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Cisterna, énorme éboulement en forme de cône renversé qui s'est ou vert au milieu du Piano del Lago. Nous trouvâmes enfin derrière la Montagnuola un abri et les mules qui nous attendaient. Trois heures après, nous étions à Nicolosi, et, tout en remerciant le docteur Gemellaro, nous mettions nos signatures sur son registre au-dessous des noms de Léopold de Buch, d'Élie de Beaumont, de Constant Prévost, d'Adrien de Jussieu. Le soir, nous nous reposions chez Abate, et, devant la table la mieux servie qu'on rencontre en Sicile, nous oubliions nos fatigues pour ne songer qu'aux grands spectacles qui leur avaient servi de récompense.

Quand on a visité l'Etna, on comprend l'énorme puissance des forces mises en jeu dans ce coin du globe; on ne regarde plus comme exagérés les récits de ces éruptions qui ébranlent parfois la Sicile tout entière et font sentir leurs effets jusqu'à Malte et dans les Calabres. Nous allons essayer d'en donner une idée en traçant, d'après Recupero, l'histoire de l'éruption de 1669 (1). Indépendamment de l'intérêt propre que présente cet événement désastreux, nous aurons par là occasion de rappeler quelques faits attestés par une foule de témoins oculaires, et qu'on a peut-être trop oubliés. En parcourant ces pages naïvement écrites par quelque moine ignorant, par quelque curé de village, on est tout surpris de les voir réfuter sans y songer des erreurs accréditées jusque chez les savans de nos capitales, et qui ont trouvé place dans des ouvrages techniques d'ailleurs justement estimés.

Le 8 mars 1669, au point du jour, un ouragan terrible s'éleva tout à coup, souffla pendant une demi-heure environ, ébranla toutes les maisons de Nicolosi, et servit de précurseur aux désastres qui allaient dévaster la contrée. La nuit suivante, la terre se mit à trembler. Les secousses augmentèrent peu à peu de force, et le dimanche les murs commencèrent à crouler. La population de Nicolosi, frappée de terreur, chercha un refuge dans la campagne. Pendant la nuit du lundi, une secousse formidable jeta par terre toutes les maisons du bourg. Le tremblement

(1) Storia naturale e generale dell' Etna del canonico Giuseppe Recupero arrischita di moltissime interressanti annotazioni dal suo nepote tresoriere Agatino Recupero. Catane, 1815. Cet ouvrage, trop peu connu en France, renferme un grand nombre de documens originaux extraits principalement des archives de diverses villes et de plusieurs couvens. Les renseignemens relatifs à l'éruption de 1669 ont été extraits surtout d'un manuscrit conservé à Nicolosi, et dû à un certain don Vincenzo Macri, Capellano della chiesa maggiore di questa terra di Nicolosi. L'auteur raconte dans le plus grand détail et avec un cachet irrécusable de véracité les événemens qu'il a vus et dont il a failli être victime. Recupero a consulté en outre les écrits de onze savans siciliens, une relation laissée par le comte de Winchelsea, ambassadeur d'Angleterre à Constantinople, une autre due au célèbre Borelli. Il a joint ses propres recherches au témoignage de ces auteurs, tous témoins oculaires de ce qu'ils racontaient. Aussi les faits consignés dans son ouvrage nous paraissent-ils offrir toutes les garanties désirables. On comprend d'ailleurs que nous abrégerons le récit de notre chanoine.

de terre devenait d'heure en heure plus violent. Les arbres et les quelques cabanes restées debout oscillaient comme autant de morceaux de bois flottans à la surface d'une mer agitée, et les hommes eux-mêmes, ne pouvant conserver l'équilibre sur ce sol mouvant, trébuchaient et tombaient à chaque ondulation. A ce moment, la terre se fendit sur une longueur de quatre lieues du Piano di San-Lio jusqu'au mont Frumento, un des cônes parasites les plus rapprochés du sommet de l'Etna. Cette fente, dirigée du sud-ouest au nord-est, avait de quatre à six pieds de large; malgré bien des tentatives, on ne put en sonder exactement la profondeur.

Enfin les flammes de l'Etna s'ouvrirent un passage au travers de ce sol battu et rebattu. Une première bouche s'ouvrit à l'ouest du mont Nucilla et lança dans les airs une colonne de sable et de fumée que les habitans de Catane estimèrent s'être élevée à une hauteur de douze cents pieds. Dans l'espace de deux heures, six autres bouches s'ouvrirent, toutes placées à la file l'une de l'autre et dans la même direction que la fente dont nous avons parlé. Une fumée noire et épaisse sortit avec un horrible fracas par ces soupiraux. De nouveaux cratères se formèrent dans le courant de la journée, et, le mardi matin, apparut tout à coup celui qui devait donner naissance aux Monti-Rossi. Il vomit d'abord une épaisse fumée mêlée de scories brûlantes; puis, au bout de quelques heures, on vit sortir de sa bouche une immense quantité de laves qui, formant un courant de près d'une lieue de large sur une hauteur d'environ dix pieds, se dirigèrent droit vers le midi et allèrent heurter le pied du Monpilieri, antique cratère alors tout couvert d'arbres et de gazon. Le fleuve embrasé pénétra ce sol peu solide, se fraya un passage au travers de la montagne et coula pendant quelque temps dans cet aqueduc improvisé; mais bientôt le Monpilieri s'écroula en partie, et la lave, refluant autour de lui, l'entoura comme une île de verdure perdue au milieu des flammes. Sept bouches secondaires s'ouvrirent en même temps autour du cratère principal. D'abord isolées, elles lancèrent dans les airs une énorme quantité de pierres embrasées qui se heurtaient en retombant et joignaient le fracas de leur chute aux effroyables canonnades du volcan. Au bout de trois jours, elles se réunirent en un vaste et horrible gouffre d'environ deux mille cinq cents pieds de circonférence qui, du 11 mars jusqu'au 15 juillet, ne cessa de tonner, de rugir, de lancer des cendres et des scories, de vomir des flots de lave.

Jusqu'à ce moment de l'éruption, le grand cratère était resté aussi complétement inactif que si ses cavernes n'eussent eu aucune communication avec celles du nouveau volcan, quand tout à coup, le 15 mars, vers les dix heures du soir, la montagne entière parut s'ébranler: une gigantesque colonne de fumée noire et de matières ignées s'élança du

sommet; puis, avec un bruit effroyable, la cime s'éboula pièce à pièce dans les abîmes du volcan. Le lendemain, quatre hardis montagnards osèrent tenter l'ascension. Ils trouvèrent la surface du sol déprimée tout autour du cratère. Toutes les crêtes qui l'entouraient auparavant étaient englouties, et l'orifice, dont la circonférence ne dépassait pas d'abord une lieue, avait atteint deux lieues de tour (1).

Cependant le torrent de lave sorti des Monti-Rossi continuait sa course en se dirigeant vers le sud. Ses divers rameaux occupaient une largeur d'une lieue et quart. Chaque jour, de nouvelles ondées de feu liquide venaient recouvrir les matières à demi figées de la veille, élargissaient le lit de ces courans d'abord séparés, et envahissaient les îlots de terrain momentanément épargnés. Déjà les villages de Belpasso, de SanPietro, de Camporotundo, de Misterbianco, étaient presque entièrement détruits; déjà leurs riches territoires avaient disparu sous ces masses incandescentes. Le 4 avril, la lave se montra en vue des murs de Catane et s'étendit dans la campagne des Albanelli. Là, comme pour montrer sa puissance, elle souleva et transporta à une assez grande distance une colline argileuse couverte de champs de blé, puis une vigne qui flotta quelque temps sur les vagues embrasées. Après avoir nivelé quelques inégalités de terrain et détruit plusieurs vignobles, la lave atteignit enfin une vallée large et profonde, appelée la Gurna di Niceto. Dès-lors, les Catanais se crurent sauvés, car ils pensaient que le volcan aurait épuisé ses forces avant d'avoir pu remplir ce vaste bassin. Aussi quelle dut être leur terreur, lorsque, dans le court espace de six heures, ils virent le vallon comblé, et la lave, marchant droit à eux, s'arrêter à un jet de pierre des murailles comme un ennemi qui plante ses tentes devant la forteresse qu'il vient assiéger!

Le 12 avril faillit voir la ruine de Catane. Une coulée de lave, large de près d'une demi-lieue et haute de plus de trente pieds, s'avança directement vers la ville. Heureusement heurtée dans son trajet par un autre courant qui portait à l'ouest, elle se détourna, et, côtoyant les remparts à portée de pistolet, elle dépassa le port et atteignit enfin la mer le 23 avril. Alors commença entre l'eau et le feu un combat dont chacun peut se faire une idée, mais que semblent renoncer à décrire ceux-là même qui furent témoins de ces terribles scènes. La lave, refroidie à sa base par le contact de l'eau, présentait un front perpendiculaire de quatorze à quinze cents mètres d'étendue, de trente à quarante pieds d'élévation, et s'avançait lentement, charriant comme autant de glaçons d'énormes blocs solidifiés, mais encore rouges de feu. En atteignant l'extrémité de cette espèce de chaussée mobile, ces blocs tombaient dans la mer, la comblaient peu à peu, et la masse fluide

(1) Il y a probablement un peu d'exagération dans ces mesures données par Recupero.

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avançait d'autant. A ce contact brûlant, d'énormes masses d'eau, réduites en vapeur, s'élevaient avec d'affreux sifflemens, cachaient le soleil sous d'épais nuages et retombaient en pluie salée sur toute la contrée voisine. En quelques jours, la lave avait reculé d'environ trois cents mètres les limites de la plage.

Cependant de nouveaux affluens venaient continuellement grossir le fleuve embrasé, dont le courant sans cesse élargi avait atteint les remparts de Catane. Le flot montait chaque jour et touchait au sommet des murailles. Celles-ci ne purent supporter long-temps cette énorme pression. Le 30 avril, quarante mètres de mur environ furent renversés, et la lave entra par cette brèche (1). Les quartiers envahis étaient les plus élevés, et Catane semblait vouée à une destruction inévitable, quand elle fut sauvée par l'énergie de trois hommes, qui tentèrent de lutter contre le volcan. Le docteur Saverio Musmeci et le peintre Giacinto Platania eurent l'idée de construire des murs en pierres sèches, qui, placés obliquement en avant du courant, devaient en changer la direction. Ce moyen réussit en partie; mais le frère don Diego Pappalardo en imagina un autre, dont l'exécution devait avoir un résultat plus sûr encore. Les coulées de laves s'encaissent d'ellesmêmes dans une sorte de canal solide, formé de blocs refroidis et soudés les uns aux autres. La matière fondue, protégée par cette espèce d'enveloppe, conserve sa fluidité et va au loin porter ses ravages. Don Pappalardo pensa qu'en abattant ces digues naturelles sur un point bien choisi, il ouvrirait une voie nouvelle aux flots embrasés et tarirait le torrent à sa source même. Suivi d'une centaine d'hommes alertes et vigoureux, il attaqua la coulée, non loin du cratère, à coups de marteau, de massue.... La chaleur était si violente, que chaque travailleur pouvait à peine frapper deux ou trois coups de suite et s'écartait aussitôt pour respirer. Cependant, en s'aidant de crampons en fer, ils parvinrent à démolir une portion de la digue, et, conformément aux prévisions de Pappalardo, la lave s'épancha par cette ouverture. Mais le nouveau courant se portait sur Paterno. Les habitans de cette dernière ville, craignant de voir détourner sur eux le fléau qui menaçait Catane, marchèrent en armes contre Pappalardo et le contraignirent à fuir avec ses braves ouvriers. Toutefois, grace à l'heureuse diversion déjà opérée, la lave n'avait pu envahir toute la ville, et, le 8 mai, elle s'arrêta, après avoir brûlé trois cents maisons, quelques palais, quelques

(1) Ici nous croyons devoir citer le texte de l'auteur: « Resistettero infatti le mura al fuoco e al pese del torrente, ma un tale ostacolo non servi che a gonfiarlo, fintantoche prevalendo col suo peso alla forza resistente di esse mura, venne finalmente il giorno 30 di aprile a rovesciare venticinque canne di muro, a sulle ore sedici comincio ad introdursi nella citta per quelle braccia. (Rom. Agatino cité par Recupero dans l'Histoire générale de l'Etna.)

églises et le jardin des bénédictins (1). Le 13 du même mois, un petit torrent franchit le rempart au sud de la ville, près de l'église della Palma. Un mur en pierres sèches, construit à la hâte, suffit pour l'arrêter. Les Catanais furent moins heureux quelques jours après. Un nouveau courant envahit le château, combla ses fossés et atteignit bientôt le niveau des remparts. Une digue fut aussitôt construite pour l'arrêter; mais, le 11 juin, la lave franchit la muraille et se dirigea, à travers la ville, vers le couvent des pères di Monte-Santo. Là, on lui opposa une nouvelle barrière qui réussit à l'arrêter, et préserva ainsi un des plus beaux quartiers de Catane. A dater de cette époque, les laves ne menacèrent plus la cité et allèrent se jeter directement dans la mer. L'éruption continua quelque temps encore, et le comte de Winchelsea nous apprend que les cendres tombaient à Catane et dans la mer à dix lieues de distance, au point qu'il en avait mal aux yeux. Toutefois la violence du volcan s'épuisait. Après le 15 juillet, il paraît s'être borné à rejeter les cendres, les scories et les fragmens de lave qui obstruèrent bientôt le fond du cratère et fermèrent les bouches qui, pendant quatre mois et demi, avaient vomi la terreur et la dévastation.

Telle fut cette éruption si tristement célèbre, qui couvrit cinq à six lieues carrées d'une couche de lave épaisse sur certains points de près de cent pieds, qui menaça d'anéantir Catane et détruisit les habitations de vingt-sept mille personnes (2). On retrouve encore aujourd'hui à la surface du sol la trace de ces terribles phénomènes accomplis depuis près de deux siècles. Nous avons essayé plus haut de décrire la cheire qui part des Monti-Rossi. Si le temps nous l'eût permis, nous aurions pu retrouver encore, comme l'avait fait Recupero, les quinze bouches accessoires qui jalonnent sur un espace d'environ quatorze cents mètres la direction des forces souterraines; nous aurions pu pénétrer dans la partie supérieure de cette fente formidable d'où sortit l'énorme quantité de sable qui ensevelit près d'une lieue carrée sous une couche de trois à quatre pieds de haut, et sema la stérilité jusque dans les Calabres; nous aurions pu descendre dans cette grotta dei Palombi que, grace à M. Mario Gemellaro, on peut aujourd'hui explorer jusqu'à une profondeur de plus de deux cents pieds, et contempler dans cette crevasse un des orifices encore béans produits par le disloquement des antiques couches; mais, sans quitter l'enceinte de Catane, nous avons

(1) « Frattanto pero, agli otto di maggio si estiva affatto il torrente, che si era introdotto nella citta dopo di avere bruciate trecento case, pochi palagi, alcune chiese, ed il giardino dei Benedettini, ed avendo pure investito le muro del monastero e della chiesa. >> (Recupero, Histoire générale de l'Etna.) Le jardin actuel des bénédictins a été planté sur des terres apportées à grands frais pour couvrir cette lave, qui s'élève aujourd'hui comme un mur irrégulier à quelques pieds seulement des murs de ce monastère, sans contredit le plus beau monument de Catane.

(2) Relation du com e de Winchelsea, citée par Recupero.

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