VALPARAISO ET LA SOCIÉTÉ CHILIENNE. I. Si l'on n'a pas connu les fatigues, les ennuis de la traversée du cap Horn, il faut renoncer à comprendre le charme mystérieux qui s'attache, pour le voyageur impatient et attristé, à ce doux nom de Valparaiso, sans cesse répété comme une consolation, comme un espoir, à travers les périlleux hasards d'une navigation contrariée par les vents. Que de fois, battus par une mer furibonde, nous mesurâmes tristement sur la carte marine l'espace qui nous séparait du port! Que de semaines froides et tourmentées nous passâmes dans cette pénible attente! Toujours d'étourdissans roulis, toujours un ciel morne où des nuages gris fuyaient comme un troupeau effaré sous le fouet du vent. Enfin le changement de latitude vint apporter quelque soulagement à cette souffrance quotidienne. La mer cessa de battre en brèche les flancs du navire, les jours redevinrent tièdes et limpides, les nuits reprirent leur parure d'étoiles. Un soir, dans les profondeurs de l'horizon, nous vîmes apparaître la silhouette incertaine d'une côte; bientôt un phare montra dans la brume sa lueur sanglante, et, quand vint le jour, une vigie signala Valparaiso sous un rayon de soleil. Il faut le dire, nous éprouvâmes ici l'une de ces déceptions qui ne font guère défaut durant un long voyage. Dans notre mémoire, plus fidèle aux prospérités qu'aux tristesses, les parages maudits du cap Horn tenaient peu de place; en revanche, notre pensée s'était reportée vers le Brésil, et, sous l'impression de ces éclatans souvenirs, nous nous mîmes à demander compte à Valparaiso (Valle Paraiso) (1) du fallacieux prestige de son nom. Nous n'examinerons pas si les premiers navigateurs, après avoir échappé aux périls des océans, surent mieux que nous apprécier ce point abrupt de la côte d'Amérique, ou s'ils voulurent attacher à cette terre un témoignage impérissable des vertus hospitalières en honneur chez les Indiens; nous ne nous arrêterons pas davantage à l'opinion, sans doute erronée, qui, s'appuyant sur une similitude de consonnances, fait dériver Valparaiso de valde paraiso (vain paradis): il vaut mieux esquisser fidèlement le tableau que nous avions sous les yeux, afin de mettre sur leurs gardes les voyageurs qui, comme nous, ne soupçonneraient pas jusqu'où peut aller, dans certains noms, l'ironie de l'antiphrase. Quand nous fûmes à l'entrée de la baie demi-circulaire de Valparaiso, notre regard interrogea la côte, puis les hauteurs, cherchant avec avidité une végétation absente. Au sud, des falaises sortaient perpendiculairement de la mer; à l'est, une chaîne de collines pelées s'éloignait graduellement du rivage en inclinant vers le nord-ouest sa croupe onduleuse et monotone; plus loin, dans la même direction, derrière un amphithéâtre de montagnes, la cordilière des Andes dressait vers le ciel un entassement de pics neigeux. Des cactus, des arbrisseaux épineux, grêles, disgraciés, qui semblaient croître à regret, mouchetaient de leur vert sombre les hauteurs voisines et ajoutaient encore à l'aspect désolé du paysage. Sur le rivage s'étendait la ville toute couverte de poussière; l'une de ses extrémités escaladait trois collines ou cerros, l'autre se développait à l'aise dans la plaine. Une rue étranglée serpentait à la base de la montagne, établissant, comme une artère, la circulation entre la ville haute et la ville basse. Enfin parmi toute sorte de constructions, dont les teintes grises et rouges se confondaient avec celles du sol, deux monumens neufs étalaient des murs d'une blancheur immaculée; le soleil faisait étinceler sur le premier une croix, c'était l'église; un caducée surmontait le second, c'était la douane. Un canot se rendait à terre; nous nous y précipitâmes avec cette impatience fiévreuse à laquelle on est toujours en proie après une longue navigation. Nous passâmes au milieu d'une foule de navires marchands qui, venus là de tous les points du monde, chacun paré de ses couleurs nationales, croisaient en un réseau inextricable leurs mâts, leurs vergues et leurs chevelures de cordages, et nous débarquâmes sur un môle de bois, construit en forme de flèche pour mieux résister à la houle que (1) Vallée du Paradis. le vent du nord pousse au rivage. La place de la douane, ouverte du côté de la mer, présente cette activité, cette agitation bruyante qui dénote d'importantes et nombreuses transactions commerciales: ce ne sont que piles de ballots sanglés et plombés, futailles de toute forme et de toute grandeur, vastes caisses étrangement peintes et semées de caractères baroques, œuvre laborieuse d'un pinceau chinois. Les travailleurs, semblables à des fourmis, circulent à travers ces marchandises qui s'amoncèlent, puis s'éparpillent sur des charrettes tirées à bras, sur des civières, et vont se perdre dans les profondeurs de l'entrepôt. A peine débarqué, on peut déjà se faire une idée des costumes du peuple au Chili. Les hommes portent le poncho national; c'est une pièce d'étoffe de laine carrée, au centre de laquelle on pratique une ouverture assez large pour laisser passer la tête. Ce vêtement, qui se met comme une dalmatique, est rayé de couleurs éclatantes, ou seulement orné d'une guirlande de fleurs disposée en bordure. Un chapeau de paille, dont le fond se termine en pain de sucre et dont les bords offrent peu de saillie, un grossier pantalon de toile, complètent cet accoutrement. Le costume des femmes, à défaut d'une coupe originale, se distingue par les plus téméraires oppositions de couleurs. Un châle de laine écarlate, bleu de ciel ou rose tendre, 'surmonte d'ordinaire un jupon d'indienne rayée ou fleurie; nous disons surmonte, parce que le châle se porte d'une façon toute particulière : on le drape avec grace autour du buste en rejetant par-dessus l'épaule ses longues pointes, qui pendent sur le dos et ne descendent pas jusqu'au jupon. La Chilena sort toujours en cheveux; une raie blanche comme l'ivoire sépare en deux parties sa magnifique chevelure noire, dont elle laisse flotter les tresses démesurées. Il suffit souvent d'une promenade à travers une ville pour connaître le caractère et les mœurs des habitans. Avant de suivre le Chileno dans l'intimité de sa vie domestique, commençons donc par l'observer hors de chez lui et comme au passage, en parcourant les rues de Valparaiso. La ville, nous l'avons dit, se divise en deux parties distinctes. Celle qui borde la rade de commerce et s'élève en amphithéâtre sur trois cerros s'appelle el Puerto; l'autre partie, ou l'extrémité occidentale de la ville, couvre une plaine que l'on nomme l'Almendral (lieu des amandiers). La hauteur inégale des trois cerros du Puerto les a fait baptiser de noms anglais, qui signifient hune de misaine, grand'hune et hune d'artimon. Les étrangers ne les connaissent guère que sous cette désignation hérétique, et ignorent pour la plupart leurs véritables noms chrétiens de San-Francisco, San-Augustin et San-Antonio. C'est au Puerto que la ville se montre sous un de ses plus étranges et de ses plus sinistres aspects. Entre les trois cerros s'étendent des ravins nommés quebradas. Rien n'est plus misérable que les habitations entassées dans ces quebradas, rides profondes de la montagne, où fermentent toutes sortes de débris impurs. Les maisons, basses et hideuses, collées par un côté au sol, soutenues par l'autre sur des pieux disposés en béquilles, grimpent désordonnées, sans souci du voisinage. Ici une porte s'ouvre sur un toit; une cheminée vomit des torrens de fumée noire dans une fenêtre ouverte; là, des cordes tendues supportent des haillons, d'affreuses guenilles; enfin des sentiers tortueux, rompus et seulement indiqués par l'usage, quelques planches étroites et vacillantes, conduisent à certains bouges où les chauves-souris et les lazzaroni de Valparaiso peuvent seuls pénétrer la nuit. Cette partie de la ville est pourtant l'eldorado des matelots étrangers. Il y a peu d'années encore, l'orgie débraillée y hurlait sans crainte, car la police montrait à l'endroit des quebradas une extrême circonspection; plus d'un cadavre retrouvé au fond des ravins lui avait appris ce qu'il en coûtait de vouloir soumettre ces quartiers maudits à l'action de la force publique. Quant aux matelots, ce qui les entraîne vers les quebradas, est-il besoin de le dire? Partout où il existe une ouverture, porte ou fenêtre, on peut apercevoir, assise sur le seuil de l'une, accroupie sur la devanture de l'autre, quelque niña au visage frais et souriant, dont la noire chevelure, ornée de fleurs, descend en flots abondans sur une épaule d'un galbe parfait, puis au second plan, dans l'ombre, une vieille femme ou plutôt une sorcière, au teint hâve, au profil grimaçant, mâchant sans relâche quelque bout de cigare éteint. Une œillade de la jeune fille, un salut de la vieille, accompagnés de cette formule hospitalière : La casa a la disposicion de usted, attirent le matelot dans un antre plus dangereux que celui des sirènes; les rôles d'équipage constatent ce fait en ajoutant aux noms des victimes pour tout commentaire ces quelques mots : Déserté à Valparaiso. Parmi les cerros qui s'élèvent dans le Puerto, deux méritent surtout de nous arrêter. Tous deux sont couverts de fleurs et d'habitations silencieuses. Une société à part vit sur le premier, qu'on nomme el Cerro alegre; le second, nécropole de Valparaiso, s'appelle le Panthéon. A peine a-t-on fait dix pas sur le Cerro alegre, qu'on reconnaît aux maisons coquettement peintes, aux parterres embaumés, aux sentiers bordés de verdure, cet amour de l'ordre et du comfortable qui distingue partout les enfans d'Albion. Ici des habitations assez basses pour braver les coups de vent, assez solides pour résister aux tremblemens de terre, recèlent un certain nombre de familles qui ont en quelque sorte transporté la patrie sur le sol de l'Amérique. Ces familles trouvent en ellesmêmes assez de ressources pour former des réunions où les étrangers sont rarement admis. Les joies et les fêtes de Valparaiso retentissent à peine jusqu'au sein de cette paisible colonie; des intérêts commerciaux nombreux et puissans la rattachent seuls à la ville qui bruit au pied de sa montagne. Le Panthéon de Valparaiso n'est point, comme on pourrait le croire, un lieu de sépulture exclusivement réservé aux citoyens illustres : c'est tout simplement un cimetière où la ville dépose ses morts les plus vulgaires, en faisant payer pour les uns un certain droit d'inhumation, en jetant les autres dans des fosses communes, près de la place réservée aux protestans. La porte principale du Panthéon est surmontée d'une petite tour et flanquée de deux galeries basses. Ces constructions remplissent un côté du rectangle qui limite le champ mortuaire, et la façade véritable se trouve à l'intérieur. Dès l'entrée, une atmosphère chargée d'émanations suaves surprend et réjouit l'odorat. La rade azurée apparaît, couverte de navires et sillonnée de barquettes; puis, à travers une rumeur confuse, l'oreille charmée distingue le chant joyeux des travailleurs et la plainte incessante des flots. Rien n'est moins funèbre que ce cimetière pimpant et fleuri, où gazouille, voltige et folâtre tout un monde d'oiseaux, de papillons et d'insectes. Les sentiers, sablés et ratissés avec soin, séparent des plates-bandes couvertes de tombes coquettes, montrant leur robe blanche sous les rosiers et les chèvrefeuilles; des rameaux vagabonds couronnent les urnes cinéraires, des guirlandes sont suspendues aux bras des croix. Le cyprès, l'if au feuillage sombre, le saule aux rameaux éplorés, semblent bannis de ce parterre, où les rosiers festonnent les marbres, auxquels ils ont à regret cédé une place. Au milieu de l'allée principale, un cadran solaire, muni d'un canon de cuivre, semble marquer ironiquement les heures de l'éternité. Du Panthéon, on redescend, par une quebrada tortueuse, à la place de la douane, station ordinaire des fiacres-omnibus, qui parcourent Valparaiso d'un bout à l'autre. Deux rues pavées de galets à la pointe dure et tranchante conduisent à l'Almendral; l'une borde le rivage, l'autre avoisine la montagne. Dans cette dernière, certaines maisons peu séduisantes ont la prétention d'être bâties à la française, c'est-à-dire sans galeries extérieures; d'autres ont deux étages, ce qui est presque une témérité sur un sol si fréquemment agité par les tremblemens de terre. L'espace laissé libre entre la mer et les cerros va se rétrécissant peu à peu, et les deux rues, qui se rejoignent comme les branches d'une fourche vers le manche, n'en forment plus qu'une seule bordée de constructions basses. Ici plus de galets, mais en revanche une poussière dans laquelle on enfonce jusqu'aux chevilles; chaque voiture, chaque cavalier qui passe, la soulèvent en tourbillons, et si, par malheur, vous êtes devancé par un de ces chariots primitifs dont les roues pleines gémissent sur tous les tons, votre infortune est complète; il faut vous résigner à marcher enveloppé dans un nuage et torturé par les cinq sens à la fois. |