiquement, qu'elles allèrent chercher une armée de leurs compagnes, et ma fenêtre en fut bientôt remplie. Je m'occupais également d'une belle araignée qui filait sa toile dans ma prison; je la nourrissais de cousins et de moucherons; elle devint familière au point de venir sur mon lit et dans ma main saisir sa proie sur mes doigts. Je résolus, pour m'affermir dans ces pensées, d'écrire tous mes sentimens, après une revue rigoureuse; mais la commission, qui me permettait d'avoir de l'encre et du papier, en comptait les feuilles avec défense d'en distraire aucune, se réservant d'examiner à quel usage je les avais employées. Pour suppléer au papier je polis, avec un morceau de verre, la table grossière que j'avais, et j'y écrivis chaque jour mes longues méditations sur les devoirs de l'homme et sur les miens; ainsi, malgré l'excès de la chaleur, et les insupportables morsures de cousins, je passais des heures quelquefois délicieuses; et, lorsque toute la table était chargée d'écriture, je raclais avec regret ce que j'avais écrit, pour en rendre la surface propre à recevoir de nouveau mes pensées. Mais, prévoyant la possibilité de quelque visite inquisitoriale, j'écrivis en jargon, avec des de lettres qui m' familières, et quand j'entendais ouvrir ma porte, je couvrais la table d'un linge, et j'y mettais l'écritoire ou le cahier officiel. Mais, après quelques vents de mars, les chaleurs arriverent; on ne saurait it croire à quel point l'air s'échauffa dans le gouffre que j'habitais, en plein midi, sous un toit de plomb; la fenêtre donnant sur le toit de Saint-Marc, aussi de plomb, la réverbération était horrible, je suffoquais. À ce supplice si grand venaient se joindre transpositions si grand nombre que j'en Ies cousins en étais couvert. Outre la douleur de leurs piqûres, il fallait sans cesse m'occuper à en diminuer le nombre; et, ne pouvant obtenir qu'on me changeât de chambre, je sentis en moi quelques tentations de suicide. Mais, grâce au Ciel, ces fureurs ne duraient pas, et la religion, continuant à me soutenir, me persuadait que l'homme doit souffrir, et souffrir avec fermeté, et me faisait éprouver dans la douleur la joie virile de ne pas me confesser vaincu, et de tout vaincre. m'étaient très Sur le cahier, j'écrivais des œuvres littéraires : c'est alors que je composai l'Esther d'Engaddie, l'Iginia d'Asti, et les quatre chants intitulés Rosilde, Eligie, Valafrido et Adello. Octobre approchait, on m'établit dans une chambre plus froide, et là j'éprouvai une longue et funeste maladie, dans laquelle l'abattement de mon esprit et de mes forces fut accompagné de terreurs horribles, et d'une exasHomme faible, me disais-je, souffre papération plus grande encore que les précétiemment; si les hommes et les insectes te dentes; mais un matin, après une horrible tuent uniquement par colère et sans droit, crise de coliques violentes et de vomissesache reconnaître en eux les instrumens mens, je me mis au lit et dormis paisibletoi. de la justice divine, et soumets ment jusqu'au soir, et mes frayeurs ne Avec quelle apparence de raison, forcé de revinrent pas. Plein de reconnaissance, je me reconnaître coupable envers Dieu I remerciai Dieu avec affection. Quelle crise s'était opérée en moi? je l'ignore, mais | rello, saisit une occasion de venir dans j'étais guéri. J'appris, à la fin de novembre, qu'un grand nombre de nos compagnons avaient passé le pont des Soupirs; ils étaient dans les prisons criminelles, et quelques-uns d'entre eux condamnés à mort. Au bout d'un mois les sentences de ce premier proces furent rendues publiques, et ces sentences furent commuées en quinze années pour les uns, vingt années pour les autres de carcere duro. Ils devaient subir leur peine dans la citadelle du Spielberg, en Moravie. D'autres, pour dix ans ou moins, devaient être placés dans la forteresse de Labiana. Avait-on usé d'une sorte d'indulgence envers les condamnés du premier procès, parce que leur arrestation avait précédé les décisions publiées contre les sociétés secrètes, et réservait-on pour les autres toutes les rigueurs de la justice? Cette dernière supposition offrait beaucoup de probabilités. J'eus encore la tentation d'échapper au gibet par le suicide; mais quel méríte y at-il, pensai-je, à ne pas se laisser égorger par le bourreau, pour se faire soi-même son propre bourreau ? On sauve son honneur. Eh! n'est-ce pas un enfantillage de croire qu'il y a plus d'honneur à jouer un tour au bourreau qu'à ne pas le faire, lorsqu'après tout force est de mourir? La justesse de ces raisonnemens entra si profondément dans mon esprit, que l'horreur de la mort, et de la mort ainsi faite, s'éloignait complétement de moi. Rendons grâces au Ciel, me dis-je, il me laisse le temps de prévoir la mort, et de m'y préparer. Et je n'eus plus qu'une pensée, c'était de mourir chrétiennement et avec courage. Le 11 février 1822, vers neuf heures du matin, un secóndinó, nommé Tréme ma chambre: Monsieur sait-il que dans l'île Saint-Michel-de-Murano, assez près de Venise, il y a une prison où sont plus de cent carbonari? 10 Oui, vous me l'avez dit; où voulez-vous en venir? Quelques-uns seraientils par hasard condamnés? Partons, répondis-je; et vous, qui êtes vous donc? - Je suis le concierge des prisons de Saint-Michel, où vous allez être transféré Tremerello, me serra furtivement la main; il semblait vouloir me dire, malheureux, c'en est fait de toi! Nous partîmes, et j'entrai dans la gondole en proie à mille sentimens contraires. Je ne sais quel regret de quitter le séjour des Plombs. Le bonheur de me retrouver en plein air, de voir le ciel, les eaux et la cité, non plús tristement encadrés par une triple grille de fer. Le souvenir de la joyeuse gondole qui, dans un temps plus heureux, me portait sur cette même lagunë, le souvenir des gondoles du lac de Côme, des gondoles du lac Majeur, des barques légères du Pô, de celles du Rhône et de la Saône. O riantes années, pour jamais évanouies! oui, j'étais heureux, je n'aurais pas changé mon sort pour celui d'un prince; et d'une si douce destinée, tomber tout à coup au milieu des geoliers, traîné de |