Images de page
PDF
ePub
[ocr errors][ocr errors][merged small][merged small]

SOUVENIRS

D'UN NATURALISTE.

Les Côtes de Sicile.

V.

L'ETNA.

Depuis notre départ de Milazzo, nous n'avions pour ainsi dire pas perdu de vue le sommet de l'Etna, encore fumant de l'éruption de 1843. A Giardini, nous avions embrassé du regard toute la partie orientale du volcan et rencontré la première coulée de lave, celle qui, trois cent quatre-vingt-seize ans avant l'ère chrétienne (1), vint, à six lieues du cratère, former la pointe de Schiso. Souvent nous avions vu la fu- mée qui s'échappait du cône refléter, pendant la nuit, la teinte rou-geâtre des feux souterrains; souvent aussi un grondement sourd, mais d'une incroyable puissance, était venu frapper nos oreilles comme une menace ou un appel lointain. En côtoyant, sur une étendue d'environ douze lieues, le rivage qui sépare Taormine de Catane, nous avions à chaque pas reconnu l'action des forces volcaniques. Roches, vases ou sables, tout ce qui forme cette côte n'a pas d'autre origine. Partout ar

-

(1) Historical and topographical map of the eruptions of Etna from the era, of the Sicani to the present time (1824), by Joseph Gemellaro. Ce plan est accom→ pagné d'une légende écrite en anglais et en italien.

Σ

rive,jusqu'à la mer; le tuf-de l'Etna, résultant des éruptions qui datent de la période géologique actuelle. Quelques coulées de laves modernes atteignent aussi le rivage, tranchent, par leur teinte noire, sur la couleur grisâtre du fond, et parfois se superposent les unes aux autres, comme à Aci Reale, dont la Scalazza est formée de sept assises distinctes. Parfois aussi des roches éruptives, dont l'origine remonte à des âges géologiques plus reculés, viennent attirer les regards. Les basaltes du capo Mulini, ceux de Castello d'Aci, ceux des Fariglioni ou îles des Cyclopes, sont là pour attester que, de tout temps, cette portion de la Sicile a été le théâtre des plus redoutables phénomènes.

Catane est la digne capitale d'une terre si cruellement privilégiée. Bien que séparée du grand cratère, centre d'action des feux souterrains, par une distance d'environ huit lieues à vol d'oiseau, cette ville semble être un produit immédiat du volcan. Resserrée entre quatre coulées d'âges différens, c'est avec la lave qu'elle a bâti ses maisons et pavé ses rues. C'est dans la lave qu'elle enfonce les fondemens de ses édifices; c'est en traversant des bancs de lave qu'elle atteint les sources qui l'alimentent. Le feu liquide a comblé ses ports, brûlé ses jardins, enfoncé ses murailles, enseveli des quartiers entiers. Puis les tremblemens de terre ont renversé ce qu'avaient épargné les laves, et toujours Catane s'est relevée du milieu des décombres, élargissant davantage. ses grandes rues tirées au cordeau, élevant plus haut encore ses palais, ses couvens et ses églises. Pourtant elle n'a pu faire disparaître entiè→ rement les traces de ces catastrophes, et, en abordant sur ce sol tant de fois bouleversé, nous pûmes commencer sur-le-champ les observations géologiques qui allaient remplacer pendant quelques jours les études de zoologie.

La petite anse qui forme aujourd'hui le port de Catane ne ressemble guère à cette magnifique rade chantée par les poètes de l'antiquité, qui s'enfonçait à près d'une lieue dans les terres, jusqu'aux collines de Licatia, et ouvrait aux navires son large bassin protégé par une île (1). Le port d'Ulysse n'existe plus depuis bien des siècles. Cent vingt-quatre ans avant notre ère, un courant de lave, sorti de terre à deux lieues de la ville, inonda toute la campagne à l'est de Catane, combla le port, dé(1) Portus ab accessu ventorum immotus et ingens Ipse, sed horrificis juxta tonat Etna ruinis. (VIRGILE.)

On trouve tous les jours encore des preuves de l'existence de cette ancienne plage. Dans toute la banlieue placée à l'orient de Catane, dans toute la partie de la ville com→ prise entre le Bourg et le quartier de la Cité, les puits traversent une épaisse couche de lave et atteignent un banc d'argile ou de sable parfois mélangé de galets, où l'on rencontre un grand nombre de coquilles appartenant aux mêmes mollusques qui vivent encore aujourd'hui dans le port et le long des rivages voisins. On y a même découvert des fragmens de bois.

passa le rivage et changea cette grève, d'un accès facile et sûr, en une falaise inabordable. Quatorze cents ans après, en 1381, une autre coulée suivit à peu près la même direction, détruisit les riches plantations d'oliviers qui avaient poussé sur la vieille lave, et vint, à une lieue de Catane, étreindre de ses derniers rameaux le petit port d'Ognina. Deux autres coulées, à peu près parallèles aux précédentes, cernent la ville à l'ouest et au nord. L'une remonte à l'année 527 avant l'ère chrétienne, Elle est de peu d'étendue et vient se terminer dans le port même. L'autre remonte seulement à l'année 1669, date bien connue de tout Sicilien et qui rappelle une des plus formidables éruptions dont les hommes aient conservé le souvenir. Cette dernière, après avoir abattu un large pan de mur, a pénétré dans la ville et poussé jusqu'au cœur des quartiers populeux les masses de lave qu'on exploite aujourd'hui comme autant de carrières.

Catane est placée à l'extrémité méridionale du massif qui a pour centre le cône du cratère, et qui occupe presque en entier une vaste plaine à peu près circulaire, bornée à l'est par la mer, au sud par le Piano di Catania, à l'ouest et au nord par de hautes montagnes de grès ou de calcaire. Un rameau détaché de cette chaîne s'avance vers l'Etna et s'enfonce bientôt sous le tuf volcanique. Ce point de partage des eaux pluviales donne naissance à deux petits fleuves, l'Onobola et le Simète, qui contournent la base du volcan, en marquent presque exactement les limites, et, en se jetant dans la mer, transforment en une véritable presqu'île ce foyer toujours brûlant (1). Seul, isolé au milieu de ses domaines si nettement déterminés, l'Etna présente la forme d'une pyramide de plus de dix mille pieds de hauteur (2), de dix à quinze lieues de diamètre à sa base. Cette vaste étendue, la facilité avec laquelle on embrasse l'ensemble du massif, donnent à l'Etna un aspect bien différent de celui qu'on pourrait attendre. Cet aspect n'a rien de menaçant,

(1) Le point de partage des eaux du Simète et de l'Onobala est élevé de 2832 pieds au-dessus du niveau de la mer. Geognostische Beobachtungen gesammelt auf einer Reise durch Italien und Sicilien, in den Jahren 1830, bis 1832, von Friedrich Hoffmann. (Archiv fur Mineralogie, Geognosie... 1839.)

(2) La hauteur absolue de l'Etna varie avec celle du cône qui le termine, et, comme celui-ci est modifié à chaque éruption, on voit qu'il est nécessaire de prendre à chaque fois de nouvelles mesures. Deux savans anglais, employant des moyens très différens, ont obtenu, pour la hauteur de la cime la plus élevée avant 1832, des chiffres qui ne diffèrent que d'une seule unité. M. Smyth, par des opérations trigonométriques, a trouvé 3314 mètres; M. Herschel, par des observations barométriques, 3313 mètres. On voit que la moyenne des deux résultats serait 3313,5 mètres, ou environ 10219 pieds; mais le sommet qui a donné ces résultats n'existe plus aujourd'hui, et l'on peut croire que la hauteur actuelle égale tout au plus celle d'un autre point du cratère qui, mesurée par les mêmes savans, s'était trouvée de 14 mètres moins élevée que la première. Ainsi la hauteur de l'Etna au moment de notre ascension devait être à peu près de 3300 mètres (10175 pieds environ).

rien d'abrupt. En suivant de l'œil ces belles lignes si largement développées, qui semblent s'élever en pentes douces jusqu'au point culminant, on se demande si c'est bien là le profil de cet Etna que Pindare appelait la colonne du ciel. On traite de mensonges les récits des voyageurs; on se promet d'atteindre sans fatigue ce sommet si peu élevé en apparence au-dessus de l'horizon, et l'expérience est réellement néces saire pour rectifier cette erreur (1).

Les pentes dont nous parlons sont d'ailleurs variables, et la ligne qui en résulte présente par conséquent des brisures faciles à reconnaître même à la vue simple. M. de Beaumont a le premier appelé l'attention des géologues sur ce fait très important à connaître pour quiconque veut se rendre compte de la formation de l'Etna. Le pourtour du volcan forme un cercle irrégulier de trente-huit lieues d'étendue environ. Une falaise plus ou moins prononcée le sépare presque partout de la plaine environnante. Au-dessus de cette falaise, qui marque les limites propres du volcan, s'étend une sorte de plateau ou de terre-plein bombé qui s'élève de tous côtés vers la montagne par une pente insensible de deux à trois degrés. Cette espèce de socle porte un cône surbaissé qui forme les talus latéraux de l'Etna, et dont la pente assez régulière est de sept à huit degrés. Ces talus latéraux aboutissent à la gibbosité centrale, au Mongibello des Siciliens, dont la partie la plus élevée se termine par un petit plateau incliné appelé le Piano del Lago, qui lui-même est dominé par le cône terminal où est creusé le grand cratère. Du Piano del Lago se détachent à l'est deux crêtes étroites presque tranchantes qui font partie de la gibbosité centrale et embrassent comme deux bras une grande vallée connue sous le nom de Val del Bove. Les parois intérieurs de cette vallée sont souvent taillées à pic. Les parois extérieures présentent

(1) M. Élie de Beaumont a fidèlement reproduit cet aspect dans les planches qui accompagnent un travail auquel nous ferons de nombreux emprunts, et dans le plan en relief si curieux qu'il a modelé d'après ses propres observations. On retrouve aussi ce caractère général de l'Etna dans les livraisons déjà parues du magnifique ouvrage de M. Sartorius de Waltershausen, géologue allemand, qui a consacré six années entières à l'étude de ce volcan, et qui publie en ce moment une carte minutieusement détaillée, accompagnée de dessins d'une grande fidélité. La différence qui existe pour les pentes entre la réalité et l'estimation, faite même par l'œil le plus exercé, tient à une illusion d'opstique. Nous nous exagérons toujours l'inclinaison des talus que nous avons à gravir. M. de Beaumont, dans son mémoire, a mis ce fait en évidence en dressant le tableau d'un grand nombre de pentes mesurées exactement. Nous ne citerons ici que quelques exemples propres à donner au lecteur une idée de ces résultats. La rue de la Montagne SainteGeneviève, la plus escarpée peut-être de tout Paris, n'a que 6 degrés de pente dans les passages les plus rapides. Les chemins de 10 degrés et demi deviennent impraticables pour les charrettes. Les mulets chargés ne peuvent gravir une pente de plus de 29 degrés. Les moutons ne peuvent plus atteindre les gazons inclinés de 50 degrés, et une pente de 55 degrés est absolument inaccessible. (Recherches sur la structure et sur l'origine de l'Etna, par M. L. Élie de Beaumont, ingénieur en chef des mines.)

« PrécédentContinuer »